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Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 3

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CHAPITRE III

LE CAPITAL MOBILE ET LE MARCHÉ UNIVERSEL DE L’ARGENT


  1. Comment l’argent est devenu la représentation du capital.
  2. Le crédit et ses formes.
  3. Le crédit à la consommation et ses dangers : la plaie ancienne de l’usure.
  4. Le crédit à la production et l’intérêt de l’argent :adaptation graduelle de la doctrine canonique aux nouvelles conditions économiques de la société.
  5. La perpétuité du capital :controverses anciennes et modernes.
  6. De la fonction des banques ou de la concentration et de la mise en circulation des capitaux disponibles.
  7. Les nouvelles formes du crédit industriel et commercial.
  8. La circulation fiduciaire : ses avantages et ses périls.
  9. Le marché universel des capitaux.
  10. De l’importance d’un bon système monétaire pour les transactions commerciales et les opérations de crédit.
  11. Les encaisses d’or des grandes banques et la balance du commerce général du monde.
  12. De l’influence des opérations de Trésorerie sur le marché monétaire.
  13. De la solidarité pratique des différents marchés financiers.

I. — Dans les sociétés primitives où l’agriculture est essentiellement extensive, où les arts manufacturiers sont exercés par des artisans se servant uniquement d’outils manuels et où l’on ne demande au commerce extérieur que quelques objets de grand luxe, il n’y a ni approvisionnements réguliers ni outillage industriel proprement dit. La notion du capital, quoiqu’apparaissant dans quelques contrats et certains arrangements sociaux, se dégage à peine. Il n’y a guère de capitaux que les troupeaux, et c’est là l’origine étymologique de cette expression (capitale, tête de bétail) (chapitre ii, § 4).

L’homme riche est ce personnage contemporain de David, qui sur ses vastes domaines du Carmel faisait paître par ses serviteurs trois mille brebis et mille chèvres[1]. Des esclaves ou des serfs en plus ou moins grand nombre étaient nécessaires pour l’exploitation de ce capital et étaient eux-mêmes considérés comme un capital. Des accumulations de provisions pour l’usage domestique achevaient de caractériser la richesse de ces époques ; mais troupeaux et esclaves ne pouvaient être possédés en quelque quantité que par ceux qui étaient déjà maîtres de la terre. L’or et l’argent, d’ailleurs fort rares, étaient recherchés comme parures et comme un moyen de se procurer à haut prix des subsistances en cas de disette ou de solder des gens de guerre. Les princes du moyen âge encore avaient pour suprême ressource financière la vente ou la mise en gage des joyaux de la couronne. Graduellement, chez les races supérieures, un état économique fort différent se substitua à celui-là. Les arts se perfectionnèrent, les productions manufacturières se localisèrent, les cultures industrielles et l’élevage des moutons en vue de la production en grand de la laine introduisirent un élément nouveau dans l’agriculture. Le commerce dut se développer pour fournir à certains centres de fabrication ou de consommation les produits bruts d’une part, les objets manufacturés et les subsistances qui leur étaient nécessaires, de l’autre. Le capital joua dès lors, sous la forme d’approvisionnements, de matières premières et de stocks de marchandises, un rôle analogue à celui que plus tard les progrès de la technique devaient lui donner sous la forme d’outillage industriel. L’économie monétaire (geldwirthschaft), dans laquelle chacun produit surtout en vue de l’échange, prit ainsi de plus en plus la place de l’économie naturelle (naturalwirthschaft), dans laquelle chaque famille cherchait à produire tous les objets de sa consommation par les fabrications domestiques. Les métaux précieux, recueillis avec d’autant plus de soin que leur grande puissance d’acquisition rendait lucratives des industries comme celle des orpailleurs, s’accroissaient peu à peu et devenaient un facteur important dans l’ordre économique. L’argent, pour l’appeler d’un seul mot, n’était plus seulement un instrument d’échange et un dénominateur de la valeur ; il devenait l’expression du capital disponible, à la fois parce qu’il a une puissance universelle d’acquisition relativement à tous les objets et à tous les services en quelque lieu du monde que ce soit, et parce que, ne se détériorant pas, il emmagasine cette puissance d’acquisition à la volonté de son détenteur.

Tel est le processus économique qui, s’est développé dans l’Europe occidentale à partir de la fin des migrations des peuples, c’est-à-dire depuis le xe siècle, et qui, par un progrès d’abord lent, puis accéléré, mais toujours opérant dans la même direction, a abouti à l’état de choses dans lequel nous vivons.

Une situation à peu près semblable s’était produite au vie siècle avant Jésus-Christ chez les Grecs, peuple essentiellement manufacturier et commerçant. Solon exprimait la notion fondamentale de cet état économique en disant, dans un de ses distiques moraux, qu’aucune limite fixe n’est posée à la richesse pour les hommes. Aristote, qui nous a conservé cet aphorisme, le conteste à tort, tout en reconnaissant un peu plus loin que la richesse dérivée du commerce peut être développée indéfiniment[2]. Le procédé déductif l’emporte ici chez lui sur l’observation des faits et cette première erreur l’entraîne à méconnaître la qualité que la monnaie a d’emmagasiner la valeur et à ne voir en elle qu’un instrument d’échange[3] ; de là sa fameuse théorie sur la stérilité de l’argent, qui a pesé sur toute la scolastique et qui a le grave tort de ne pas réserver l’emploi possible du numéraire comme capital[4]. Néanmoins, et malgré l’héritage de ces formules inexactes, le moyen âge chrétien et la pratique canonique n’ont jamais méconnu la productivité du capital. La commandite, usitée dès les temps les plus reculés, mettait bien en évidence la productivité du capital, qu’il fût représenté par des marchandises ou par de l’argent[5]. Dans le contrat de constitution de rente, qui, pratiqué dès le xiiie siècle, sortit triomphant, au xve, de toutes les contradictions de l’école, l’argent est la représentation d’un fonds productif, l’équivalent d’une chose frugifère. La prohibition de la perception d’un intérêt dans le contrat de prêt de consommation, fœnus, ne visait qu’un abus du crédit très dangereux, eu égard aux conditions de l’époque, et n’empêchait en réalité aucune opération financière utile.

II. — Nous dirons au cours de ce chapitre comment par le perfectionnement de l’appareil financier et de l’art de la banque les services de la monnaie ont été extrêmement multipliés. Par la circulation fiduciaire, on a tourné l’obstacle que la limitation de la quantité des espèces métalliques apportait à la représentation et, par voie de conséquence à la constitution des capitaux, c’est-à-dire au pouvoir de commander des services et d’acheter des produits pour les appliquer à une œuvre utile. Mais il faut auparavant éclaircir la notion du crédit, — elle revient à chaque pas dans les affaires humaines, — et préciser son rôle économique.

Il y a un fait de crédit, dit un jurisconsulte romain, toutes les fois que, dans un contrat commutatif, l’une des parties se dessaisit de sa chose ou de son argent sans recevoir actuellement l’équivalent, en se contentant seulement d’une promesse de la part de l’autre partie[6].

Cette définition indique les deux formes primordiales du crédit :la vente à terme et le prêt de consommation. Dans la vente à terme, le vendeur ne reçoit pas immédiatement le prix de la marchandise livrée à l’acheteur qui reste son débiteur d’une somme d’argent : dans le prêt de consommation, au lieu d’un vendeur, c’est une personne qui, possédant une certaine quantité de denrées, ou plutôt du moyen universel d’acquisition, l’argent, la livre et en transfère la propriété à un emprunteur, qui aura plus tard à lui en rendre l’équivalent. Toutes les formes que le crédit peut revêtir dans notre organisation moderne ne sont que des dérivés de ces deux contrats primitifs.

Pour apprécier les conséquences économiques du crédit, il faut examiner dans quel but y recourt l’acheteur à terme ou l’emprunteur. Est-ce pour appliquer à sa consommation les marchandises ou l’argent qu’il reçoit, ou bien est-ce pour les employer comme matières premières, outillage, fonds de roulement dans une opération productive de l’agriculture, des arts manufacturiers, du commerce ?

Dans le premier cas, les marchandises ou l’argent sont détruits définitivement par le fait même de la consommation, et l’acheteur, l’emprunteur ne pourra en rendre l’équivalent à son créancier qu’avec une nouvelle richesse absolument indépendante de celle qu’il a reçue. Dans le second cas, au contraire, marchandises ou argent ont été employés comme capital, et, si l’opération réussit, ils reparaissent sous une autre forme, accrus du produit industriel, entre les mains de l’acheteur ou de l’emprunteur, qui pourra en rendre la valeur à son créancier, en gardant exclusivement pour lui le bénéfice ou en le partageant avec celui-ci. La situation est tout autre et l’on comprend que le crédit (quelle que soit la forme juridique qu’il revête), soit envisagé très différemment par l’économie politique dans l’une ou dans l’autre hypothèse.

III. — Le crédit à la consommation doit être resserré dans les limites les plus étroites. Le desideratum économique est en effet qu’il soit pourvu à la consommation par les produits antérieurs du travail de chacun. S’adresser dans ce but à autrui, et, pour l’indemniser, compter sur une production future assez large pour couvrir les consommations passées et les consommations futures qui s’imposeront aussi, c’est risquer beaucoup. Par conséquent, il faut restreindre ces crédits-là dans la limite strictement nécessaire pour conserver la vie et les forces physiques de ceux qu’un accident met provisoirement hors d’état de se suffire à eux-mêmes. Saint François de Sales avait une vue très nette de cette vérité :

Un particulier lui demanda vingt écus à emprunter et lui en voulait faire sa promesse, dit son biographe. Le bienheureux n’avait pas toujours de telles sommes à donner… Il alla quérir dix écus et, revenu, lui dit : J’ai trouvé un expédient qui nous fera aujourd’hui gagner dix écus, si vous voulez me croire. — Monseigneur, dit cet homme, que faudrait-il faire ?Nous n’avons, vous et moi, qu’à ouvrir la main : cela n’est pas bien difficile. Tenez, voilà dix écus que je vous donne en pur don au lieu de vous en prêter vingt. Vous gagnez ces dix-là et moi je tiendrai les dix autres pour gagnés, si vous m’exemptez de vous les prêter[7].

Le crédit à la consommation relève de la charité, et, la charité étant indispensable à l’ordre social, on ne peut que le recommander comme une des formes de ce grand devoir chrétien. Il faut souhaiter de voir se développer ou renaître les œuvres de prêts gratuits, comme les anciens monts-de-piété, les monti frumentarii de l’Italie, les positos pios de l’Espagne et du Portugal[8]. [fin page78-79]

Le moyen le meilleur de renfermer le crédit à la consommation dans ces limites était assurément la discipline de l’Église sur l’usure, telle que nous allons l’expliquer. Son application rigoureuse était d’ailleurs dans les siècles précédents une mesure de salut public indispensable.

Les populations étaient exposées périodiquement, par les famines, les guerres, les interruptions de la production, à des privations dont nous n’avons pas l’idée aujourd’hui. D’autre part, la rareté du numéraire, et généralement des accumulations disponibles, élevait considérablement le taux de l’intérêt. 10 p. 100 était un minimum au xiii e siècle dans les constitutions de rente ; le taux de 20 p. 100 était courant dans les affaires commerciales, et les Lombards, les Cahoursins, les Juifs, qui formaient des groupes étroitement coalisés, ne craignaient pas de le porter au 50 et au 60 p. 100 l’an.

Si une discipline très nette n’avait pas empêché l’usure de se développer dans l’intérieur de la société chrétienne, et l’avait laissée pénétrer dans les rapports ruraux, par exemple, tous les fruits de l’émancipation des serfs eussent été perdus[9] ; les grands propriétaires auraient détruit toute indépendance dans les populations vivant autour d’eux, comme à Rome et dans la Grèce ancienne[10]. Au lieu de cela, le fléau de l’usure était pour ainsi dire cantonné à l’extérieur de la société, puisque des étrangers seuls l’exerçaient d’une manière habituelle.

La doctrine canonique défendait d’abord toute perception d’un intérêt par suite d’un prêt de consommation, s’il n’y avait pas quelque circonstance particulière, quelque titre extrinsèque, qui le justifiât. Le 5e concile de Latran, sous Léon X, la formulait en ces termes : Ea est pro­pria usurarum interpretatio, quando videlicet ex usu rei QUÆ NON GERMINAT nullo labore, nullo sumptu, nullove periculo lucrum fœtusque conquiri studetur (session 5).

Cette thèse est rigoureusement exacte au point de vue économique, si on considère qu’elle visait exclusivement en fait les crédits faits en vue de la consommation. A cette époque, c’étaient de beaucoup les plus fréquents, les seuls sur lesquels se portât l’attention. L’argent prêté étant détruit par la consommation de l’emprunteur et n’ayant contribué à créer aucun nouveau produit, — non germinat, — il n’y a pas, par le seul fait d’un pareil contrat, matière à une rémunération pour le prêteur.

Conséquente avec elle-même, la doctrine canonique prohibait l’usure sous l’autre forme du crédit, en défendant de vendre plus cher à terme qu’au comptant[11]. Ici encore, elle s’attaquait à l’une des exploitations les plus graves des besoins du consommateur nécessiteux. Même aujourd’hui, les dangers de la vente à crédit dans les classes populaires sont bien connus. Un des grands avantages des sociétés coopératives de consommation est précisément d’affranchir les petits consommateurs de l’exploitation des marchands par l’habitude du paiement au comptant. Le législateur civil, à certaines époques, compléta cet ensemble de mesures protectrices du consommateur besogneux par la prohibition de la vente des blés en vert et généralement des récoltes sur pied. Si, en cela, il dépassait la doctrine canonique, dans bien d’autres circonstances il restait en deçà.

Dès le xiiie siècle, beaucoup de statuts municipaux autorisaient la perception d’un intérêt ; plus tard les rois de France le permirent aux foires de Lyon et beaucoup d’États, à partir du xvie siècle, généralisèrent cette législation, parce que les cas dans lesquels il y avait lucrum cessans, manque à gagner, par le fait qu’on avait prêté son argent ou vendu sa marchandise à terme, devenaient de plus en plus fréquents. Le législateur civil, qui doit statuer de hoc quod plerumque fit, devait modifier son point de vue, de manière à ne pas étouffer les applications nouvelles du crédit à la production[12]. Elles se produisaient d’autant plus que le taux de l’intérêt baissa considérablement à cette époque par suite des progrès économiques généraux : le commerce et l’industrie pouvaient donc plus facilement utiliser un capital emprunté.

Actuellement, le développement des valeurs mobilières, des fonds publics, voire des caisses d’épargne, fait qu’il y a lucrum cessans pour le créancier à peu près dans tous les cas. Par conséquent l’Église reconnaît qu’il n’y a plus lieu à inquiéter la conscience de ceux qui perçoivent un intérêt, pourvu qu’ils observent le taux légal, dans les pays où cette limitation existe, ou qu’ils ne dépassent pas la productivité moyenne du capital et la juste estimation du periculum sortis, là où la loi civile a renoncé à maintenir un maximum, impossible à observer avec les variations du taux du crédit qui se produisent en certaines circonstances[13].

IV. — Quant au crédit fait à la production, — et c’est celui qui doit normalement prendre une extension croissante, — il ne saurait être gratuit : sans cela il n’existerait pas. La doctrine canonique n’a jamais fait réellement obstacle à ce que celui qui confie ses capitaux à autrui, au lieu de les faire valoir soi-même, en retire un profit équivalant à leur productivité.

Le manufacturier, qui achète des matières premières, a un avantage évident à ne les payer qu’au bout d’un certain temps, de manière à avoir, au moment du paiement, déjà revendu la marchandise fabriquée au consommateur. S’il est obligé d’acheter comptant au producteur, il faut qu’il puisse trouver à emprunter de l’argent chez un tiers. Dans l’un comme dans l’autre cas, le capital mis à sa disposition a été productif et il trouve encore avantage à avoir recouru au crédit, tout en payant plus cher la marchandise achetée à terme, ou en tenant compte d’un intérêt à son prêteur. Nous avons vu au chapitre précédent (§ 7) les raisons pour lesquelles le commerce et l’industrie seraient arrêtés dans leur essor, si manufacturiers et négociants devaient travailler exclusivement avec leurs capitaux personnels. D’autre part, la perspective d’un profit à tirer de ses épargnes est le seul mobile qui puisse déterminer à s’en dessaisir au profit d’autrui ; car on court toujours un certain risque et l’on en perd au moins la libre disposition instantanée. Enfin l’assurance d’accroître par un placement productif une épargne initiale, l’espérance de pouvoir vivre un jour sans travail actuel sur les fruits de son travail antérieur sont les causes qui développent le plus l’économie et l’activité industrieuse. Là encore l’intérêt général est en harmonie avec celui des particuliers, emprunteurs et prêteurs.

L’application des théories de Proudhon et de Karl Marx, selon qui nul ne pourrait percevoir un bénéfice de sa terre ou de ses capitaux mobiliers qu’à la condition de les exploiter soi-même, couperait court à toute épargne chez des catégories très nombreuses de personnes, qui ne sont pas à même d’exercer elles-mêmes le commerce, l’agriculture ou l’industrie. En tarissant ainsi une des sources les plus importantes de la capitalisation (chap. i, § 13), ces prétendus amis du travailleur empireraient gravement sa condition et ramèneraient l’humanité aux époques primitives de pauvreté générale et de misère absolue.

La nécessité de rémunérer celui qui fait un crédit à la production s’est d’abord manifestée à propos de la vente à terme. Les canonistes du xvie et du xvii e siècle mentionnent des usages locaux d’après lesquels la marchandise était achetée à plus bas prix en raison d’un paiement fait par anticipation, et ils en reconnaissent la légitimité au nom de la coutume[14]. Saint Thomas lui-même est allé au-devant de la solution pratique, quand, après avoir prohibé en principe de vendre plus cher à terme qu’au comptant, il ajoute : si vero aliquis de justo pretio velit diminuera ut pecuniam prius habeat, non peccat peccato usurœ[15].

C’est probablement pour s’accommoder à la doctrine canonique qu’un usage fort ancien et presque universel a établi entre commerçants le prix des principales marchandises non pas sur le paiement au comptant, mais sur un paiement à trois mois, à six mois de date. L’acheteur, s’il paie comptant, peut se faire allouer une bonification. Si l’affaire est réglée en effets de commerce, comme c’est le cas le plus fréquent, le vendeur peut s’en faire avancer le montant par un tiers, moyennant un escompte.

L’escompte commercial a été la première victoire de la théorie économique de l’intérêt[16]. Elle a été beaucoup plus tardive dans le prêt (mutuum). Ce contrat est en effet particulièrement dur pour celui qui recourt au crédit. A la différence du louage ou du commodat, l’argent ou les choses fongibles, dont la propriété lui a été transférée, est ipso facto à ses risques ; donc si l’affaire tourne mal, si le capital emprunté vient à périr, il n’en doit pas moins le restituer en entier et payer en outre l’intérêt convenu[17]. Or, si cet intérêt est élevé et si, d’autre part, les chances de perte sont considérables, cette manière de se procurer des capitaux est fort dangereuse. Loin d’avoir ruiné le commerce et l’industrie, comme le prétendait Montesquieu[18], la doctrine canonique lui a été très utile en faisant employer de préférence le contrat de commandite par le commerce et le contrat de constitution de rente par la propriété foncière. [fin page84-85]

La commandite est beaucoup plus avantageuse à l’emprunteur, parce que, moyennant une part aliquote de ses profits abandonnée éventuellement au bailleur de fonds, il ne doit rien s’il n’y a pas de bénéfices et il est même libéré de l’obligation de restituer les capitaux mis en commandite, s’ils viennent à périr. La commandite a fourni une base solide dès le moyen âge aux entreprises du commerce et de l’industrie, et c’est encore sous cette forme que sont constituées aujourd’hui (chap. v, § 5) les affaires industrielles les plus solides. Le prêt à intérêt ne perd son caractère dangereux que lorsque les risques commerciaux deviennent moindres et que le taux d’intérêt s’abaisse considérablement ; les négociants y ont alors recours sous la forme de l’escompte ou de l’ouverture de crédit pour se procurer leur capital circulant ; mais c’est toujours à la commandite qu’ils demandent autant que possible leur capital fixe.

Le contrat de constitution de rente était plus favorable que le prêt à intérêt pour l’emprunteur, parce que, tant qu’il payait le cens (c’est-à-dire l’intérêt), le remboursement du capital ne pouvait pas être exigé. Le droit canonique améliorait encore sa position en exigeant que le cens fût assis sur un fonds productif auquel le capital prêté était censé incorporé[19], en sorte que la perte de ce fonds libérait l’emprunteur ; surtout il voulait que le débiteur du cens eût toujours le droit de s’en décharger, en remboursant le capital emprunté à son moment et en profitant de toutes les circonstances à son avantage[20].

Aujourd’hui, les États ont seuls le bénéfice de ce contrat si favorable aux emprunteurs. Quant aux particuliers, ils doivent en trouver l’équivalent dans les institutions dites de crédit foncier, qui sont malheureusement encore peu développées ou mal pratiquées en France (chap. iv, § 10).

Enfin on peut dire que le prêt à intérêt proprement dit était autorisé toutes les fois qu’il s’agissait d’un crédit fait en vue de la production ; car la légitimité du fameux trinus contractus avait fini par être reconnue par la grande majorité des canonistes[21].

Même auparavant, l’application du titre extrinsèque du damnum emergens permettait à tous les intermédiaires qui rendaient des services de banque et de change de percevoir une rémunération proportionnelle à l’importance des capitaux qu’ils maniaient et aux risques qu’ils couraient[22]. Dès le xiiie siècle, ils donnèrent à cette rémunération le nom d'in­teresse et cette expression s’est substituée dans la langue à celle de fœnus ; car c’est par cette manière nouvelle d’envisager les choses que la pratique arriva à se dégager de la fausse notion mise en circulation par Aristote.

Quelques esprits excessifs ont prétendu voir dans les décisions des congrégations romaines, qui ont pratiquement autorisé la perception de l’intérêt depuis 1828 et 1830, une [fin page86-87] concession au malheur des temps. Même l’admission du contrat de constitution de rente au xve siècle est, à leurs yeux, une première et regrettable dérogation à la pureté des principes scolastiques sur laquelle les pouvoirs civils devraient de nos jours revenir[23] ! Ces exagérations méconnaissent à la fois la fermeté de l’Église, qui, sur les questions de justice, n’a jamais transigé, et la sagesse avec laquelle elle sait adapter le même enseignement moral à des conditions économiques différentes. En fait, ces auteurs ont une idée complètement fausse de l’application pratique de la doctrine sur l’usure dans les siècles précédents.

V. — Le propre de tous les contrats de crédit par lesquels un capital est mis à la disposition d’un producteur est de perpétuer ce capital et de le faire revenir intégralement, parfois même accru, aux mains de l’homme économe, qui le premier l’a constitué par l’épargne, ou dans celles de ses descendants.

Cette puissance productrice est perpétuelle de son essence, si le capital est judicieusement employé, et elle se manifeste dans des phénomènes naturels. Étymologiquement et historiquement les troupeaux ont été la première forme du capital : or un troupeau, s’il est préservé des épizooties et conduit par un bon berger, peut, en se renouvelant continuellement, se conserver à perpétuité par le croît et donner cependant à son propriétaire chaque année un revenu en toisons ou en animaux de boucherie. Un canal d’irrigation peut, avec le surcroît des produits agricoles qu’il donne, payer à perpétuité son entretien et rémunérer les capitaux qui ont servi à l’établir à l’origine. Il en est de même dans toutes les opérations de l’agriculture et des arts manufacturiers[24]. Il est donc naturel que l’argent, lorsqu’il est la représentation d’un troupeau ou d’un canal, produise à perpétuité un intérêt, sans que pour cela le principal cesse de demeurer dû.

C’est là une vieille controverse. Mais l’un des traits de notre fin de siècle est de voir reparaître de temps à autre, par une sorte de phénomène d’atavisme, des erreurs qui paraissaient complètement détruites. En 1889, un membre de la très orthodoxe Société d’économie politique, M. Victor Modeste, a publié un ouvrage : le Prêt à intérêt, dernière forme de l’esclavage, dans lequel il prétend que la perpétuité d’un capital productif est en contradiction avec la destruction perpétuelle qui s’opère dans le monde physique. Rien n’est plus faux. L’art agricole et toutes les industries humaines sont précisément progressives, parce qu’elles dirigent la circulation de la matière et maintiennent toutes les conquêtes faites une fois sur la nature. Comme l’a fait remarquer un théologien éminent, c’est précisément en conférant à l’homme le pouvoir de produire des effets durables sur la matière, que Dieu lui a donné comme une image de sa puissance créatrice[25]. L’argument de M. Modeste porte d’ailleurs aussi bien contre la perpétuité de la propriété foncière que contre celle du capital prêté. Proudhon était plus logique, quand, avec l’amortissement du capital par l’intérêt, il prêchait l’amortissement de la propriété par le loyer.

La perpétuité indéfinie du capital a été reconnue dès que la société du moyen âge a été en possession d’accumulations importantes, c’est-à-dire dès le xiiie siècle, sous la forme des rentes constituées, nous venons de le voir (§ 4).

S’ensuit-il que les capitaux restés à l’état mobile et représentés par l’argent aillent s’accroître indéfiniment selon la formule de l’intérêt composé ?Un auteur estimable a soutenu récemment cette thèse sous une forme apocalyptique :

Un Juif, qui veut s’emparer du monde, place une somme de cent francs, à intérêt composé. Les intérêts accumulés d’année en année au 5 p. 100 produisent au bout de cent ans fois la première mise, soit 13.136 fr. 85. Si, pendant un second siècle, l’opération est continuée, on a 1.725.768 fr. 27. Au bout du 3e siècle, on a 226.711.589 fr. 65, et au bout du septième siècle le chiffre fabuleux de soixante-sept millions de milliards (67.142.687.000.000.000 fr.). Le globe entier, y compris les plaines et les déserts, les terres et les mers, a une surface de 60 milliards d’hectares, en sorte que cent francs placés à 5 p. 100 pendant 700 ans pourraient acheter la terre entière au prix d’un million l’hectare… Notre Juif, avec la froide impassibilité de son système, poussant les chiffres à l’infini, voyait déjà sa race au bout de quelques milliers d’années en état d’acheter la terre entière au poids et au prix d’un million le kilogramme et il voyait le monde asservi, courbé sous le joug du plus dur esclavage, de la servitude la plus étendue, la plus absolue qui ait jamais existé… Reste seulement à savoir si le chiffre humain fera la loi à l’ordre divin[26]

Vrais mathématiquement, ces chiffres sont absolument faux économiquement pour plusieurs raisons.

D’abord l’hypothèse qu’une société capitaliserait tout son revenu est simplement absurde. Les capitalistes emploient pour leur consommation la plus grande partie de leurs revenus et n’en capitalisent de nouveau qu’un excédent relativement faible ; car la tendance de la nature humaine est beaucoup plus dans le sens de l’augmentation des jouissances personnelles que dans celui de l’épargne au profit des générations futures.

Deuxièmement, un grand nombre de capitaux périssent dans les opérations de la production. La faillite du débiteur atteint en fait le créancier comme le commanditaire. C’est une opinion courante dans le monde des affaires que le tiers des entreprises industrielles consume son capital, qu’un autre tiers couvre à peine ses frais, que seul le dernier tiers donne des bénéfices. Dans les grandes calamités, guerres, épidémies, révolutions, qui se produisent toujours de temps à autre, la proportion des capitaux qui périssent devient encore plus forte.

Troisièmement, la multiplication même des capitaux a pour résultat d’abaisser leur intérêt et par conséquent de rendre moins lourd le poids des dettes (chap. xiii, § 3). Une dette de 100.000 fr. à 5 p. 100 n’est pas plus pesante qu’une dette de 50.000 fr. à 10 p. 100. L’État, en ce qui le touche, là où les remboursements prévus n’éteignent pas les dettes anciennes, réduit constamment à l’intérêt actuel les droits de ses créanciers[27] par le mécanisme des conversions, (chap. x, § 8). Après les grands changements dans le taux de l’intérêt, qui s’opérèrent à la fin du xvie siècle, la souveraineté réduisit partout par voie d’autorité les rentes perpétuelles constituées à des taux qui n’étaient plus en rapport avec l’état des faits.

Enfin tous les capitaux engagés sous la dénomination monétaire subissent une diminution inévitable par suite de la dépréciation des métaux précieux. C’est là un phénomène qui s’est produit d’une manière constante depuis Charlemagne et qui s’est accéléré avec une grande énergie à deux époques : au milieu du xvie siècle, après la découverte des mines du Mexique et du Pérou, et de 1850 à 1870, après l’exploitation des placers de la Californie et de l’Australie. On put dire, après la crise monétaire du xvie siècle, que Christophe Colomb avait rapporté du nouveau monde la libération des dettes de l’ancien, tant les fortunes et les fondations anciennes, qui reposaient sur des rentes, furent réduites à rien. De nos jours, les familles qui ont conservé le même revenu nominal dérivé de rentes qu’en 1850, peuvent à peine se procurer la moitié des objets qu’elles pouvaient acquérir alors. Les salaires et la rémunération des services de toute sorte ont au contraire augmenté généralement en proportion de la diminution de la puissance d’acquisition de la monnaie[28]. Il y a là une dépréciation spéciale aux capitaux engagés sous la forme d’argent, qui correspond à la dépréciation que les inventions et les voies de communication nouvelles font subir incessamment à l’outillage industriel et à une grande partie du capital incorporé dans les terres et les constructions urbaines.

L’action de toutes ces causes rend au moins inutiles les révolutions et les cataclysmes auxquels font appel les socialistes philosophes pour empêcher l’accroissement indéfini du capital.

VI. — Plus les sociétés sont compliquées, plus est grand le nombre des individus qui ne peuvent pas employer directement leurs épargnes comme capital ; par conséquent, plus importante devient la fonction des banques.

Le crédit ne peut avoir quelque développement que grâce à leur intermédiaire. Nous disons intermédiaire ; car le patrimoine propre d’un banquier ne doit, en bonne règle, être qu’un fonds de réserve et de garantie[29]. Son rôle économique est de recueillir les épargnes faites par les personnes, qui ne sont pas capables de les faire fructifier elles-mêmes, et de les prêter à des producteurs avec les précautions convenables et en en demeurant responsables. L’intérêt que le banquier alloue aux personnes qui lui confient leurs fonds[30] est naturellement inférieur à celui dont il charge ceux à qui il les prête. Cette différence, qui parfois prend le nom de commission, est son bénéfice légitime. On voit par là que, contrairement aux préjugés vulgaires, le banquier n’est pas intéressé à l’élévation du taux de l’intérêt. L’essentiel pour lui est de multiplier les affaires sur lesquelles il perçoit sa commission.

Ces fonds ne sont habituellement confiés aux banquiers que pour de courtes périodes : souvent même ils sont retirables à vue ; car ils constituent cette partie de l’épargne qui n’est pas encore définitivement affectée à la capitalisation. Sous ce rapport les habitudes modernes diffèrent beaucoup des anciennes. De plus en plus, au lieu de thésauriser ou même de garder chez soi l’argent nécessaire à la dépense courante, on le confie aux banquiers pour gagner un intérêt qui, sur les dépôts à vue ne doit pas dépasser 1 ou 1 1/2 p. 100, surtout pour profiter de leurs services de caisse et avoir le moyen de régler ses affaires en disposant sur eux au moyen de chèques. Ces pratiques, nées en Italie par suite de la grande confiance qu’inspiraient les banques Vénitiennes et les Monts-de-piété napolitains[31], se sont principalement développées dans les pays anglo-saxons. Elles commencent à pénétrer en France. Comme, en temps normal, les dépôts retirés sont constamment remplacés par d’autres dépôts et que leur chiffre s’accroît d’une manière continue, ces nouvelles habitudes mettent en définitive à la disposition du commerce et de l’industrie une somme considérable de capitaux qu’ailleurs une prudence craintive soustrait à la production. Le maniement et l’utilisation des dépôts exigent de la part des banquiers beaucoup de vigilance. Ils ne peuvent prêter eux-mêmes ces fonds, qui leur sont confiés, sous la condition d’un retrait possible à brève échéance, que pour de très courtes périodes et en les gageant sur des opérations commerciales sérieuses devant aboutir prochainement à des paiements au comptant faits par la consommation.

Par les relations que les banquiers entretiennent avec des places étrangères, par l’établissement de succursales et de comptoirs, ils ont rendu régulier l’usage de la lettre de change. Pratiquée sous une forme grossière par les Assyriens et par les Grecs, la lettre de change, au moyen âge, apparaît sur tous les points du monde à la fois, à mesure que le commerce se développe. Elle est d’autant plus usitée alors que la licéité du contrat de change et la légitimité du bénéfice du banquier n’ont jamais été contestées par la doctrine canonique. Les chèques, les mandats de paiement, les lettres de crédit ne sont qu’une extension moderne de ce contrat, où le génie de la Banque s’est affirmé dès le xiiie siècle.

La distribution du capital circulant que les banquiers font entre les producteurs par les différents mécanismes du crédit leur a toujours donné une certaine prépondérance sociale. Les statuts des villes italiennes du moyen âge en faisaient un des arts majeurs et donnaient à leurs livres le caractère d’écritures publiques. Aujourd’hui encore, ils sont classés au premier rang dans le monde des affaires. Dans notre dernier chapitre, nous parlerons des banques populaires ; pour le moment, nous constatons seulement que leur fonction dans la dispensation du crédit est la même que celle des banquiers ordinaires. Leur but est seulement d’en faire bénéficier des couches plus larges de population. Elles doivent observer les mêmes règles dans l’administration de leurs dépôts, sous peine de faillite.

Une concurrence très grave leur est faite par l’extension abusive des fonctions de l’État. Imitant en cela certaines villes allemandes du moyen âge, qui ordonnaient le dépôt dans la caisse municipale des fonds appartenant aux mineurs et aux femmes dotales, sauf à leur en payer l’intérêt, la plupart des gouvernements modernes obligent à verser dans leurs caisses des dépôts et consignations une grande quantité de capitaux ; ils en attirent d’autres par l’offre de bons du Trésor à échéance rapprochée. Beaucoup de gouvernements, et notamment le nôtre, vont plus loin et obligent les caisses d’épargne à verser entre leurs mains tous les fonds qu’elles recueillent. Les caisses d’épargne sont des fondations dont le but a été d’offrir à la petite épargne le maximum de sécurité et les bénéfices d’une administration gratuite. Elles favorisent très efficacement l’épargne populaire. Dans les pays comme l’Allemagne, l’Italie, les États-Unis, où elles emploient les fonds reçus en dépôt en escomptes d’effets commerciaux, ou en prêts faits aux sociétés locales, elles remettent les capitaux épargnés dans la circulation productrice ainsi que le font les banques ordinaires. Là au contraire où l’État absorbe ces fonds dans des dépenses improductives et où ils augmentent la charge de la dette flottante, la circulation régulière des capitaux est troublée ; un obstacle sérieux est apporté à la baisse du taux de l’intérêt et à la diffusion du crédit.

VII. — Les banquiers ne doivent faire de crédit qu’à la production ; la charité n’est pas leur affaire, au moins en tant que banquiers. L’émission des lettres de change, l’escompte des effets de commerce, l’ouverture de crédits moyennant des garanties solides et facilement réalisables, tels sont leurs anciens procédés, et ils restent toujours les plus importants. Au xviie siècle le billet de banque payable à vue et au porteur fut inventé à la fois en Suède et en Angleterre. C’était un procédé de banque hardi et très efficace. Mais les gouvernements en ayant partout réglementé étroitement l’émission et en ayant dans la plupart des pays attribué le monopole à une Banque d’État, le billet de banque est devenu de plus en plus un supplément à la monnaie légale et la représentation des réserves de monnaie métallique. Il n’a plus qu’un rôle secondaire comme titre de crédit, au moins dans les pays avancés en civilisation et où le gouvernement ne cherche pas à forcer artificiellement sa circulation, comme actuellement en Espagne, ce qui est un recours déguisé au papier-monnaie.

Aux anciens procédés de la Banque, la pratique moderne a ajouté les avances sur valeurs mobilières, les reports sur titres négociables à la bourse et sur marchandises pour répondre à des besoins spéciaux du commerce.

L’organisation des magasins généraux, où les négociants peuvent se faire faire des avances sur les matières premières ou produits consommables y déposés (chap. vii, § 4), n’a donné tous ses résultats que quand les récépissés constatant la propriété des marchandises et les lettres de gage ou warrants ont été négociables et ont pu être mis en circulation par les banquiers.

Les banquiers ne rendent pas seulement aux particuliers des services de crédit. Ils servent encore la communauté en économisant des transports inutiles de numéraire et en augmentant l’effet utile des stocks de métaux précieux existant. Déjà les lettres de change avaient pour effet de compenser les dettes et créances réciproques de places lointaines. Aujourd’hui les virements de parties des grandes banques entre leurs clients et le mode spécial d’apuration des comptes des banques entre elles par le mécanisme des clearing houses ont poussé, semble-t-il, jusqu’au dernier point l’économie de la monnaie métallique et le perfectionnement du mécanisme de l’échange[32].

VIII. — Chez les peuples modernes, la monnaie ne consiste pas seulement dans les espèces d’or et d’argent, mais aussi dans l’ensemble des moyens de paiement qui constituent la circulation fiduciaire. On comprend sous cette expression les billets de banque et les billets d’état de diverses sortes pour la partie qui dépasse l’encaisse métallique, les lettres de change et effets de commerce circulant entre négociants, et enfin les crédits en banque, qui correspondent au pouvoir que des services rendus ou des ventes de marchandises donnent aux producteurs d’en exiger l’équivalent sur le marché général ; les banquiers tiennent à jour ces crédits et ces engagements réciproques par des virements de partie et des opérations de compensation (clearing). Ces éléments de l’argent, du capital mobile, comme on voudra l’appeler, sont beaucoup plus considérables que les métaux précieux.

En 1882, d’après M. Burchard et M. Stringher, il y avait en circulation, dans le monde civilisé, pour 31 milliards de francs d’or et d’argent, et pour 20 milliards environ de billets de banque et de billets d’État. Quant aux lettres de change et billets à ordre, qui sont la monnaie spéciale au monde commercial, Victor Bonnet, à la même époque, estimait la valeur des effets de commerce constamment en circulation à 15 milliards de francs pour l’Angleterre et à 10 milliards pour la France ; or, la France avait 7.656 millions de monnaie métallique et 500 millions environ de billets de banque (déduction faite de la partie couverte par l’encaisse de la Banque) ; en Angleterre, les espèces métalliques ne montaient qu’à 3.546 millions de francs et les banknotes émises à découvert à 280 millions. C’est que dans ce pays, comme dans tous ceux où l’appareil du crédit est fort développé et où le chèque a pénétré dans les usages ordinaires de la vie, la plupart des échanges se règlent par des compensations en banque.

Dans les huit années écoulées depuis, les stocks monétaires ont augmenté vraisemblablement de 2 ou 3 milliards ; mais les opérations de compensation ont pris une extension bien plus considérable et s’acclimatent de plus en plus partout. Le premier Clearing House de New-York a été créé en 1853, et toutes les villes importantes de l’Union en ont aujourd’hui. L’Allemagne, l’Italie, l’Autriche ont, depuis vingt ans, introduit cette institution, quand elles sont entrées dans le grand courant des affaires[33].

En 1890, le Banker’s Clearing House de Londres a liquidé pour 7.801.048.000 livres (près de 200 milliards de francs) ; et il faut ajouter à ce chiffre 162.019.632 livres, liquidées par le Clearing House de Manchester. Aux États-Unis, en cette même année 1890, les Clearing Houses, qui existent dans les 37 principales villes de l’Union, ont compensé pour 59.585.636.458 dollars (plus de 300 milliards de francs)[34].

En Italie, six Stanze di compensazione ont liquidé en 1890 pour 14.772.275.130 francs d’affaires.

Depuis 1871, en Allemagne l’émission de billets de banque n’est plus la ressource unique pour augmenter l’efficacité de la monnaie métallique. Les dépôts en banque se sont développés considérablement et avec eux le système des compensations. La Reichsbank, par exemple, qui en 1876 avait fait des virements de place à place ou sur place seulement pour 5.134 millions de marks, en a fait en 1889 pour 26.152 millions. En même temps, dans les neuf principales villes de l’Empire, se sont créés des Clearing Houses, qui en 1889 ont compensé de leur côté des opérations montant à 18 milliards de marks. Chez nous, la Banque de France rend des services analogues par ses virements de parties et ce genre d’opérations va toujours en se développant. En 1890, sur un mouvement total, à la caisse centrale, de 60.594.217.000 fr., les espèces figuraient pour 1.207.380.000, les billets pour 16.935.938.000 fr. et les virements pour 42.450.899.000 fr. A ce chiffre, il faut ajouter près de trois milliards pour les billets à ordre, virements et chèques de Paris sur les succursales ou vice versa, compensés en écritures, enfin, 5 milliards, qui passent année moyenne par la Chambre de compensation des banquiers de Paris. On arrive en réalité à 50 milliards de virements et de compensations.

Les grandes affaires, comme les souscriptions aux emprunts, se font presque exclusivement sous cette forme ; on remue des millions sans toucher un écu[35].

Le paiement de l’indemnité de guerre due à l’Allemagne par la France en 1871 (5.315,758.853 francs) n’a été fait en réalité en espèces d’or et d’argent que jusqu’à concurrence de 512 millions ; le reste a été payé principalement en lettres de change (4.248.326.374 fr.).

Cependant les espèces métalliques conservent toujours un rôle que rien ne pourra supprimer ; car l’emploi de tous ces moyens de circulation suppose que chacun pourra, s’il le veut, être payé en numéraire. Les métaux précieux servent comme de support à une pyramide renversée qui centuple leurs services d’échange et de circulation.

Ce système monétaire s’est constitué spontanément partout où la lettre de change et la profession de banquier ont existé ; il s’est formé peu à peu dans notre société occidentale dès le moyen âge ; mais d’embryonnaire qu’il était alors et de localisé à quelques villes de commerce, il est devenu depuis cinquante ans le vrai système monétaire du monde. L’économie réalisée sur la monnaie métallique est un grand bienfait. Si l’humanité devait pourvoir à ses besoins d’échange uniquement avec les 32 ou 34 milliards d’or et d’argent en circulation aujourd’hui, elle serait extrêmement gênée ; les métaux précieux auraient un pouvoir énorme d’acquisition. La conséquence en serait que dix fois plus d’ouvriers et de capitaux seraient employés à extraire des entrailles de la terre des métaux qui, par eux-mêmes, ne satisfont aucun besoin ; nous serions tous plus ou moins des condamnés ad metalla. Sans doute, ce développement de la circulation fiduciaire présente certains inconvénients. Il donne naissance aux crises de crédit. Adam Smith comparait pittoresquement la circulation fiduciaire à des chemins construits en l’air, qui permettraient de consacrer à la culture les terrains qu’ils occupent ordinairement : rien d’étonnant à ce que, quand le char verse, la chute soit plus dure.

Ces accidents se produisent soit à la suite de quelque événement imprévu, comme une révolution, une déclaration de guerre, soit par le seul fait de l’abus du crédit auquel les négociants et les spéculateurs se sont laissé aller et de la hausse générale des prix qui en est la conséquence. Le jour où la confiance qui soutient la circulation des effets de commerce, qui fait accepter et compenser entre eux les engagements des banquiers, vient à être ébranlée, tout le monde réclame de la monnaie métallique. Il se produit alors une panique qui amène le renchérissement de l’escompte et des reports de bourse, et entraîne la faillite des négociants dont les affaires n’étaient pas très sûres[36].

Moindre est le stock monétaire comparativement à l’échafaudage qu’il supporte, plus cette situation devient critique : c’est le cas de l’Angleterre dont l’approvisionnement d’or est très faible et où l’émission des billets de banque est soumise à une limitation rigide.

Au commencement de 1890, d’après the Economist, les banques de dépôt de Londres avaient 161.326.000 liv. d’engagements et elles avaient disponibles en caisse et à la Banque d’Angleterre seulement 16 millions et demi de livres, soit une proportion de 10,3 p. 100. Sur ces 16 millions et demi, neuf étaient confiés à la Banque d’Angleterre, qui en emploie une partie en escomptes et avances sur titres ; une autre partie sert aux transactions du Clearing House. Cela réduisait à sept millions de livres st. les ressources monétaires disponibles pour faire face à 161 millions de livres d’engagements. Quant aux banques de province, dont les bilans étaient publiés à la même époque, elles avaient plus de 400 millions de liv. de dépôts ; la proportion de leurs disponibilités à leurs engagements était de 11 p. 100 ; mais la majeure partie de ces disponibilités étaient déposées dans les banques de Londres, qui en font usage pour leurs transactions journalières. La Banque d’Angleterre elle-même n’avait à ce moment qu’une encaisse totale de 17.782.374 livres en espèces et 8.643.200 liv. en billets en sus de la réserve métallique, pour assurer le fonctionnement de ce mécanisme si délicat et inspirer au public la confiance qui en est l’élément essentiel.

Dans cette situation, le déplacement de quantités d’or relativement petites contracte ou détend le marché des capitaux. C’est ce que font, suivant leur intérêt du moment, quelques puissantes maisons de banque, par des exportations d’or ou par des importations. Elles tiennent ainsi en échec la Banque d’Angleterre, qui ne peut pas contrôler le cours de l’escompte comme elle le voudrait, quand, par exemple, elles veulent par le bas taux de l’argent assurer le succès d’une émission. Le fait s’est produit fréquemment dans ces dernières années[37].

Cette prépondérance des grands banquiers est cependant bien plus forte dans les pays qui en sont réduits au papier-monnaie. Par leurs opérations ils font varier au gré de leurs intérêts le cours du papier-monnaie comparativement à l’or, qui est la monnaie universelle et à laquelle il faut toujours rapporter le papier-monnaie dans les opérations commerciales et financières internationales. Berlin est le siège de spéculations continues sur la valuta autrichienne et sur le rouble russe : les ministres des finances de ces deux pays doivent constamment avoir l’œil ouvert sur les manœuvres de la Finance pour les déjouer plus ou moins heureusement par des contre-opérations de trésorerie.

IX. — De sa nature, le marché de l’argent est universel ; car le propre de la monnaie, c’est-à-dire des métaux précieux et des signes qui la représentent, est d’être recherchée et acceptée par tous les hommes indistinctement et de conserver dans tous les temps et dans tous les lieux une puissance d’acquisition sensiblement moins variable que celle de toute autre marchandise. Une des plus grandes manifestations de l’existence d’un ordre économique naturel est l’identité du système monétaire chez tous les peuples et à toutes les époques. Les mêmes perturbations ont été amenées toujours par la violation des lois économiques en fait de monnaie chez les Grecs et chez les Romains aussi bien qu’au moyen âge[38], chez les Chinois aussi bien que chez les peuples occidentaux contemporains. Le reproche adressé au capital d’être cosmopolite méconnaît donc un des plus beaux aspects du plan de la création, qui a rendu tous les hommes solidaires malgré leur division en nations autonomes. Bossuet a embrassé de son coup d’œil d’aigle tout l’ordre économique, quand, dans ses Pensées chrétiennes et morales, il voit dans la monnaie le signe de l’unité de la société humaine.

La société consiste dans les services mutuels que se rendent les particuliers, c’est pourquoi elle se lie par la communication et permutation, et tout cela est né du besoin… il a fallu faire une mesure commune et, cela, les hommes l’on fait par l’estimation… Et afin que cela fût plus commode, d’autant qu’il semblait extrêmement difficile d’égaler ces choses de si différente nature, on a introduit l’usage de l’argent.

En vain les princes s’imaginaient-ils autrefois qu’en marquant la monnaie de leur nom ils feraient de l’argent une chose soumise à leur bon plaisir, qu’ils pourraient à volonté régir sa puissance d’acquisition ou déterminer les profits du capital. Dès qu’au moyen âge les hommes furent sortis de l’isolement et de la pauvreté où les invasions des barbares les avaient jetés, les forces latentes de l’ordre économique reprirent le dessus et la Finance, pour l’appeler par son nom, apparut comme un de ses organes nécessaires. Les Templiers, dès la fin du douzième siècle, firent pour le compte du Pape, des rois de France et d’Angleterre, des grands seigneurs et aussi de simples bourgeois, les transports d’argent, recettes et paiements, nécessités par les affaires de ce temps, particulièrement par les Croisades, et leurs services n’étaient pas désintéressés[39].

Les Vénitiens leur succédèrent dans ce rôle, et la dépendance financière dans laquelle ils tenaient les princes de l’Europe leur permit de détourner à leur profit particulier la quatrième croisade. A la même époque, les Papes employaient, pour recueillir les droits dus à la curie romaine, en Angleterre, en Allemagne, en France, ces grandes compagnies de banquiers et de marchands florentins, qui étendaient leurs affaires sur toute l’Europe. Comparativement aux Juifs et à leurs prédécesseurs les Lombards, ils étaient plus modérés dans leurs exigences et se contentaient d’un honnête interesse. En vain incriminait-on, en France et en Angleterre, les banquiers des Papes comme usuriers, la force des choses faisait que le Saint-Siège protégeait de toutes ses foudres temporelles et spirituelles ceux qui lui rendaient des services essentiels[40]. Les Génois, à Naples et en Espagne, remplirent le même rôle pendant les siècles suivants. Jusqu’à la fin du seizième siècle, les Florentins, les Lucquois restèrent les financiers attitrés de l’Europe. Puis, avec le progrès des nationalités, chaque pays eut ses traitants. Les banquiers hollandais et genevois, au dix-huitième siècle, acquirent une prépondérance basée sur l’étendue de leurs relations, jusqu’à ce qu’en ce siècle-ci la Haute Banque et les grandes sociétés de crédit les aient remplacés. Nous décrirons plus loin (chap. xii) leur formation et leurs fonctions diverses.

La plus importante est de recueillir partout cette partie des épargnes qui peut échapper à l’absorption fiscale et de la porter sur les marchés où le plus grand profit peut en être attendu.

Jadis le commerce des lettres de change était le seul moyen par lequel le capital se répandait et circulait dans le monde[41]. Aujourd’hui, le taux de l’escompte et des reports, les variations du change, les arbitrages de bourse sont les trois procédés par lesquels les capitaux se portent sur les divers marchés et tendent à se répartir entre tous les pays proportionnellement à leurs forces productives et à leurs besoins d’échange. Ce perfectionnement dans les procédés du marché universel de l’argent correspond au développement du système économique général du monde, qui se superpose aux différents systèmes économiques nationaux et les domine de plus en plus. M. de Molinari a décrit cette transformation d’une manière très remarquable :

Si nous nous reportons à un siècle ou deux en arrière, nous nous trouverons en présence d’un marché des capitaux non moins morcelé que celui des produits. Sauf dans un petit nombre de centres commerciaux, ce marché même n’existe pas. Dans les campagnes comme dans les villes, le taux de l’intérêt varie d’une localité à une autre ; il n’y a entre les producteurs de capitaux et les consommateurs que des intermédiaires isolés, petits banquiers ou usuriers qui récoltent les épargnes locales et les prêtent dans le court rayon de leur marché, le plus souvent en fixant à leur gré les conditions du prêt, en raison du degré d’intensité du besoin ou d’imprévoyance de l’emprunteur. L’engagement des capitaux à distance est l’exception. Aujourd’hui, combien la situation est différente !Une partie de l’épargne annuelle est employée directement au développement des affaires des épargneurs ou conservée par eux improductive, en attendant que les éventualités en vue desquelles ils ont économisé une partie de leur revenu, la naissance et l’éducation des enfants, la maladie, la vieillesse, etc., viennent à échoir. Cette portion de l’épargne annuelle est généralement employée dans la localité même où elle a été faite. Mais une autre partie, — et celle-ci l’emporte de plus en plus sur celle-là, — est recueillie par une série d’intermédiaires, dont le nombre et l’importance vont croissant, caisses d’épargnes, banques générales ou spéciales, immobilières ou mobilières, et distribuée par eux aussi bien au dehors qu’au dedans des frontières de chaque État. Certains pays, ceux où l’épargne est particulièrement féconde, où la production des capitaux est abondante, en exportent plus qu’ils n’en importent : telles sont l’Angleterre, la France, la Suisse, la Hollande. Certains autres en importent plus qu’ils n’en exportent : telles sont la Russie, l’Espagne, l’Italie et la plupart des pays extra-européens.

Sur toute la surface du globe, mais surtout dans les pays neufs où la production des capitaux ne suffit pas à la demande, vous trouvez des entreprises fondées et alimentées les unes en partie, les autres en totalité par les capitaux étrangers. Des bourses ou marchés de valeurs mobilières sont mises par le télégraphe en communication instantanée. En réalité, l’obstacle des distances se trouvant ainsi supprimé, les bourses de Londres, de Paris, de Berlin, de New-York ne sont plus que des compartiments du marché général des valeurs mobilières et les mouvements en hausse ou en baisse qui se produisent dans l’un de ces compartiments se répercutent aussitôt dans les autres. Et si l’on considère que tout haussement ou toute diminution de la quantité du capital offert fait descendre ou monter en progression géométrique le taux de sa rétribution, on s’explique que le capital se répande et tende à se niveler dans toutes les parties du marché du monde, en dépit des barrages qui s’opposent à ses mouvements. Ces barrages sont nombreux et ils ne s’abaissent guère que pour les emprunts d’État. Seuls ceux-ci peuvent être négociés presque sans entraves, tandis que les entreprises particulières n’obtiennent qu’avec difficulté le privilège d’être inscrites à la cote des bourses placées sous la tutelle officielle. Cependant, telle est la puissance d’impulsion de la concurrence qu’elle fait circuler le capital dans toutes les parties du marché en le portant toujours où il est le plus demandé et le mieux rétribué, partant le plus utile[42].

X. — Avant les voies rapides de communication, les cours des changes étaient fort élevés et leurs variations considérables. Le commerce payait fort cher aux banquiers ce genre de service. Au Mexique, par exemple, qui offre des traits semblables à l’état économique de l’Europe, il y a soixante ans, le change de Mexico sur certaines villes de l’intérieur situées loin des chemins de fer est encore de 5 et de 6 p. 100. Là où règne le papier-monnaie, en Turquie, en Russie, dans l’Autriche-Hongrie, dans la République argentine, les opérations de change continuent à fournir une source considérable de profits aux banquiers. Mais les pays placés à la tête du mouvement économique ont réduit considérablement cette charge du commerce par un bon système monétaire et particulièrement par l’adoption de l’or comme étalon. Aujourd’hui les écarts des changes sont beaucoup moindres. Même dans l’intérieur de pays comme la France ou l’Angleterre, on ne cote plus le change. Il y a seulement des commissions de recouvrement.

L’or est devenu dans le courant du siècle la base du système monétaire de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Union latine, de l’Union Scandinave ; et même les pays qui ont essayé de retenir l’argent comme monnaie intérieure sont obligés, quand ils contractent des emprunts sur les grands marchés financiers, de stipuler qu’ils seront remboursés et les intérêts payés en or.

L’or est ainsi devenu la monnaie internationale universelle. L’argent n’est plus qu’une monnaie d’appoint pour les pays riches et la monnaie intérieure des pays pauvres, de l’Inde, de la Chine, de la Russie. C’est là le résultat du changement dans la production des deux métaux et de l’élévation du niveau des prix dans les pays occidentaux. C’est un fait contre lequel il est impossible de réagir. Les tentatives que l’on fait aux États-Unis pour rendre à l’argent son rôle monétaire d’autrefois, tentatives auxquelles poussent certains banquiers européens, si elles pouvaient aboutir, arriveraient à créer dans l’intérieur de nos pays les complications du change résultant de la différence des valeurs des deux métaux auxquelles nous sommes heureux d’avoir échappé. Le change avec les pays à circulation d’argent, le Japon, la Chine et l’Inde, qui durera sans doute toujours[43], le change sur le rouble-papier de Russie ou la valuta autrichienne, qui durera longtemps encore, suffisent amplement à donner matière aux transactions et aux profits des banquiers cambistes et des marchands de métaux précieux[44].[fin page106-107]

XI. — En réalité, dans l’état actuel des faits ce n’est point dans les pays de mines qu’il faut aller chercher des métaux précieux quand on en a besoin.

Les vieilles nations Européennes ont, pendant les siècles de leur hégémonie commerciale et pendant leur rapide développement manufacturier des cent dernières années, accumulé une somme de capitaux qui les a rendues créancières de toutes les autres parties du globe. Ces capitaux sont représentés par des placements industriels : chemins de fer, usines, banques, maisons de commerce fondées dans les pays lointains et par les titres des emprunts d’États, qui tous ont dû être négociés sur leurs marchés. Les revenus de ces placements arrivent chaque année sur ces places sous forme de marchandises, ce qui explique les énormes excédents d’importations de tous les pays anciens tandis que les pays neufs ont généralement des excédents d’exportations. Ils viennent aussi, pour une partie, sous la forme d’espèces métalliques et y augmentent les capitaux disponibles. Hambourg, Francfort, Amsterdam, Bâle, Genève, dès le siècle dernier, étaient les grands réservoirs des capitaux et du numéraire, qui consistait alors exclusivement en métal blanc. Depuis 1815, Paris et Londres, et après 1871 Berlin les ont remplacés dans ce rôle et sont devenus les métropoles financières du monde. C’est à Londres que l’on vient s’approvisionner d’argent pour toutes les transactions avec l’extrême Orient. Quand la Russie et l’Australie, qui produisent de l’or, quand le Mexique ou la République argentine, qui ont des mines d’argent, ont besoin de capitaux et particulièrement de numéraire, ils sont obligés de venir placer leurs emprunts à Londres ou à Paris. Là ils trouvent des prêteurs à peu près toujours disposés, pourvu que les conditions offertes soient bonnes. Une partie seulement du capital emprunté est exporté dans ces pays ; car étant déjà débiteurs des places qui leur ont prêté, le montant de l’emprunt se compense jusqu’à due concurrence avec leurs anciennes dettes. Quant au solde plus ou moins considérable en numéraire qu’ils emportent, ce n’est guère qu’une saignée momentanée. Chaque année, en effet, ils ont des remises à faire à Londres, à Paris, à Berlin, pour le paiement des coupons d’intérêts, ce qui augmente encore la prédominance financière de ces places et reconstitue leur stock métallique au bout d’un temps assez court[45]. Seuls les pays qui, comme les États-Unis, ont la fortune de fournir à l’Europe une matière première telle que le coton, un produit alimentaire tel que le blé, se libèrent en marchandises au lieu de numéraire et fortifient leur situation monétaire.

Quelque importante relativement que soit la quantité d’or détenue par les grandes places financières, elle est cependant peu considérable d’une manière absolue, surtout si l’on songe à tous les besoins qu’elle doit satisfaire, à tous les services d’échange qu’elle doit accomplir.

D’après les évaluations de statisticiens expérimentés, comme MM. Horatio Burchard, Otto Haupt, H. Sœtbeer, il n’y aurait eu en 1885, dans le monde entier, qu’à peu près 17 milliards et demi d’or monnayé. L’Angleterre en détiendrait 3 milliards environ, la France 4 milliards et demi, l’Allemagne 2 milliards, la Belgique plus d’un demi-milliard. Comme les États-Unis en absorbent plus de trois milliards, on voit quelle faible quantité les autres paysen possèdent et comment toutes les demandes nouvelles de métal qui se produisent retombent en réalité sur les réservoirs, dont la Banque d’Angleterre, la Banque de France, la Reichsbank ont la garde. Dans chacun de ces pays, en effet, la principale masse d’or est détenue par la grande banque nationale. C’est elle qui, par sa position officielle exceptionnelle et par l’importance même de son encaisse, sert de garantie et de support à la circulation fiduciaire. Mais précisément pour cela ces banques doivent veiller à ce que leur encaisse d’or soit toujours suffisante, non seulement pour rembourser à vue leurs billets, mais encore pour satisfaire les besoins de numéraire qui se produisent dans le pays et même dans les pays voisins. En effet, c’est surtout en fait de marchés monétaires que la théorie des vases communiquant se vérifie. Les banquiers transportent des sommes importantes d’une place à l’autre dès qu’il y a un écart dans les taux de l’escompte et des reports de Bourse[46]. Quelque forte que soit la position de la banque de France[47], si elle n’y veillait, tout l’or de son encaisse ou en circulation dans le pays irait à certains moments en Angleterre, en Allemagne, en Amérique.

Le seul moyen pour la banque nationale de défendre cette encaisse, c’est de relever le taux de l’escompte et des avances sur titres. Ce relèvement diminue les recours au crédit, amène des rentrées de numéraire et comme en ces circonstances les banquiers offrent aux dépôts qui leur sont faits un intérêt plus élevé, les réserves des particuliers sortent de leurs coffres-forts et les capitaux flottants disponibles affluent du monde entier sur la place où on les appelle par une rémunération plus forte. Du même coup les changes sur l’étranger s’abaissent. Les reports deviennent plus chers, ce qui enraye la hausse à la Bourse. La baisse des valeurs et la baisse du change poussent aux envois au dehors des titres susceptibles de se négocier sur toutes les bourses du monde (chapitre ix, § 3). C’est ainsi que s’établit de nos jours la balance du commerce, et non plus seulement par l’équilibre des importations et des exportations de marchandises, comme autrefois.

XII. — L’importance qu’ont prise de nos jours les recettes et les dépenses de l’État, les mouvements de fonds qu’elles entraînent et le stock monétaire, qui doit toujours être à la disposition du Trésor pour faire face à ses engagements quotidiens, font que dans chaque pays le Trésor est un agent fort important sur le marché financier. Selon qu’il entasse des espèces dans ses caisses ou qu’il les en fait sortir, le marché se détend ou se contracte. Le ministre des Finances doit donc partout concerter ses opérations de Trésorerie avec les grandes banques de manière à ne pas amener de perturbations ou même parfois de manière à modérer celles qui se produisent par le fait des spéculations de la Bourse.

Chez nous, quand un grand emprunt est émis, on fractionne les versements et les échéances de façon à ne pas brusquement resserrer la circulation monétaire. Le ministre des Finances s’entend toujours en pareil cas avec la Banque de France[48].

En Angleterre, où la situation est encore plus tendue, en mai 1889, à la suite de la conversion de M. Goschen, le remboursement d’un certain nombre de consolidés 3 pour 100, au moyen d’une émission de cinq millions de livres sterling de bons du Trésor, diminua les capitaux disponibles sur la place et amena l’élévation du taux de l’escompte. Aux États-Unis les recettes exagérées que le gouvernement fait pour obéir aux passions protectionnistes dépassent de beaucoup les dépenses publiques, en sorte qu’un surplus considérable d’espèces monétaires est accumulé dans les caisses du Trésor. Plus la dette publique diminue, plus cette concentration des espèces métalliques s’accentue. En outre, le système des banques nationales a eu pour résultat de réduire à des proportions insuffisantes l’émission des billets et de lui enlever toute élasticité. La conséquence en est une raréfaction automatique des espèces monétaires, et, quand les mouvements du commerce extérieur et de la Bourse agissent dans le même sens, une crise éclate. Le Secrétaire du Trésor, sur l’avis des Banques associées de New-York, vient alors au secours du marché en remboursant par anticipation, quand la loi l’y autorise, au besoin en rachetant à la Bourse des titres de la dette publique à un cours maximum qu’il détermine. Depuis 1881, cette intervention s’est produite au moins une dizaine de fois. Elle établit entre la Finance et le Trésor des solidarités dangereuses pour la moralité publique. C’est toujours au secrétaire du Trésor que le marché de New-York s’adresse, pour qu’il lui apporte du secours soit en rachetant à la Bourse des fonds de la dette non venus à échéance, soit en déposant une partie de ses fonds disponibles dans les banques nationales[49].

Les sommes considérables que le gouvernement russe et la Banque de Russie ont à leur crédit à l’étranger, à Londres, à Berlin, à Paris, à Amsterdam, pour faire face au service des emprunts et pour empêcher le cours du rouble de trop baisser, sont aujourd’hui un des facteurs les plus importants des oscillations du marché financier. Ces sommes varient entre 500 et 600 millions de francs[50], dont un tiers se trouve à Berlin. Elles doivent être toujours liquides et disponibles ; elles sont employées en reports et suivant que le ministre des Finances de Russie en use, il fait l’abondance ou la disette aux bourses de Londres et de Berlin. Le refus des Rothschild, en mai 1891, de procéder à une conversion des fonds russes eut pour résultat de faire retirer par le gouvernement russe une partie des fonds qu’il avait à Londres et amena un brusque revirement dans Lombard Street[51].

XIII. — Par cette communication, tous les marchés, toutes les bourses subissent le contre-coup des fautes et des folies de l’une d’elles[52] : mais aussi les ruines absolues sont évitées et dans les circonstances très critiques, par exemple en 1815 et en 1871, toutes les places du monde sont engagées à se soutenir pour ne pas être entraînées par l’effondrement définitif de l’une d’elles. Depuis que le nombre des centres financiers a augmenté, que New-York, Berlin et Vienne se sont élevés à côté de Londres et de Paris (chap. xii, § 9), il semble que les crises soient moins redoutables. Si une place est ébranlée, elle trouve plus facilement du secours et l’équilibre se rétablit plus promptement.

Les grands établissements financiers, les banques d’État des différents pays, se soutiennent en effet en pareil cas par un sentiment de self protection bien entendu.

Un exemple frappant de cette solidarité a été donné en novembre 1890, à un moment où la place de Londres était fort compromise. La Banque de France a prêté 75 millions de fr. en or pour trois mois à la Banque d’Angleterre au taux très modéré de 3 pour 100 l’an, sur dépôt de bons de l’Échiquier anglais. C’est moins la perspective d’un bénéfice à faire sur son encaisse, improductif sans cela, qui a poussé la Banque à donner ce secours à la place de Londres, que le désir d’éviter à la place de Paris le contre-coup du krach amené à Londres par la mise en liquidation de la fameuse maison Baring. Depuis plus d’un mois déjà Londres vendait à Paris ses meilleures valeurs étrangères, ses fonds Égyptiens et Russes[53]. Sans ce secours donné par la Banque de France, les catastrophes se fussent succédé au Stock Exchange et, par une répercussion inévitable, les cours de notre Bourse eussent été brusquement précipités, au grand dommage de l’épargne nationale, au lieu de se tasser lentement. Le gouvernement russe a prêté en même temps à la Banque d’Angleterre 37 millions et demi de francs pour six mois à 5 p. 100 et la Reichsbank de Berlin a eu soin de suspendre ses demandes d’or sur Londres[54].

C’est ainsi que les rivalités politiques cèdent devant la solidarité des intérêts économiques. Les hommes qui vivent dans l’avenir peuvent donc nourrir l’espérance que la nécessité de la paix s’imposera de plus en plus aux gouvernements.

  1. Livre des Rois, I, chap. xxv.
  2. Aristote, Politique, liv. I, chap. iii, §§ 9, 16, 18, 23. Rigoureusement parlant, l’acquisition des richesses, par quelque procédé que ce soit, est limitée comme toutes les choses humaines ; mais quand il s’agit de richesses consistant en métaux précieux et surtout en titres fiduciaires, en crédits en banque (et les gens de ce temps-là en connaissaient parfaitement l’usage), qui représentent des accumulations de services, la limite est si éloignée que l’on peut pratiquement n’en pas tenir compte.
  3. Ibid., §§ 14, 15, 16, 23. Dans la théorie d’Aristote sur la monnaie, il y a une contradiction ; au § 14, la monnaie doit être « une marchandise utile par elle-même » ; au §16 : « l’argent n’est en lui-même qu’une chose absolument vaine n’ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu’un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins…; » et plus loin, § 23 : « l’argent ne devrait servir qu’à l’échange. » On n’a pas jusqu’ici assez fait attention à cette erreur capitale de la Politique dans la théorie de la monnaie. Elle ne se trouve pas dans le passage de la Morale à Nicomaque, liv. V, chap. v, où Aristote a traité le même sujet.
  4. Politique, liv. I, chap. iii, § 23.
  5. Saint Thomas d’Aquin : connaît et approuve la commandite : Summa theologica, 2a 2æ quæstio 78, art. 2. L’influence de la terminologie d’Aristote l’a seule empêché de formuler distinctement la théorie de la productivité de l’argent employé comme capital. Il l’aperçoit cependant et l’indique dans plusieurs passages. Ainsi, quœstio 78, art. 2, ad primum : potest esse quod accipiens mutuum majus damnum evitet quam dans incurrat, unde accipiens mutuum cum sua utilitate damnum alterius recompensat. Pour résoudre négativement la question Utrum quidquid de pecunia usuraria quis lucratus fuerit reddere teneatur, il montre à plusieurs reprises comment l’industrie humaine peut réaliser des gains avec de l’argent.
  6. Digeste, titre De rebus creditis, fragm. 1, Credendi generalis appellatio est ; nam cuicumque rei adsentiamur alienam fidem secuti, mox recepturi quid ex hoc contractu, credere dicimur.
  7. Esprit de S. François de Sales, partie III, chap. iii.
  8. Sur les monts-de-piété primitifs, V. notre étude, le Crédit populaire et les Banques en Italie du xve au xviii e siècle (Larose et Forcel, 1885). V. sur les Positos pios d’Espagne, créés au xve siècle, une notice par M. Llhaurado, dans l’Enquête sur le crédit agricole à l’étranger, faite par la Société Nationale d’Agriculture, t. II, p. 267 (Paris, 1885). Le Banco di Napoli et les banques populaires d’Italie consacrent des sommes importantes, mais limitées à l’avance, aux prêts gratuits. En Belgique, l’abbé van den Dressche, dans ses admirables œuvres de coopération rurale, leur fait aussi une place.
  9. Le Play, à plusieurs reprises, a signalé l’excellente pratique des anciens propriétaires de faire à leurs colons des prêts gratuits. C’est une coutume due à la doctrine canonique sur l’usure.
  10. Nous verrons cependant au chapitre suivant comment, au xve et au xvie siècles, les rentes constituées, qui étaient la forme licite du prêt à intérêt, grevaient gravement la propriété foncière dans beaucoup de localités.
  11. Tous les économistes font dériver le droit à la perception d’un intérêt, ou à la majoration du prix en cas de vente à crédit, de l’emploi comme capital productif de l’argent prêté ou de la marchandise vendue. Récemment, M. von Bœhm-Bawerk, dans son grand ouvrage Kapital und Zins (2 vol. in-8, Innsbruck, 1884 et 1889), a soutenu que l’intérêt reposait essentiellement sur la différence de valeur entre une somme payée, une marchandise livrée aujourd’hui et la même somme payable, la même marchandise livrable, à une date ultérieure. Les actuaires calculent ces différences mathématiquement et une foule de combinaisons financières modernes sont basées sur cette donnée. Un vieux proverbe disait déjà : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. La théorie de M. von Bœhm-Bawerk est parfaitement exacte dans l’état de la société et c’est celle qui rend le mieux compte du mécanisme contemporain du crédit : mais elle ne peut s’appliquer aux époques dans lesquelles la notion du capital n’était point dégagée, comme nous l’avons indiqué au § 1 du présent chapitre, et où le crédit à la consommation était de beaucoup le plus répandu. En effet, pourquoi 1.000 fr. payables dans un an ne valent-ils en réalité que 950, 960 ou 970 fr., selon que nous calculons l’intérêt à 5, à 4, à 3 p. 100 ?Ce n’est pas à cause du periculum sortis indiqué par le vieux proverbe que nous venons de citer : Il faut supposer qu’il n’y en point dans l’espèce, pour que l’intérêt soit prohibé d’après la doctrine canonique ; c’est parce qu’aujourd’hui on peut gagner en un an 50, 40, 30 fr. avec un fonds de 1,000 fr. et qu’il y a pour le prêteur, pour le vendeur à terme, lucrum cessans d’autant. C’est précisément ce qui n’existait pas aux siècles du moyen âge, où la doctrine canonique sur l’usure s’est formulée et dans les hypothèses auxquelles elle s’applique. Aujourd’hui encore la Banque de France et les banques américaines n’allouent point d’intérêt sur les dépôts à vue, parce qu’il n’y a pas de lucrum cessans pour les déposants ou parce que le service de garde qui leur est rendu est considéré comme équivalent. Cette situation devait être fréquente à l’époque de S. Thomas. Il vise le cas d’une personne qui remet de l’argent à un prêteur de profession : « Si autem aliquis usurario alias habenti unde usuras « exerceat pecuniam suam committit ut tutius servetur, non peccat, sed utitur homine peccatore ad bonum ». Sum. Th., 2a 2æ, quœst. 78, art. 4 ad tertium.
  12. Voyez dans notre étude citée plus haut comment au xvie siècle les monts-de-piété furent autorisés à se procurer des fonds en allouant un intérêt aux dépôts qui leur étaient faits. Dès leur fondation, les Papes les avaient autorisés à percevoir un intérêt modéré sur les prêts qu’ils faisaient. Ces décisions eurent une importance très grande pour l’adaptation de la doctrine canonique au nouvel état économique.
  13. Il est très important au point de vue doctrinal de s’en tenir, pour justifier la perception de l’intérêt, aux titres du droit canonique :periculum sortis, damnum emergens, lucrum cessans, parce que il en découle l’obligation de conscience pour le prêteur de ne pas élever l’intérêt au delà du taux moyen de la productivité du capital et du péril de non-remboursement que peut comporter l’affaire. L’idée de Bentham, de Hume, de Turgot, de Bastiat, que le service rendu est la cause de la perception de l’intérêt, amènerait à justifier toutes les spéculations sur les passions ou sur la position embarrassée de tel ou tel emprunteur. La réglementation la plus conforme à la doctrine canonique et aux données de la science est celle de la loi allemande du 24 mai 1880 : « Celui qui, en exploitant la situation pénible, la légèreté ou l’inexpérience d’autrui, à l’occasion d’un prêt ou d’un ajournement de dette, se sera fait promettre ou accorder, soit directement, soit indirectement, des avantages dépassant le taux habituel des prêts d’argent ou d’après les circonstances en disproportion évidente avec la pratique usuelle, sera condamné comme usurier… » V. dans le même sens la belle Etude sur le prêt à intérêt de M. Baugas, professeur à l’université d’Angers (Paris, A. Rousseau, 1888), pp. 49, 224 et passim.
  14. Tolet, Instructio sacerdotum, lib. VIII, cap. l, in fine, justifie ainsi ces usages : « Sunt merces quæ aliter vendi aut emi nequeant nisi anticipata solutione, quales sunt merces lanarum. Non enim mercatores possunt eas habere nisi anticipando solutionem qua pastores possint pascere oves et expensas suas facere. » Cf. chap, vi, §6.
  15. Summ. Th., 2a 2æ, quæst.78, art. 2, ad septimum. L’édition de Bar-le-Duc porte en note : « S. Alphonsus, de Lugo, Lessius, Toletus, Sanchez, Sporer existimant unicuique licitum esse suas merces carius vendere ob expectatam solutionem, dummodo rei valorem haec differentia non excedat. »
  16. V. Endemann, Studien in der Romanisch-Canonistichen Wirthschafts und Rechtslehre bis gegen Ende des sienbenzehntes Jahrhunderts (Berlin. 1883), t. II, pp. 49 à 55.
  17. S. Thomas a parfaitement indiqué cette différence entre le louage et le prêt, qui est capitale. (Sum. th., quœst. 78, art. 2, ad quintum) Il s’est montré plus exact qu’Hume et Turgot.
  18. Esprit des lois, liv. XXI, chap. xx.
  19. On voit bien là l’idée que la productivité, résultant de l’emploi comme capital de la somme remise, est la raison de la légitimité de l’intérêt.
  20. Le droit civil s’était écarté du droit canonique sur ces deux points dans les trois derniers siècles.
  21. Dès le treizième siècle, cette combinaison était discutée dans les écoles et elle triompha définitivement au commencement du seizième. Elle consistait à décomposer le prêt à intérêt en trois contrats successifs : — 1° une société à profits et pertes communs entre un capitaliste et un commerçant ; — 2° une assurance du capital ; — 3° un forfait pour les profits. Or, cette analyse répond parfaitement à la réalité, quand il s’agit d’un prêt d’affaires, en d’autres termes du crédit à la production, qui est tout différent du crédit à la consommation. De plus en plus cette distinction tendit à pénétrer dans les idées et dans la pratique, et le mérite des théologiens, comme Ange de Chiva, Gabriel Biel, Jean Eckius et surtout du canoniste Navarra fut d’y adapter leur enseignement. Quant à la distinction entre le prêt fait à un marchand et celui fait à une autre personne, qui à partir du xvie siècle commence à être faite par tous les jurisconsultes attentifs aux faits économiques, nous savons qu’elle n’est pas admise par l’encyclique Vix pervernit de Benoît XIV. Cela n’a pas empêché le cardinal de la Luzerne de la reprendre dans son ouvrage : Du prêt de commerce. Mais l’admission du trinus contractus équivalait en fait, dans la plupart des cas, à cette distinction. Seulement il fallait, pour qu’on pût appliquer cette fiction juridique, que l’intérêt perçu dans le prêt de commerce en question : — 1° ne dépassât pas l’évaluation des bénéfices dont on traitait ainsi à forfait ; — 2° que l’assurance du capital fût payée à son juste prix, en d’autres termes que l’intérêt fût en proportion de la productivité du capital et des risques courus. Cette double restriction a bien son importance ; car elle empêche en conscience d’abuser de la position malheureuse d’un emprunteur, même en matière de commerce.
  22. Ainsi le taux énorme de l’intérêt dans les prêts faits aux halles pour la journée aux revendeurs ambulants se justifie à la fois par le periculum sortis, et par la peine qu’a le prêteur pour apporter son argent et le recouvrer, par ce que les anciens appellaient l’interesse et les modernes la commission. Les réclamations des emprunteurs, quand on a voulu empêcher ces opérations, ont montré qu’elles étaient avantageuses aux deux parties.
  23. Abbé Jules Morel, du Prêt à intérêt ou des causes théologiques du Socialisme (Lecoffre, 1873). Mgr Scheicher, articles publiés en 1887 dans la Postzeitung d’Augsbourg, analysés dans L’Association catholique de décembre 1887.
  24. Le capital se perpétue au moyen d’une série de transformations dans lesquelles il est dénaturé, détruit d’une manière apparente, mais reconstitué sous la forme de produits. Dans ces produits, la matière est multipliée ou revêt des combinaisons mieux appropriées aux besoins des hommes : la semence et les fumures deviennent moisson, la laine devient drap, le minerai brut et la houille deviennent fonte ou acier. La circulation du capital dans les opérations industrielles et agricoles imite ainsi le grand phénomène naturel de la circulation de la matière. Stuart Mill (Principes d’économie politique, liv. I, chap. v, a très bien démontré que ces phénomènes se produisaient aussi bien pour les capitaux dits fixes que pour ceux qu’on appelle circulants. La direction de cette transformation, de manière à ce que le capital se multiplie et se reproduise incessamment, exige à la fois la capacité technique et la capacité économique. Dans les sociétés compliquées, basées sur l’échange et l’économie monétaire » cette dernière capacité est de plus en plus nécessaire et l’on peut dire avec une certaine vérité, selon le proverbe populaire, que conserver est aussi difficile qu’acquérir.

    Cette observation des faits réels de la vie industrielle démontre trois choses — 1° que les lois économiques ont en partie leur racine dans les phénomènes naturels ; — 2° que la liberté de disposer de ses biens, soit de son vivant soit même après décès, est un attribut naturel du droit de propriété ; — 3° que toute expérimentation socialiste, en arrêtant ou compromettant l’œuvre si délicate de la transformation et de la reconstitution incessante des capitaux, amènerait la ruine de la société dans un bref espace de temps.

  25. Mgr de Conny, le Travail, sa dignité et ses droits (Paris, Poussielgue, 1878).
  26. L. Gorse, le Fond de la question juive. La terre ou l’argent, qui l’emportera ? (Paris, 1888, Rétaux-Bray), pp 13 à 17.
  27. Par suite des conversions successives opérées sur les Consolidés anglais, une famille, qui en 1789 jouissait d’un revenu de 6.000 livres, n’en a plus eu en 1889 que 2.750 et n’en aura plus en 1902 que 2.500.
  28. V. à la fin du volume l’Appendice : la Question monétaire en 1892.
  29. V. l’excellent Manuel des opérations de banque et de placement, par M. Georges Vignes. Paris, Pichon, 1889.
  30. Au moyen âge, pour tourner l’application de la doctrine canonique sur l’usure, on imagina d’appeler dépôt, depositum irregulare, le prêt de sommes d’argent fait pour un temps plus ou moins court par un capitaliste à un banquier. Celui-ci acquérait l’usus nummorum et faisait participer le prétendu déposant à ses profits. En réalité rien ne ressemble moins aux dépôts. Ceux qui confient leur argent aux banquiers sont de simples prêteurs. En cas de faillite, ils ne sauraient retirer ces fonds comme de vrais déposants, qui en auraient conservé la propriété. Les canonistes et les scolastiques de ces époques, dominés par la théorie d’Aristote sur la stérilité de l’argent, avaient de la peine à comprendre les faits économiques nouveaux ; cependant, ils cherchaient des raisons pour légitimer les usages commerciaux de leur temps :ainsi Molina et Lugo, après avoir rapporté la pratique des banquiers, qui allouaient aux dépôts faits dans leur caisse des intérêts considérables sous des formes plus ou moins déguisées, les justifient au cas où le banquier non ex pacto sed ex animo liberati et grato illud emolumentum deponenti praestat. Ballerini et Palmieri, les professeurs contemporains du collège romain, disent, avec autant de raison que d’esprit : haec pro illa tantum œtate accipienda sunt atque credere licet, tunc non paucos bancarios utrumque praemium liberaliter contulisse. (Opus theologicum morale, t. III, p. 743. (Prato, 1890.)
  31. V. le grand ouvrage d’Eugenio Tortora, Il Banco di Napoli (Napoli, 2 vol. in-4, 1883), et du même auteur : Nuovi documenti per la Storia del Banco di Napoli (Napoli, 1890, in-4).
  32. Les opérations de compensation étaient remarquablement pratiquées dès le xvie siècle aux foires de Lyon et de Besançon (ces dernières transportées à Novi, dans l’Etat de Gênes). V. Endemann, Studien in der Romanisch Kanonistichen Lehre, t I, pp. 158-159. Elles l’étaient du reste déjà antérieurement à Barcelone dès le commencement du xive siècle et dans les places italiennes grâce à l’établissement des banques de paiement (Banco del Giro) de Venise, de Gênes, de Milan. V. notre étude le Crédit populaire et les banques en Italie, du xve au xviiie siècle. La chambre de compensation, érigée à Lyon sous le nom des quatre payements correspondant aux foires, et dont Savary et Boisguillebert disaient que « les négociants y payaient en quelques heures des millions de livres, sans débourser un sol », a duré jusqu’en 1793, et a vraisemblablement servi de modèle au Clearing House de Londres, créé en 1775. V. le règlement du 2 juin 1667 qui décrit son fonctionnement, dans le Banquier français ou la pratique des lettres de change (Paris, 1724).
  33. V. dans le bulletin de l’Institut international de statistique (Rome, 1886), t. I, Die Entwickelung des Clearingverkehres, par Heinrich Rauchberg.
  34. D’autre part, dans l’année 1889-90, les 3.567 Banques nationales des Etats-Unis ont tiré les unes sur les autres pour 11.550.898.255 dollars de traites. Il y a un nombre égal de banques d’Etat et de banques privées faisant des opérations semblables, sauf l’émission des billets. On peut donc vraisemblablement doubler ce chiffre. Dans la journée du 1er juillet 1890, les 2.364 banques nationales, qui ont répondu à la circulaire du comptroller général, avaient encaissé 421.824.726 dollars, dont 5.079.252 en espèces métalliques (soit 1.21 p.100) 12.870.611 en certificats de dépôts du Trésor (3,05 p. 100) et le reste en chèques (45 p.100), en virements au Clearing House (46 p. 100) ou autres procédés divers (3,76 p. 100). V. the Banker’s magazine de New-York, janvier et février 1891.
  35. Ainsi, le 10 janvier 1891, la Banque de France a fourni 12 fois 1/2 la couverture de l’emprunt, soit 1 milliard 763 millions versés au Trésor. Cette opération s’est effectuée par des virements presque exclusivement. Les virements entre les comptes courants des particuliers et le Trésor se sont élevés, dans la journée du 10 janvier, à 2.672.100.000 fr. et le 12 janvier entre le Trésor et les comptes courants à 2.500.000.000 fr. L’encaisse métallique et la circulation fiduciaire n’ont joué qu’un rôle très secondaire dans cette opération et dans sa préparation. Du 6 au 10 janvier, la première a été en augmentation et la seconde en diminution à plusieurs reprises.
  36. Sur les crises du crédit, V. Bagehot, Lombard Street, chapitre vi : Comment il se fait que Lombard Street est quelquefois fort calme et quelquefois fort agité, et C. Juglar, Des crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux États-Unis (2e édit. Guillaumin, 1889).
  37. V. entre autres les faits rapportés par the Economist des 17 et 24 novembre 1888, 16 mai, 6 et 13 juin 1891, et par l’Economiste français du 26 octobre 1889 et du 1er février 1890.
  38. François Lenormant, dans son livre la Monnaie dans L’antiquité (3 vol. Maisonneuve, Paris, 1878) a mis parfaitement en évidence l’identité et la constance des phénomènes monétaires,
  39. Voy. Léopold Delisle, Mémoire sur les opérations financières des Templiers (1889), pp. 87 et 246.
  40. Voy. Bourquelot, Mémoire sur les foires de Champagne, 2e partie, pp. 117 à 122, 143 à 154.
  41. Au commencement du xviiie siècle, Daguesseau (Mémoire sur le commerce des actions de la Compagnie des Indes) (1720) indique l’importance qu’avait alors le commerce du papier de change.
  42. L’Évolution économique, au xixe siècle (1878, Paris, Guillaumin).
  43. M. de Beauvoir, Voyage autour du monde (Plon, 1872), t. III, pp. 81-82, indique les spéculations auxquelles donnent lieu les variations du change à Chang-Hai. Il est déterminé par l’arrivée de chaque malle. « Notre malle avait mis le tael à 7 fr. 25 ; la malle anglaise arrivait et le faisait monter à 8 fr. 10 cent… Comme la malle destinée à faire monter le baromètre du change stoppe vingt-quatre heures à Singapour et surtout à Hong-Kong pour faire son charbon, deux maisons de Chang-Hai ont fait construire à Glascow des navires superbes coûtant deux millions chacun et qui sont tout machines, de façon à pouvoir courir plus vite que la malle et à gagner sur elle trois ou quatre jours depuis Singapour, et plus souvent trente heures depuis Hong-Kong. Une simple lettre pour un agent est le chargement le plus précieux de ces hardis steamers. Sachant à l’avance les cotes qui seront apportées, il calcule à coup sûr le marché du surlendemain où le picol de thé montera de 245 fr. à 253 fr., où la pièce de grey shirting s’élèvera de 57 fr. à 60 fr., où la caisse d’opium tombera de 4.220 fr. à 4.000 fr. »
  44. V. à la fin du volume Appendice sur la question monétaire en 1892. A première vue il semble que si l’on pouvait rendre à l’argent, par une convention internationale universelle, son rôle monétaire, l’on échapperait aux difficultés causées par l’étroitesse de la circulation métallique et à l’influence anormale, qui en résulte pour la Haute Banque. L’on pourrait même être tenté d’invoquer en ce sens la situation monétaire favorable de la France, où le stock d’argent monnayé avant 1876 circule encore au pair avec l’or dans les paiements intérieurs ; mais une note du paragraphe suivant indiquera par quel artifice ce résultat est obtenu. Ces arguments sont sans valeur, car : — 1° l’addition d’une monnaie d’argent à la monnaie d’or ajouterait relativement peu de chose à la circulation métallique comparativement à la circulation fiduciaire ; — 2° l’agio existerait toujours sur les deux métaux en raison des différences de leur prix naturel comparé à leur prix légal ; ce serait une source de spéculations stériles bien plus importantes que celles dont on se plaint dans les pays à circulation monétaire d’or exclusive.
  45. Le résultat des crises financières du Portugal, de l’Espagne, de l’Amérique du Sud en 1891 a été d’augmenter les réserves d’or des principales banques nationales, notamment à Paris, à Londres, à Berlin. Au 31 octobre 1891, elles montaient à 7.663 millions de francs au lieu de 6.914 millions de francs au 31 octobre 1890. V. un tableau détaillé dressé par M. O. Haupt et repro­duit dans le Journal des économistes de janvier 1892, p. 15.
  46. Le 31 juillet 1890, la Banque d’Angleterre porte le taux de l’escompte à 5p. 100. Sur le marché libre il baisse immédiatement à 4½ % p.100 « à cause de la concurrence des maisons étrangères qui trouvent à Londres un emploi plus avantageux pour leur or que chez elles ». The Economist 9 août 1890.
  47. Notre système monétaire donnant à la Banque le moyen de rembourser ses billets en écus, elle en profite pour ne donner de l’or au public que dans des proportions soigneusement mesurées. En temps ordinaire, elle vend aux banquiers l’or qu’elle garde en lingots ou en souverains anglais, avec une prime qui est allée, à certains moments, jusqu’à 7 pour 1000.
  48. V. sur ces précautions le rapport de M. Sadi-Carnot sur l’émission de l’emprunt de 500 millions du 10 mai 1886, dans le Bulletin du Ministère des Finances, année 1886 t. I, p. 607.
  49. V. entre autres the North American Review, janvier 1888, et the Economist, 9 août et 7 décembre 1890.
  50. 580 millions de francs à la fin de 1891, d’après M. Raffalovich, Journal des Economistes de janvier 1892.
  51. The Economist, 18 avril et 16 mai 1891.
  52. La solidarité des marchés financiers s’étend aujourd’hui jusqu’aux antipodes. A la fin de 1891, les achats de blé et de coton que l’Angleterre est obligée de faire aux États-Unis coïncidant avec les embarras de la place de Londres causés par les pertes de l’épargne anglaise dans l’Amérique du Sud, les banquiers de Londres ont dû user de toutes leurs ressources pour faire face aux paiements qu’ils avaient à faire aux États-Unis. Ils ont retiré une grande partie des fonds qu’ils avaient dans les banques australiennes et ont fait faire des envois d’or considérables de Sidney à San-Francisco. Cela a précipité en Australie l’explosion d’une crise financière que des causes propres à ce pays préparaient d’ailleurs depuis longtemps. V. the Economist du 3 janvier 1892.
  53. V. the Economist 18 octobre 1890, et Journal des Economistes, décembre 1890.
  54. En juin 1891, la Banque de France, pour empêcher que les retraits d’or prévus pour l’été à la Banque d’Angleterre ne provoquent une crise monétaire à Londres, s’est, dit-on, engagée à l’avance à revendre l’or qu’elle avait fait venir de New-York au même prix auquel elle l’avait acheté. V. the Economist, 13 juin 1891. Nous ne savons pas si cette transaction a eu lieu.