Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise IV/Dessein VII

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DESSEIN SEPTIESME.


Les fleurs que Caualiree repreſenta à Caliambe auſſi belles que quand elle les luy donna. Le moyen de les conſeruer telles. Raiſon, vertu & ſon Taliſman. Diſcours de l’Hermite ſur la vie ſolitaire.



L reſte des artifices ſe preparoit pour la gratification de l’Empereur qui eſtoit dās le labyrinthe : Et cependant les Dames & Seigneurs paſſoient le temps aux plaiſirs qui s’offroient. Et comme Caliambe & Caualiree diſputoiēt de leur affection, chacun d’eux deux diſant que l’honneur luy en appartenoit, ce que la conſtance & fermeté de leur cœur leur teſmoignoit. Caualiree qui cedera à ſa belle tout ce qu’il luy plaira, ne veut point eſtre vaincu en ceſte douce guerre, & pour le faire paroiſtre, & que le prix luy appartenoit, il tira vn mouchoir où eſtoient enueloppees quelques fleurs que la belle luy auoit donnees au commencement de leur amitié, & les luy repreſenta auſſi viues qu’elles les luy auoit baillees : Elle les recognut fort bien, & aduoüa que c’eſtoient les meſmes : Auſſi il luy dict que c’eſtoit le ſymbole ſacré de la verité de ſa perſeuerance, en quoy il vouloit touſiours taſcher d’eſtre accomply, Le ſage Sarmedoxe qui les oyoit, pria le Prince de diſcourir en ſi bonne cōpagnie de ce bel effet, & de communiquer le moyen dont il auoit vſé en la conſeruatiō de ces fleurs. Cavaliree. Les beaux ſecrets ne doiuent point eſtre celez aux belles ames, & pource ie le diray librement & ſurtout à vous, Belle, qui dominez ſur mon cœur : Il faut prendre la ſeue naturelle de la racine de chaque ſuiet, lors que ſon propre ſigne eſt en vigueur, & en tirer l’eſſence par impreſſiö de faculté, & puis prendre du vegetant le ſpecific tout entier, de cela on imbibe les fleurs, qui ont par le pied ſuccé la primitiue eſſence, ayans eſté ainſi repaſſees les faut laiſſer ſecher à l’ombre, & elles ſeront capables de durer vn ſiecle, ſi on reitere cet œuure pluſieurs fois, à cauſe que la reiteration multiplie la vertu qui s’y empraint fixement. Sarmedoxe. Le plaiſir que l’on trouue en exerçant ces belles recherches, eſt ſi grand qu’il peut eſtre appellé l’vnique, & dont les mortels ſe priuent cōme de tout autre contentement par les malignes poſitions, par leſquelles ils troublent le repos de tout le monde auec le leur : Et ie puis dire par raiſon qu’il n’y a endroit au monde où les mauuaiſes conditions ayent moins de domination qu’ē ce lieu auquel chacun a pour guide la Raiſon, il n’y ſeroit pas retenu ains en ſeroit honteuſement chaſſé : car il n’y demeure que ce qui eſt raiſonnable : Le Taliſman qui eſt ſur le portal, faict preuue de la bonté ou mauuaiſtie de chacun, ſi on y prend garde, parce qu’il faict diſcerner les vicieux, d’entre les vertueux : Si le vicieux le regarde, il eſt terni : car il ne peut ſouffrir le venin du vice : ſi le vertueux ſ’y mire, il ſe tiēt ſplendide & net : Les Dames le peuuēt mieux diſcerner, auſſi Ortofee en eſt la ſecretaire, ceſte eſpreuue eſt cauſe qu’il ne hante icy que des Dames d’honneur qui peuuent y conuerſer en toute franchiſe, pour y reſpirer & reſentir les doux effects de l’Amour pudique, à l’exaltatiō des beaux cœurs qu’vn ſainct zele anime & à l’extirpation des vicieux qui periront honteuſement bannis de cét enclos ſacré, hors duquel ils ſe ruyneront en l’horreur de leurs mauuaiſes concupiſcences. Il diſoit encor & nous l’eſcoutions auec des oreilles bien nettes, que la porte fut ouuerte : pluſieurs cuydoient que ce fut l’Empereur qui à ce que iugeoit Gnoriſe eſtoit aſſez loin encor, c’eſtoit l’ancien Hermite qui venoit voir ce dernier plaiſir, car comme il nous auoit raconté il ſ’eſtoit determiné d’attendre ſon changement, & me reſiner ſa place ſous le bon plaiſir du Roy, ce qui auoit eſté ratifié & auant que ſe releguer en ſa cellule de recluſion deſiroit ſauourer les delices communes aux beaux eſprits ; Eſtant entré le Roy luy cōmanda de ſ’approcher de luy, & le fit ſeoir au banc d’enuiron le ſiege Royal. Alors le Roy ſans faire ſemblant de ce qui ſ’eſtoit paſſé l’autre fois, pource qu’il y en auoit icy auſquels on ne doit encor reueler les myſteres abſtrus, miſt en propos le bon homme ſur l’excellence de la vie d’Hermite, luy demandant pourquoyil l’auoit choiſie : le bon homme qui ſçait cacher ce qu’il faut tenir ſecret & manifeſter les paroles qui ſont propres à contenter le monde, luy diſt, Sire Nos ſeules affections nous conduiſent, & ſelon qu’elles ſont nettes, nous fourniſſent de beaux deſſeins : Mais il faut que la reigle raiſonnable y ſoit, car autrement en voulant imiter ceſte action du tout ſaincte, & vertueuſe, on ſent vne contrarieté qui contriſte le genie & renuerſant les imaginations faict choir en des extrauagances melancholiques. Mais il faut fuir ceſte piteuſe reſolution, & ayant des deſirs accomplis en bien, les reigler par la vertu : ſelon ceſte loy quand l’amour m’a eſlancé i’ay ſouſpiré d’amour, & me determinant à ſuyure ſon enſeigne, ie m’y ſuis maintenu ſelon ce que i’y auois trouué d’exquis, en l’eſpluchant par les plus auantureuſes recherches de ce qui eſt de ceſte paſſion ayant touſiours eu le cœur en bon lieu, ſans rien aimer de bas, ny rechercher le contemtible, ains volant hardiment à ce qui eſt galant, & de merite. Et pource qu’il n’eſt pas ſeant à vn bel eſprit qui ſe cognoiſt beaucoup capable, de n’auoir qu’vn ſuiect de tranſport apres les belles idees, ie me ſuis mis à ſuiure brauement pluſieurs obiects, pour en auoir le plaiſir par cognoiſſance ou iouyſſance. Il eſt vray qu’à chaſque fois vn ſuiect vnique me retenoit. Tellement que ſi le deſir m’agittoit pour ce qui eſt recognu Amour, ie n’auois qu’vne maiſtreſſe bien que pluſieurs autres deſſeins m’emportaſſent en meſme temps, d’autant qu’vn ſeul ne pouuoit m’occuper, & toutefois ſelon ce qui ſ’offroit il ny auoit qu’vne eſpece particuliere à la fois qui me bloquaſt l’eſprit, & tenois mon cœur à ce qui m’eſtoit agreable ſans changer, tant qu’il ſubſiſtoit. Or d’autant que nous ſommes enuironnez d’infinies occaſions de trouble, apres auoir par le deſtin perdu le ſuiect de mes amours vulgaires, ie m’auiſé de me retirer des lieux où les cauſes de troubler mon eſprit ſe rencontroient ; Et ayant conſulté en moy meſme de me diſtraire de tant de nuages, pour me ioindre à ce qui peut m’apporter vn contentement vni, les feux agreables de ma ieuneſſe eſtans paſſez, non eſteints, appaiſez non euanouys, ie choiſi la vie ſolitaire, & libre, non que ie ne vouluſſe bien eſtre veu & voir ma conſolation : car ie n’ay iamais eu autre intention que de la laiſſer ſi elle m’euſt ennuyé, ce qu’elle eut faict ſi elle eut eſté contrainte, auſſi ie la dis libre, m’eſtant loyſible de la laiſſer quand ie voudray, comme il me l’a eſté, & auſſi de la reprendre pour vaquer aux belles contemplations, qui ſe trouuent en la ſolitude volontaire, & non geſnee & dont la preſſe ne faict ietter que des apparences d’hypocriſie. Donques eſgayant mon eſprit à ce qu’il deſiroit, ie voulu ceſte vie, telle que ie la meine pour m’y eſtre pleu extremement, & iugeant qu’elle peut à mon aduis rendre cōtant vn eſprit qui eſt raſſaſié d’ambition, ou qui ne l’affecte point, & ny pretēd. En la ſorte que ie paſſe le temps, ie ne puis faillir de me cōtenter, eſtāt ſeul il n’y a perſonne qui me deſtourne de mes parfaictes meditations, leſquelles i’aſſemble pour puis apres les enuoyer à mes amis. Si quelquefois i’ouure ma porte à quelqu’vn, comme il auient és temps commodes, ie ſuis aſſeuré d’auoir du plaiſir, car ie m’attens que celuy qui entrera, ny viendra pas pour faire mine de ſtatue ains d’homme, dont il rapportera quelque remarque, affin que ie le recognoiſſe tel : ſ’il me dit quelque choſe que ie ne ſçache pas, i’augmente d’autant, ſi ie le ſçay, ie m’eſgaye en le rememorant, & iamais aucun ne ſortit qu’il ne s’en allaſt auec quelque contentement, ſ’il a eu l’eſprit de le comprendre. Telle eſt la façon de ma vie, qui comme ie croy, n’offence perſonne. Ie paſſe en outre mon temps aux belles inuentions, que ie croy eſtre de moy : que ſi quelqu’vn les a euës deuant, he ! bien ça eſté qu’il a eu le meſme proiect, auſſi à dire vray, inuenter eſt apprendre ſans maiſtre, & adapter ſon eſprit à l’idee veritable, & non feinte : car tout eſt és premieres idees, & partant il ny a pas moyen d’inuenter abſolument ou en penſer autrement, que ce qui eſt pourvenir à chef, parce qu’on ne peut changer ou corrompre ce qui eſt determiné. Qu’ainſi ne ſoit, qui eſt-ce qui pourroit eſtre tant habile és nombres, qu’il peuſt les changer & faire vn autre terme que dix ? en la muſique vn autre que huict ? voila comment ie vay ſuyuant ce qui eſt, le deſcouurant au pris que ie le rencontre par mon propre ſoin. Faiſant icy de meſme que quand ie frequentois les peuples vulgairement, & viuāt d’egale façon ſans poſſeder que ce qui eſt à autruy, & à moy par adaptation : Auſſi ie n’eus onques rien à moy de propre aſſemblé, mais ie l’auois eſpars : car Dieu m’ enuoyant au monde y ſema mon bien, ſi qu’il eſt meſlé en celuy de pluſieurs, qui quelques fois me l’ont rendu ſans y penſer, & vous meſme Sire, par haſard me laiſſez ce propre dōt ie ioüis, & vous ne ſçauez pas qu’il eſt à moy, ſans que la loy eſcrite en voſtre cœur vous y induict. Telle eſt ma vie & a eſté, & ie diray vray en diſant comme pour derniers propos

J’eſtois en pauureté extréme
Alors qu’au monde ie naſquis :
En mourant, ſi ie ſuis de meſme,
Ie n’auray perdu ny aquis.

Il ſembloit que ce fuſt par eſprit d’intelligence qu’il parlaſt ainſi pour acheuer ſon diſcours ; car auſſi toſt le murmure de la reuenue de l’Empereur nous fiſt changer d’ouye : à l’inſtant Fonſteland paſſant par la petite porte emmena Lofnis. La grand tapiſſerie fut tendue & la Souueraine ſe remiſt en ſa place, affin que l’Empereur entrant il vit tout en l’eſtat qu’il l’auoit laiſſé. Et Fonſteland qui auoit deſtourné Lofnis pour la bien-ſeance (elle ſçauoit bien tout)l’en tretenoit ainſi ; Madame depuis que ie ſuis vo ſtre, & que le cœur vous a iugé que ie deſire paroiſtre tout loyal au ſeruice que ie vous doy, n’auez vous point remarqué que vous eſtes la reigle de mes penſees & la loy de mes actions ? n’auez vous pas recognu que ie deſpens de vous ſeule qui eſtes l’ame dont ie ſuis vn petit organe : vous l’entendez bien, car vous auez tant de iugement qu’il n’eſt pas poſſible que les bluettes de mon feu qui ſintillent de voſtre lumiere, ne vous aient fait diſcerner ce qui vous appartiēt : mais voſtre prudēce qui me regit auec tant de mouuemens agreables, veut que ie m’ingere de moy meſmes aux belles entrepriſes, vous voulez ſans me le commander que ie m’exerce à mon deuoir, & que des feux qui m’allument i’illumine mon eſprit pour le dreſſer ſelon voſtre vouloir, & vous vous retenez tellement qu’auec l’amitié dont vous m’honorez vous meſlez trop de reſpect. Et ie deſirerois qu’il vous pleuſt vſer de voſtre puiſſance ſur moy auec dauantage d’auctorité, & que me commandant me propoſaſſiez quelque bel effaict, par lequel ma fidelité vous fuſt apparente, Si vous me faiſiez ceſte faueur ie penſerois eſtre au comble du ſouuerain bien, parce que mes plus vrgents ſouhaits, ont pour leur fin que i’aye l’heur d’eſtre honoré de vos commandemens. Vſez donques vers moy de ceſte grace, vous qui ſeule eſtes la conduite de mes volontez puis que vous eſtes certaine de mon courage, dont l’integrité eſt tant vouee à vous obeir, que ie ne peux rien penſer que pour vous ſeruir conſtamment. Lofnis Ie croy que les belles paroles que vous me repreſentez ſont tirees du meſme cœur que vous les propoſez, & puis qu’ainſi eſt, comment voulez vous que i’en cherche autre demonſtration ? ſeroit-il poſſible que ce que vous me dites fut autre que ce que i’en entends & veux croire : Il me ſemble que vous me faictes tort & à vous auſſi, puis que vous m’auez aſſeuree de voſtre affection, de me prier d’en prendre vne nouuelle aſſeurance. Si vous auez fiance en la bonne volonté que ie vous ay promiſe, il m’eſt auis que vous ne de uez point deſirer que i’en cherche autre teſmoignage.