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Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

LA PLUS-VALUE FONCIÈRE ET LES SPÉCULATIONS SUR LE SOL


  1. Comment l’argent est devenu la représentation du capital. L’accroissement automatique de la valeur du sol et la thèse de l’unearned increment d’Henri George.
  2. La réalité des faits dans l’Europe Occidentale.
  3. La plus-value des terres en Russie et dans le Far-West américain.
  4. Les spéculations foncières aux États-Unis.
  5. La crise agricole et les fermes abandonnées dans les États de l’Est.
  6. La hausse du taux de capitalisation du revenu foncier et ses conséquences sociales.
  7. La terre et l’argent, ou les dangers de l’hypothèque.
  8. L’accroissement de la dette hypothécaire en Europe ;
  9. Aux États-Unis et en Australie.
  10. La mobilisation du sol et les institutions de crédit foncier.
  11. Le Crédit foncier de France.
  12. Les sociétés immobilières et les crises spéciales à la propriété urbaine.
  13. La défense de la propriété : institutions protectrices des petits patrimoines et organisation du crédit.

I. — Au milieu du grand développement de la richesse mobilière, que devient la terre, qui est sans métaphore le support réel et solide de tout cet édifice ?

La valeur foncière se compose de deux éléments étroitement mélangés et dont l’importance relative varie incessamment, en sorte que la théorie seule les distingue et que la pratique a toujours vu avec raison dans la terre un capital comme les autres.

La qualité que le sol a de servir de matrice aux phénomènes de la végétation et de support à l’habitation humaine, les éléments assimilables contenus dans son sein, les arbres et les herbes qu’elle produit spontanément, les eaux qui sillonnent sa surface, voilà le don primitif de Dieu fait aux hommes pour leur rendre le travail possible.

Non seulement le travail actuel est nécessaire pour tirer parti de la terre[1], mais il y faut encore des incorporations [fin page115] de capitaux d’autant plus larges qu’on lui demande des moissons plus abondantes ou qu’on y élève des habitations plus confortables. Même dans les sociétés naissantes, où il semble que le don naturel soit tout, l’utilisation de la terre n’est en réalité possible que grâce à des travaux de viabilité et à l’appui donné aux settlers par l’outillage collectif mis en œuvre par la commune ou l’État ; sinon la nature vierge dévore les premières générations d’occupants ou en fait des sauvages, comme cela s’est souvent vu dans les colonisations européennes des siècles derniers, comme cela s’est produit constamment dans les migrations des temps primitifs.

Plus un territoire est occupé et plus l’agriculture y devient intensive, plus aussi augmentent les incorporations de capitaux, constructions, défrichements, amendements permanents, irrigation, viabilité. C’est la forme première et la plus importante de la capitalisation (chap. i, § 12). Elle se traduit plus ou moins par l’accroissement de la valeur locative et de la valeur vénale du sol. Nous disons plus ou moins, car ces capitaux-là échappent en grande partie à la direction de leur propriétaire dans l’œuvre si délicate de transformation, de dénaturation et de reconstitution sur les produits qui rend leur perpétuation possible (chap. iii, § 5). Suivant les bonnes ou les mauvaises chances, ils se déprécient ou prennent une plus-value.

Cette plus-value peut résulter de l’accroissement des besoins de subsistance pour une population croissante, de l’agglomération de la population sur certains points et de la demande plus vive de produits particuliers qui en résulte (fruits, légumes et laitage autour des villes), de l’ouverture de voies de communication qui diminuent les frais de production et d’adduction des produits sur les marchés. Des plus-values très accentuées sont acquises par le fait de ces diverses circonstances à certains terrains agricoles et urbains.

La question est de savoir s’il y a une tendance générale et constante à l’accroissement de la valeur de la terre indépendamment de tout travail du propriétaire et par le seul fait de l’accroissement de la population qui réclame plus de subsistances, grâce à la protection que la loi donne à la propriété perpétuelle et héréditaire.

Au commencement de ce siècle, Ricardo a soutenu l’existence de cette tendance et a mis en évidence ces phénomènes sous le nom de théorie de la rente ; car tel est le nom que les économistes donnent à cette portion hypothétique du revenu des propriétaires fonciers, qui dépasse l’intérêt au taux normal des capitaux engagés. Après lui, Stuart Mill en a déduit un ensemble de conséquences logiques, qui constitueraient toute une dynamique fatale du mouvement économique. Enfin le socialiste californien Henri George s’est emparé de cette théorie, lui a donné un relief très grand par des exemples tirés de certaines spéculations sur les terres en Amérique et a fait de l’unearned increment la base d’un réquisitoire passionné contre la légitimité de la propriété foncière.

La donnée première de Ricardo nous paraît exacte en soi[2]. A bien des reprises, elle s’est vérifiée, dans les siècles de prospérité du moyen âge notamment[3] Le grand historien arabe, Ibn-Khaldoun, a décrit les phénomènes qui se produisaient au xive siècle dans le royaume arabe de Grenade, quand la population se pressait sur un territoire resserré sans communications possibles au dehors. Ils étaient absolument semblables à ceux que Ricardo a vus se répéter en Angleterre, lorsque des populations manufacturières croissantes en nombre réclamaient du sol national des subsistances de plus en plus abondantes sans qu’on pût encore recourir à des importations étrangères[4].

Mais si la théorie de Ricardo doit conserver sa place dans le catalogue des lois économiques comme une tendance qui peut se réaliser dans certaines circonstances, sa réalisation effective est très rare ; elle est en effet contrebalancée par deux autres lois bien plus énergiques : la dépréciation des capitaux anciennement engagés et la baisse du taux de l’intérêt, en sorte que dans la plupart des cas la valeur vénale des terres et des maisons ne représente pas et de beaucoup la somme des capitaux qui y ont été incorporés. Les faits européens et américains que nous allons exposer le prouveront. Puis, là même où la rente existe, l’action des causes qui, dans une société libre et prospère, tendent à relever le prix des services et font profiter l’ouvrier de la productivité de l’industrie, fait que la hausse des salaires absorbe en grande partie le bénéfice des propriétaires. C’est ce qui s’est passé en ce siècle en France, notamment pour l’agriculture, dans la période de plus-value de la propriété foncière de 1815 à 1870.

De ces grands débats théoriques il reste seulement ceci : c’est que, dans certains cas, de notables plus-values sont réalisées par des propriétaires heureux et que d’autres fois un changement, un progrès, dans les arts industriels les ruine, témoins ces terres du Vaucluse et de la Drôme, qu’enrichissait la culture de la garance et auxquelles la découverte des couleurs dérivées de la houille a fait perdre une grande partie de leur valeur. Cela montre une fois de plus l’influence dans les choses humaines de la chance ou, pour parler. plus exactement, de l’action de la Providence. On la retrouve partout dans l’ordre économique[5] ; elle est une cause de plus de l’inégalité des conditions (chap. i, § 1). Or comme il est impossible de distinguer pratiquement dans chaque revenu foncier ce qui est rente et ce qui est intérêt des capitaux incorporés, tout l’effort d’Henri George et de ses disciples, Flursheim, sir Richard Wallace, W. Harbut Dawson, aboutit, suivant les pays, à préconiser un certain nombre de réformes législatives plus ou moins discutables. Pour l’Irlandais, c’est l’expulsion des Landlords au profit des tenanciers ; pour l’Anglais, c’est l’abolition de tous les obstacles légaux à l’aliénation du sol ; pour le membre américain de l’anti-poverty league, c’est l’impôt unique sur la terre comme moyen d’encourager l’agriculture ; pour l’Australien, c’est le droit du free selecter ou défricheur à l’encontre du squatter, qui occupe de vastes espaces uniquement pour le pâturage. En d’autres termes, il n’y a aucune loi générale à tirer de tous les volumes écrits sur la rente et l’unearned increment : il s’agit seulement pour chaque pays d’organiser au mieux de ses conditions historiques et économiques l’union de la famille agricole et du sol sur la base de la propriété privée héréditaire, la seule qui réponde aux nécessités de la civilisation.

II. — Quand on veut se rendre compte, en Europe, de l’accroissement de valeur des terres à des époques un peu éloignées, il faut évidemment tenir compte d’abord de la hausse dans l’évaluation, qui correspond à la diminution du pouvoir d’acquisition des métaux précieux. Tous les prix ayant monté, — les produits comme les salaires, — naturellement les capitaux sont exprimés par des chiffres supérieurs : c’est une rectification que chacun comprend.

En France, l’Administration des contributions directes, en 1879, a donné à la propriété non bâtie une évaluation qui aurait constitué sur celle de 1851 un accroissement de 43,50 p. 100[6]. Cette évaluation inspirée par un but fiscal a été contestée et doit être évidemment réduite ; mais une augmentation sensible entre 1851 et 1879 (1.275 francs l’hectare à la première date, 1.700 francs à la seconde), s’explique très bien par la baisse du pouvoir de l’argent et par les énormes incorporations de capitaux qui ont été faites dans notre sol pendant cette période.

Partout où la chaux a pu être transportée à bon marché, dit M. Risler dans la Géologie agricole, la valeur du sol a augmenté d’un tiers de 1850 à 1870. C’est dire combien inégalement les différentes parties du territoire ont bénéficié des progrès modernes. C’est dire surtout pour combien l’incorporation de nouveaux capitaux est dans la plus-value foncière. Le même fait s’est produit en Angleterre : c’est grâce à des dépenses considérables que des bas-fonds marécageux ont été changés en riches prairies, tandis que bien des terres légères cultivées au moyen âge ont dû être remises en parcours[7]. Henri George, dans la plupart des exemples qu’il donne des plus-values foncières, méconnaît complètement l’importance de cet élément.

L’accroissement de la population et l’augmentation de la consommation des produits animaux par les centres manufacturiers ont sans doute été pour une part dans cette plus-value de la valeur des terres ; mais cette cause a été neutralisée d’abord en partie par la hausse de la main-d’œuvre agricole, nous l’avons dit ; puis d’une manière radicale par la concurrence des pays nouveaux, qui, à partir de 1875, a ramené le prix de tous les produits du sol fort en arrière et, par conséquent, a fait baisser la valeur vénale des terres de 20 à 33 pour 100, suivant les localités. Dans la Grande-Bretagne, les terres, qui en 1865 valaient 1.864 millions de liv. et qui étaient montées en 1875 à 2.007 millions de liv. d’après les évaluations de l’income tax, étaient en 1885 redescendues à 1.691 millions de liv. et dans les cinq années suivantes elles ont encore baissé[8]. C’est une des manifestations les plus accentuées qu’on ait jamais vues de la loi de dépréciation des capitaux anciennement engagés. En réalité, la propriété rurale subit plus directement qu’aucune autre le contrecoup de tous les phénomènes généraux qui soulèvent ou abaissent la fortune du pays. Actuellement, le revenu des terres en France, comme dans toute l’Europe, est dans l’ensemble fort au-dessous de l’intérêt normal des capitaux qui y ont été irrévocablement engagés comme constructions, défrichements, amendements, routes, depuis deux siècles, pour ne pas remonter plus haut.

Il est néanmoins une plus-value du revenu des terres qui se produit autour des grands centres, c’est celle des locations pour la chasse. Dans la Seine-et-Marne, par exemple, la location des terrains boisés est de 18 fr. 61 à l’hectare et de 8 fr. 70 pour les terrains en plaine, soit en moyenne 9 fr. 80, ce qui constitue un rapport de 12 p. 100 avec le prix de location pour la culture. Dès qu’on s’écarte de Paris et des grandes villes, comme Lyon ou Lille, ce produit-là diminue rapidement : dans l’Orne il n’est plus que de 1 fr. 64 à l’hectare, soit 1 p. 100 du prix de location pour la culture[9]. Nous n’avons pas pour la Grande-Bretagne de relevés semblables ; toutefois, l’on sait que la valeur attribuée aux high lands d’Écosse comme terrains de chasse a eu souvent pour résultat d’en faire disparaître la culture (chap. i, § 2). Si ce fait se généralisait, il deviendrait vraiment dommageable à la chose publique. C’est une des conséquences inattendues de la concentration des grandes fortunes dans les villes[10].

La plus-value de la propriété urbaine dans les grandes villes est un fait que tout le monde peut constater. Au point de vue général, il peut bien être contrebalancé, et largement, par la dépréciation des maisons dans toutes nos villes de second et de troisième ordre. D’énormes capitaux consacrés à la construction dans les siècles précédents sont réduits à rien. Des hôtels remarquables par leur architecture y sont loués à des paysans, à des ouvriers, pour un prix qui ne permet même pas à leurs propriétaires de les entretenir. Là où la plus-value se produit, elle est due sans doute en partie à l’amélioration des conditions de l’habitation de toutes les classes, qui entraîne de grandes incorporations de capital[11] ; mais elle est due aussi à l’élévation des loyers, et, dans ce dernier cas, la richesse des uns a bien pour cause la charge imposée aux autres. Il n’y a toutefois à cela aucune injustice ; car, le nombre des gens qui veulent vivre dans les capitales dépassant celui des logements, le seul moyen d’arriver à l’équilibre est de les attribuer à ceux qui en offrent le meilleur prix[12]. Pour les ouvriers, cette charge est d’ailleurs en partie compensée par l’élévation des salaires. Il n’en reste pas moins vrai qu’un des points faibles de la civilisation du dix-neuvième siècle est la concentration inouïe jusque-là des populations dans les villes. Il faut remonter de vingt siècles en arrière, jusqu’à Babylone, à Alexandrie, à Rome, pour retrouver une pareille prédominance de la vie urbaine. De toutes les complications qu’elle fait naître, une des plus graves est certainement la difficulté du logement de l’ouvrier dans des conditions satisfaisantes. C’est une des grandes causes du paupérisme. Elle neutralise parfois les bienfaits de la hausse des salaires (chap. i, § 7).

III. — Pour voir se produire de grandes plus-values sur les terres, il faut observer les pays qui entrent pour la première fois en contact avec la civilisation et son appareil économique.

La Russie d’Europe est un des pays où le phénomène de la plus-value du sol agricole se manifeste le plus nettement en ce siècle. D’après une enquête faite par le ministère de l’Agriculture dans 43 gouvernements, sur la valeur des terres, — 1° de 1860 à 1870, — 2° en 1883, — 3° en 1889, la hausse a été générale et très considérable de la première à la deuxième période : elle a été en moyenne de 143 p. 100, mais s’élevant quelquefois à 400 p. 100. De 1883 à 1889, le mouvement de hausse a été moins accentué et les prix de la terre ont marqué une tendance à une moins grande inégalité. Sous l’influence de la baisse du prix des céréales, ils ont subi une certaine dépression dans les régions où les prix de vente étaient le plus élevés en 1883, tandis que la valeur vénale a surtout progressé là où elle était relativement basse à cette époque. Ainsi il n’y avait plus en 1889, dans les gouvernements objet de cette enquête, un seul déciatine de terre à moins de dix roubles, même en dehors de la région des terres noires, tandis que de 1860 à 1870 les terres vendues au-dessous de ce prix figuraient pour 26 p. 100 dans la région non tchernozème et même pour 17,8 p. 100 dans cette région privilégiée. D’autres tableaux statistiques établissent que dans ces mêmes gouvernements la population a augmenté de 24 p. 100 de 1856 à 1885 et que partout la plus-value des terres a été en raison à peu près constante de l’accroissement de la population et du développement des voies ferrées[13].[fin page122-123]

C’est toutefois dans le Far-West américain que les faits de plus-value des terres attirent le plus l’attention publique. L’ouverture des chemins de fer la réalise avec une grande rapidité et crée des inégalités très grandes entre les différentes localités, au moins provisoirement, tant que le réseau des voies ferrées n’a pas étendu ses mailles serrées sur tout le territoire. Mais il y a cette grande différence entre la Russie et les États-Unis, c’est que la Russie a une population relativement nombreuse fixée sur le sol et que la majeure partie des familles sont propriétaires, soit sous la forme individuelle, soit sous la forme communale, en sorte que cette plus-value se répartit entre un grand nombre de personnes. Aux États-Unis, au contraire, l’espace est vide et le champ est ouvert aux plus diligents, aux plus puissants aussi. Depuis le commencement du siècle, l’espérance de profiter de cette plus-value attire des immigrants des contrées les plus reculées de l’Europe, et, maintenant que les terres libres deviennent plus rares, les grands capitalistes se hâtent d’acheter le plus de terre possible dans les régions où ils présument que les chemins de fer vont pénétrer.

IV. — Il y a là en soi un fait de prévision parfaitement légitime et ceux qui les premiers apportent des capitaux dans les pays neufs rendent de tels services qu’on ne saurait se plaindre de voir leur spéculation couronnée par la fortune. Bien d’autres d’ailleurs y perdent des capitaux, dont les débris profitent à ceux qui viennent après eux. Nulle part cette compensation n’est plus visible qu’aux États-Unis, où tout settler qui a quelques moyens cherche à fonder une ville, trace des rues, découpe des lots sur le terrain et se ruine quatre vingt-dix-neuf fois sur cent. Un disciple d’Henri George, M. W. Harbut Dawson, dans son ouvrage the Unearned increment : reaping without sowing[14], cite lui-même des exemples de spéculations sur les terrains qui ont abouti à les revendre à grand’peine au quarantième de leur prix d’achat. Mais à côté de ces faits, l’histoire a conservé le souvenir de quelques hommes qui, au commencement de ce siècle, ont fait fortune en allant les premiers s’établir au delà des Alleghanies et en achetant de grandes quantités de terre, de Georges Fower et de Morris Zirkbeck, deux farmers anglais, qui fondèrent le premier settlment dans l’Illinois et laissèrent à leurs descendants une grosse fortune ; de Jacob Astor, qui prévit l’immense développement de New-York ; de Peter et de Geritt Smith, qui colonisèrent la région d’Oswego, et de bien d’autres encore dans le Far-West[15].

La considération publique entourait le nom de ces hommes comme ayant frayé la route à leurs concitoyens par leur hardiesse et la sûreté de leur coup d’œil.

Deux ordres de faits ont modifié l’opinion dans ces dernières années : d’une part, la prétendue diminution de la petite propriété, de l’autre les fraudes très réelles commises par les grands spéculateurs au détriment du domaine public et par conséquent des nouvelles générations de settlers.

Sur le premier point, il y a eu une grave exagération. Le nombre des petits et des moyens propriétaires est loin de décroître aux États-Unis ; il augmente même chaque année. Mais la vérité est que dans l’Extrême-Ouest de grandes propriétés se sont formées et que l’établissement des petits cultivateurs propriétaires y est beaucoup moins facile qu’il ne l’était dans les fertiles vallées de l’Ohio et du Mississipi. La raison en est toute physique, ce qui fait que les lois sur le homestead et la preemption n’y peuvent rien. Entre le centième méridien Ouest de Greenwich et les montagnes Rocheuses, la quantité de pluie est très insuffisante ; elle est seulement de 15 à 3 pouces par an en moyenne. Beaucoup de terres sont imprégnées de salpêtre et celles qui ont un fonds riche ne peuvent être mises en culture que par l’irrigation. Dans toute une zone intermédiaire, la récolte est perdue dès que l’année est tant soit peu sèche ; c’est le cas de l’ouest du Kansas et d’une partie du Nebraska. Nous signalions ce fait, alors tout récemment constaté, dans la première édition de notre ouvrage les États-Unis contemporains, en 1877, et nous disions que quand quelques cent mille colons se seraient encore établis, l’ère des grandes prospérités et des riches dons gratuits se trouverait close. Actuellement, presque toutes les bonnes terres susceptibles d’être mises en culture à peu de frais et sans irrigation sont occupées. C’est ce qui explique la brutalité avec laquelle une dizaine de mille immigrants se sont précipités au mois de mai 1889 dans le territoire d’Oaklahoma, appartenant aux Indiens, que le Président ouvrait à la colonisation. Dans toute cette région, le petit farmer isolé a beaucoup de chances d’être écrasé, s’il n’est pas précédé par les grands éleveurs de bétail en liberté, par les compagnies de spéculateurs, qui accaparent le sol, il est vrai, pour le lui revendre de 5 à 10 dollars l’acre (65 à 125 francs l’hectare), au lieu de 1 dollar 25 (6 fr. 70) prix du gouvernement pour les terres publiques, mais qui tracent quelques routes, établissent des canaux d’irrigation, provoquent la création de bureaux de poste et de chemins de fer.

Ces compagnies ont pris une grande extension depuis une vingtaine d’années et les capitalistes anglais et hollandais ont saisi avec empressement cette occasion de se rattraper en Amérique des pertes que la crise agricole leur fait éprouver en Europe. Le Banker’s magasine publié en 1885 un tableau de 29 compagnies ou grands propriétaires étrangers qui, à eux seuls, possédaient 20.647.000 acres, soit 8.266.800 hectares[16]. On n’a pas fait le relevé des compagnies de capitalistes américains ; mais elles doivent être aussi importantes. Les rapports du Commissaire des terres publiques ont signalé les fraudes de toute sorte par lesquelles ces compagnies accroissent leurs possessions au détriment du domaine public. Nous ne les justifions assurément pas. Seulement, pour apprécier les choses dans leur ensemble, il faut tenir compte des capitaux énormes qui vont s’engloutir dans les chemins de fer de l’Ouest. Le placement est généralement fort mauvais pour les actionnaires ; mais ces lignes ouvrent la voie à la civilisation, et quand le capital qu’ils représentent aura été lavé, suivant la pratique et l’expression américaines, ce seront les farmers, les travailleurs de toute sorte, qui en auront recueilli le plus clair bénéfice.

C’est ce que les compagnies de chemins de fer du Sud-Ouest ont exprimé dans une note publiée à l’occasion des mesures tyranniques prises contre elles en 1891 par la législature du Texas, composée de farmers ignorants.

Les compagnies de chemins de fer ont placé dans le Texas des sommes considérables. Des centaines de milles de voies ferrées ont été construits dans un territoire inhabité ; des millions de dollars ont été dépensés pour faire de la publicité en faveur de l’État et lui procurer des colons. Aucune section de l’Ouest n’a été l’objet de réclames (boomed) pareilles à celles qui ont été faites pour le Texas. Les compagnies avaient entrepris de faire de Galveston un port indépendant et l’aboutissant de tout le Sud-Ouest, ainsi que d’une partie de la côte du Pacifique et de la section de l’Ouest central. C’est quand le Texas a été ainsi en possession de tous ses chemins de fer que le peuple a entrepris de les écraser sous une réglementation tyrannique et inconstitutionnelle…

La spéculation a de fort vilains aspects moraux ; mais il faut tenir compte de tous les progrès qui ne se réalisent que parce qu’elle existe.

La grande propriété n’a qu’un rôle transitoire à remplir aux États-Unis. Elle se morcelle d’elle-même, dès que la population augmente et qu’il y a une plus-value à réaliser. Les grands élevages de chevaux et de bêtes à cornes en liberté (ranchs) paraissent avoir fait leur temps. D’une part, la baisse du prix du bétail diminue leurs profits ; d’autre part, les settlers, qui s’établissent de ça et delà, les gênent ; surtout les pâturages naturels, dans ces territoires si secs, s’épuisent rapidement dès qu’ils sont trop pacagés. Un des derniers rapports du Commissaire de l’agriculture du Kansas établit que l’avenir de cette région est dans un mélange de culture et d’élevage parqué, qui comporte une grande réduction des exploitations, et surtout dans l’utilisation des cours d’eau par l’irrigation. Or ces travaux sont fort coûteux, et là encore la petite culture avec le temps pourra seule les rémunérer. C’est à elle que le dernier mot finira par rester aux États-Unis[17].

V. — Précisément en ce moment la République américaine nous montre combien les phénomènes de rente sont transitoires et quelles vicissitudes inattendues viennent atteindre la propriété foncière. Les campagnes de la Nouvelle-Angleterre et même d’une partie des États de New-York et de Pensylvanie sont en proie à une crise agricole bien plus intense que celle de l’Europe occidentale. Des districts entiers se dépeuplent ; partout ce sont des fermes à vendre pour un prix qui ne représente même pas la valeur des constructions et des clôtures, en sorte que la terre est donnée pour rien et elles ne trouvent pas d’acquéreur ! Dans le Vermont, qui est très montagneux, il est vrai, 30.000 acres de terre sont en vente à moins de 5 dollars l’acre (80 fr. l’hec­tare) ; dans le New-Hampshire, 20.000 acres sont en vente en moyenne à 10 dollars 86 l’acre (135 fr. l’hectare). Dans le New-York, on peut maintenant acheter de très bonnes terres à raison de 30 dollars l’acre (375 fr. l’hectare). C’est une baisse de près de 50 pour 100, comparativement à il y a quinze ans. Dans toute la partie des États-Unis comprise entre l’Atlantique et les Alleghanies jusqu’au Maryland, la terre a perdu au moins un quart de sa valeur.

Cette situation est discutée dans toute la presse américaine. Les causes en sont multiples ; mais elles peuvent se ramener à cinq :

Avant tout la concurrence des pays neufs, comme nous disons en France, c’est-à-dire de l’Ouest, non seulement des anciens États de la vallée de l’Ohio et du Mississipi, mais des nouveaux États, des Dakotas, du Nebraska, du Minnesota et même du Pacifique. Leur blé et leurs bestiaux écrasent les agriculteurs de l’Est, qui produisent dans des conditions beaucoup plus coûteuses. Même pour les laitages, les fruits, le jardinage, les chemins de fer transportent en grande quantité les produits similaires de l’Ouest, à des prix réduits dans des wagons spécialement aménagés, de telle sorte que le fermier du Massachussetts ou du Vermont, qui a quelques milles à faire en voiture, est grevé en réalité de frais de transport plus considérables.

En second lieu, les terres de l’Est sont beaucoup moins fertiles et celles qui sont en culture depuis cent et même deux cents ans commencent à s’épuiser. Le rendement du blé dans l’État de New-York, qui était de treize bushels à l’acre il y a vingt ans, n’est plus que de dix aujourd’hui, malgré les engrais auxquels on a recours. Les hommes épuisent toujours la terre, jusqu’à ce qu’une dure expérience leur ait appris les pratiques d’une agriculture reconstituante. L’Ouest la fera à son tour ; mais on peut y faire des récoltes de céréales, pendant vingt ou cinquante ans selon la qualité des terres, sans se préoccuper de fumure ni de rotation des cultures. Cela lui donne le temps d’écraser l’agriculture de l’Est.

Les partisans du libre échange triomphent de cette situation : le système protectionniste a fait complètement faillite aux agriculteurs. Il ne peut pas empêcher la grande abondance de la production intérieure d’abaisser le prix de leurs produits, tandis qu’il a rendu très chers tous les objets manufacturés que les agriculteurs ont à acheter. Ils sont donc doublement les victimes de ce régime (chap. i, § 5)[18].

Aux États-Unis comme en Europe, c’est toujours la propriété foncière qui paye la plus large part des charges publiques. La démocratie est un gouvernement très cher. Les impôts directs perçus au profit de l’État et de la commune montent annuellement dans la Nouvelle-Angleterre, à 2 et même à 4 pour 100 de la valeur de la propriété. Le farmer ne peut rien dissimuler au fisc, tandis que la richesse mobilière lui échappe en grande partie.

A cet abandon de la culture dans la Nouvelle-Angleterre, il y a des causes morales plus actives encore que les causes économiques. L’attachement au home, au foyer des ancêtres, est un sentiment presque inconnu aujourd’hui dans les familles rurales. Elles se dégoûtent de plus en plus de l’agriculture. Les manufactures, le commerce, avec leurs chances de gain plus rapide, les attirent de préférence ; car le yankee veut de plus en plus gagner de l’argent en spéculant au lieu de peiner de ses bras. Même les travaux de la culture deviennent odieux aux femmes. La propreté est pour elles une superstition. Nulle part la ville n’exerce plus d’attraction sur la campagne. Un certain nombre de farmers du Vermont et du New-Hampshire vont encore dans le Far-West pour y avoir un domaine plus large et plus fertile ; mais si l’on veut savoir où ils vont en masse, il faut ouvrir les recensements des États manufacturiers voisins. Dans le Massachussetts seulement, il y avait en 1885 près de 130.000 personnes nées dans le Maine, 100.000 nées dans le New-Hampshire, plus de 60.000 nées dans le Vermont. Voilà comment les États purement agricoles se dépeuplent. Dans le Connecticut, les villes et les districts manufacturiers continuent à augmenter, tandis que les comtés ruraux perdent une partie de leur population. Un fait montre combien cette cause morale est active. Les campagnes les plus reculées sont encore cultivées, parce que les familles de farmers ont moins de contact avec la ville : c’est au contraire dans la banlieue des grandes cités que se trouvent tant de fermes à vendre !

Enfin il est une cause dont les Américains ne parlent pas, mais qui est très active : c’est la stérilité systématique d’une foule de familles dans cette partie de l’Union[19].

VI. — Nous venons de voir à l’œuvre la loi de dépréciation des capitaux anciennement engagés dans le pays où l’on se serait le moins attendu à la voir se produire. Il faut maintenant, là où nous constatons une plus-value dans le prix du sol, se rendre compte de ses causes. Elles peuvent être au nombre de quatre. Les trois premières, déjà indiquées dans les §§ précédents, sont : — 1° la diminution du pouvoir de l’argent ; si, depuis 1790, par exemple, elle a été de 150 p. 100, une hausse d’une fois et demie dans la valeur de la propriété ne fait que remettre les choses au même point ; — 2° les constructions et améliorations foncières, qui ont été considérables en ce siècle ; — 3° le prix plus élevé obtenu sur les marchés par les produits agricoles et la hausse des locations résultant de l’accroissement de la population ; c’est en quoi consiste le phénomène de rente à proprement parler ; — 4° enfin, et c’est sur quoi il faut maintenant arrêter notre attention, la hausse du taux de capitalisation du revenu foncier par suite de laquelle un revenu donné est multiplié par un coefficient plus élevé.

Ce coefficient varie suivant les temps. Ainsi, en Angleterre, d’après les autorités citées par M. Giffen, en 1679, on multipliait par 18 le revenu annuel des terres et par 12 celui des maisons ; en 1766, on multipliait par 22 le revenu des terres, par 12 celui des maisons ; en 1800, par 30 le revenu des terres, par 18 celui des maisons. En 1875, M. Giffen multipliait par 30 le revenu des terres ; en 1885, à cause de la crise agricole, il ne le multiplie plus que par 28 ; quant aux maisons, il multiplie aux deux dates leur revenu par 15[20].

En France, les variations du taux de capitalisation ont été considérables. Il y a un siècle, les terres se vendaient sur le pied de 20 ou 25 fois leur revenu annuel. Suivant les régions, elles se vendent aujourd’hui entre 25 et 40 fois leur revenu annuel : le chiffre de 33 peut être présenté comme la vraie moyenne, c’est-à-dire le taux le plus répandu. Les immeubles de rapport dans les villes, qui il y a trente ans se vendaient sur le pied de 15 à 18 fois leur revenu, tendent à se vendre entre 20 et 22 1/2.

Cette hausse constante du coefficient de capitalisation est une manifestation de la baisse générale du taux de l’intérêt. On le voit bien en ce moment en France : malgré le désarroi de l’agriculture, depuis trois ans le prix des terres remonte un peu et celui des maisons s’élève constamment par le fait de la hausse de la rente 3 p. 100, qui semble définitivement acquise et tend à la rapprocher des consolidés anglais.

Les propriétaires, — et le fisc, — sont satisfaits de cette hausse de la valeur en numéraire des immeubles, parce qu’ils se placent mentalement dans l’hypothèse d’une vente. En réalité, elle n’est nullement favorable à leurs familles : elle aggrave les conséquences du partage forcé des successions[21] et tend à faire de la possession de la terre un luxe qui ne peut dans une famille durer plus d’une ou deux générations ; en sorte que là où il n’y a pas des institutions artificielles, substitutions ou droit d’aînesse, comme c’est le cas en France, les grandes familles tendent à devenir instables. La hausse du taux de capitalisation signifie, en effet, que les revenus dérivés du sol ne peuvent être obtenus qu’avec un capital de plus en plus considérable, tandis que la puissance d’acquisition du travail humain et de la capacité professionnelle ou industrielle s’élève[22].

Ici encore la dynamique économique tend à déprimer les grandes fortunes territoriales ; malheureusement, elle rend aussi plus difficile la condition des petits propriétaires cultivateurs et il y a lieu de créer pour eux des institutions destinées à préserver leurs familles d’une mobilité très fâcheuse pour la constitution sociale de la nation. Elle rend aussi plus difficile à l’agriculture des vieux pays, chargée comme d’un poids mort considérable par la valeur initiale attribuée au capital-terre, de lutter contre la concurrence des pays nouveaux et l’on cherche par la protection douanière à soutenir cette valeur artificielle !

VII. — La question se pose encore à un autre point de vue. La propriété foncière n’est-elle pas destinée à être périodiquement absorbée par la puissance de l’argent, partout où existe la liberté d’aliéner la terre et où le principe de l’intérêt est reconnu ?

Le capital mobile représenté sous la forme d’argent et engagé comme prêt à intérêt échappe à la dépréciation qui menace les capitaux engagés sous la forme d’outillages, de constructions, et cette dépréciation est le grand obstacle à la multiplication fantastique du capital par le jeu de l’intérêt composé (chapitre iii, § 5). Les garanties hypothécaires, ordinairement attachées à un prêt d’argent, le mettent à l’abri des chances de faillite du débiteur qui détruisent si souvent les capitaux placés dans les entreprises industrielles et commerciales comme actions, obligations, commandites, ouvertures de crédit, acceptations d’effets de commerce. Les intérêts sont même couverts par l’hypothèque pendant deux ans, et quand ils ne sont pas payés, ils s’ajoutent au principal, sinon de plein droit, tout au moins en vertu de conventions spéciales ex post facto. Le jeu de l’anatocisme est simplement modéré par l’article 1154 du Code. Or, il y a beaucoup de chances pour que ces intérêts ne soient pas payés, si leur taux dépasse la productivité des capitaux engagés dans l’agriculture ou les constructions. A-t-on emprunté par exemple cent mille francs à 6 p. 100, soit 6.000 francs par an d’intérêts, si le capital ainsi obtenu ne rend que le 4 p. 100, soit 4.000 francs, la ruine du débiteur n’est qu’une affaire de temps. Nous prenons là l’exemple d’un crédit fait à la production. En fait, beaucoup de crédits hypothécaires sont faits à des propriétaires pour couvrir des dépenses de luxe ou de nécessité : la ruine est fatale pour eux, comme pour tous ceux qui dépensent au delà de leur revenu ; mais elle l’est aussi dans le cas du producteur que nous avons cité, et, lui, mérite d’être plaint !

L’emprunt avec intérêts offre donc des dangers très grands qui justifient la parole du Sage : n’empruntez jamais.

Cette maxime est surtout vraie dans les états économiques où le taux de l’intérêt est élevé et où les emprunts sont faits par des personnes qui ne sont pas à même de réaliser des bénéfices considérables à la fois par leur industrie et les capitaux qui leur ont été prêtés. Elle ne s’applique évidemment pas à l’industriel ou au commerçant moderne, qui fait escompter ses billets ou se fait faire des avances sur marchandises au 2, au 3, même au 4 p. 100 par an, ni aux grandes sociétés industrielles, dont les obligations sont émises à un prix qui fait ressortir l’intérêt, amortissement compris, à 4,50 par an, ni au propriétaire allemand, qui, grâce à d’excellentes institutions de crédit foncier, fait un emprunt remboursable en 50 ans par une annuité ne dépassant pas ce taux (§ 9).

Cela dit, on comprend que les législateurs d’autrefois se soient préoccupés des conséquences fatales de l’endettement pour la propriété foncière. Abolition des dettes dans les républiques antiques, prohibition absolue de l’intérêt, arrêt des intérêts quand ils ont doublé le capital[23], défense d’aliéner la terre[24], exclusion de certaines catégories de prêteurs particulièrement dangereux, comme les Juifs, ou au moins défense pour eux d’acquérir la terre[25] et de fonder des établissements permanents dans le pays : telles sont les précautions auxquelles les diverses législations ont eu jadis recours.

Même le contrat de constitution de rente, quoique beaucoup plus favorable au débiteur, nous l’avons expliqué (chap. iii, § 4), n’a pas laissé au xve et au xvie siècle, de charger lourdement la propriété foncière par suite de l’écart entre le taux des rentes et la productivité réelle des capitaux empruntés sous cette forme. Dans beaucoup de localités, les terres et les maisons succombaient sous le faix des rentes et l’on pouvait, avec beaucoup plus de raison qu’aujourd’hui, se plaindre de l’endettement hypothécaire[26]. Mais la grande baisse des métaux précieux, résultat de l’exploitation des mines américaines, vint heureusement à la fois déprécier dans la proportion de 600 p. 100 les rentes constituées en argent et en même temps faire baisser du 10 ou du 8 p. 100 au 6 ou au 5 le taux des nouvelles constitutions de rente.

Les gouvernements et même la Papauté intervinrent pour faire profiter de cette révolution monétaire les débiteurs de rentes en ordonnant :— 1° que les rentes anciennes pourraient être rachetées, même celles qui étaient stipulées en denrées ; — 2° eu réduisant les rentes, qui n’avaient pas été rachetées, au taux nouveau[27]. Le sort des propriétaires de rentes, des anciens capitalistes, fut fort dur à cause de la soudaineté de cette révolution. Depuis, dans le cours du xixe siècle, le même phénomène s’est produit, mais avec plus de lenteur, faisant sentir son action favorable et ramenant l’intérêt de l’argent à un taux qui rend le recours au crédit très avantageux pour les entreprises manufacturières et commerciales et pour les opérations de Banque.

VIII. — Il en est autrement pour l’agriculture. L’organisation du crédit est restée pour elle rudimentaire. Depuis une vingtaine d’années, on se plaint, dans bien des pays de l’Europe et même en Amérique, de l’accroissement de la dette hypothécaire. Les statistiques en pareille matière sont fort imparfaites ; mais, en lisant les rapports des différentes sociétés de crédit foncier, on est frappé de l’augmentation graduelle de leur domaine par suite des expropriations dans lesquelles elles doivent se porter elles-mêmes adjudicataires. Un économiste allemand, M. Rudolf Meyer, a eu le mérite de signaler ces faits avec la passion, qui seule réussit à appeler sur une thèse l’attention du public.

Ces faits doivent être discutés de près ; car la dette hypothécaire a des causes diverses selon les pays.

Dans toute l’Europe orientale, en Hongrie, en Roumanie, en Pologne, en Algérie, en Égypte[28], dans l’Inde Anglaise[29], la liberté économique a été introduite chez des populations rurales qui y étaient mal préparées. La libre disposition de la terre d’une part, la liberté donnée aux Juifs et aux usuriers de toute race, de l’autre, a amené l’expropriation du paysan ou son asservissement, en sorte que le retour aux institutions protectrices du passé semble s’imposer.

Dans l’Europe occidentale, les recherches de M. Sbrojavacca font ressortir, — avec de grandes réserves, bien entendu, — le rapport existant entre les charges hypothécaires de la propriété rurale et sa valeur vénale à 13 p. 100 en France, à 14 p. 100 en Italie, à 20 p. 100 en Hollande, à 25 p. 100 en Autriche, à 30 p. 100 en Allemagne et à 40 p. 100 en Irlande[30]. Dans tous ces pays cependant les populations rurales sont assez éclairées et prévoyantes pour pouvoir se défendre contre les artifices de l’usure. Encore une fois, il faudrait pour chaque nation étudier spécialement l’ensemble des causes économiques et sociales qui ont amené ce résultat.

Pour toutes, néanmoins, on doit reconnaître : — 1° les améliorations foncières, constructions, plantations, faites au moyen de fonds empruntés ; — 2° la baisse de la valeur des terres, qui s’est produite par suite de la crise agricole et a rendu proportionnellement beaucoup plus onéreux le poids des dettes anciennes ; — 3° un luxe relatif résultant d’un changement général dans les habitudes, qui a pénétré les populations rurales comme les autres, et a rompu dans beaucoup de familles l’équilibre entre les revenus et les dépenses ; — 4° le partage égal des successions, qui a augmenté les soultes successorales à payer par l’héritier amené à se charger de l’intégralité d’un domaine rural. Cette cause a été très sensible en Allemagne, où l’on n’a pas essayé, comme dans certains départements de la France, de la prévenir par la limitation de la fécondité des mariages. M. Sbrojavacca estime en outre qu’il faut tenir compte de la facilité plus grande d’emprunter sur hypothèques, qui existe dans les législations germaniques.

En Italie, il faut ajouter à toutes ces causes le poids accablant des impôts, qui est tel que des milliers de paysans propriétaires sont, chaque année, expropriés par le fisc. Beaucoup empruntent évidemment pour reculer cette catastrophe finale[31].

Cette situation comporte des remèdes divers selon les pays. Elle n’est pas assez grave pour faire condamner en bloc dans l’Europe occidentale le libre commerce de la terre et l’usage du crédit. Elle commande seulement des tempéraments et certaines réformes que nous indiquerons plus loin (§13).

IX. — Aux États-Unis, on a été frappé aussi, dans ces dernières années, de l’augmentation des dettes hypothécaires dans l’Ouest. Les bureaux du travail ont publié des statistiques assez inquiétantes à première vue, celle de l’Illinois, par exemple :

Dans cet État, — (en laissant de côté le comté où se trouve Chicago, dans lequel les terrains suburbains ont pris une valeur particulière), — le nombre des inscriptions d’hypothèques (mortgages), sur les farm-lands qui en 1870 était de 66.377 pour une valeur de 95.721.003 dollars, s’est élevé en 1880 à 80.759 pour une valeur de 103.525.237 dollars, et en 1887 à 90.389 pour une valeur de 123.733.095 dollars, soit une augmentation de 8,2 pour 100 de la valeur des dettes et de 22 p. 100 du nombre des débiteurs dans la première période, de 19 pour 100 de la valeur des dettes et de 12 p. 100 du nombre des débiteurs dans la deuxième. L’augmentation du nombre et de la valeur des hypothèques porte presque exclusivement sur les emprunts et non sur les privilèges du vendeur ; ceux-là sont restés à peu près stationnaires. Or, dans l’ensemble de l’État de l’Illinois, l’accroissement de la valeur des terres, qui avait été de 24 p. 100 entre 1870 et 1880, n’est plus que de 10 p. 100 entre 1880 et 1887. Ce n’est là d’ailleurs qu’une moyenne : dans plusieurs comtés, l’accroissement de valeur a été supérieur, dans d’autres inférieur[32].

Les inductions trop générales que l’on pourrait tirer de cette statistique et d’une autre à peu près semblable pour le Michigan sont discutées dans un remarquable article du Political Science quarterly d’Harvard de septembre 1889. Il faut distinguer 1'old West, dont font partie l’Illinois, le Michigan, l’Indiana, l’Ohio, du new West, où la culture a commencé il y a une douzaine d’années. Dans l’old West, des progrès agricoles énormes, routes, clôtures et drainages, ont été réalisés et ont entraîné naturellement beaucoup d’hypothèques ; puis bien des farmers, après s’être enrichis dans la culture, vendent leur domaine à des immigrants européens qui empruntent pour les acheter ou les cultiver. Eux-mêmes, une fois ce bénéfice réalisé, se retirent à la ville, deviennent entrepreneurs ou commerçants. Leurs fils font de même ou vont dans le New West. C’est ainsi que le Michigan, entre 1880 et 1884, avait vu une partie notable de sa population agricole l’abandonner pour aller s’établir dans le Dakota et profiter des beaux homesteads qu’on y trouvait alors.

Là, la société est encore moins assise, s’il est possible. Si ces nouveaux territoires s’étaient développés suivant les pratiques qui ont présidé à la colonisation de la vallée de l’Ohio au commencement de ce siècle, il leur aurait fallu quarante ans pour accomplir les progrès qu’ils ont réalisés en dix ans. Le Dakota a 75 pour 100 de ses fermes hypothéquées ; mais en 1880 il produisait 2.830.289 boisseaux de blé et en 1887 il en a produit 62.553.449 ! Évidemment, ce n’est pas avec les dollars apportés par les immigrants dans leurs poches qu’une œuvre aussi considérable a pu être accomplie ; elle est due aux capitalistes étrangers, aux sociétés de crédit foncier, qui se sont constituées dans l’Est pour placer leurs fonds dans l’Ouest sur hypothèque. Quelque dangereux qu’ait pu être le recours au crédit pour quelques particuliers, dans l’ensemble, il a été bienfaisant[33].

La multiplication des building and loan associations (chap. i, § 12) entraîne forcément la multiplication des hypothèques, et il faut tenir compte des 6.000 sociétés de ce genre qui fonctionnaient, en 1890, dans l’Union américaine. Or, ces hypothèques-là ne sont pas des dettes passives, mais de la richesse en formation. En Pennsylvanie, les hypothèques résultant du fonctionnement de ces utiles sociétés s’élevaient au chiffre de 98 millions de dollars. Dans le New-Jersey, 5.304 emprunteurs, membres des building societies, étaient inscrits sur les livres hypothécaires pour 14 millions de dollars[34].

S’il y a eu un développement exagéré du crédit hypothécaire, la faute en est aux compagnies de crédit foncier. Les bénéfices considérables qu’elles ont réalisés jusqu’en 1885 leur ont fait étendre imprudemment leurs opérations. Des agents, pour toucher une commission, ont offert de l’argent aux farmers pour une valeur égale, parfois supérieure à celle de leurs propriétés. Après les mauvaises récoltes de 1887 et de 1888, la terre a baissé brusquement de valeur dans beaucoup de comtés et les mortgage companies ont fait des pertes considérables. En effet, bien des farmers ont trouvé très simple de leur abandonner leurs terres pour aller recommencer un peu plus loin, sans prendre souci de leurs anciennes dettes. C’est une opération semblable à celle du négociant qui fait faillite, voire de l’assuré qui met le feu à sa maison.

On aura une idée de l’extrême mobilité de la population dans cette région par ce fait que le Kansas, de 1888 à 1889, a perdu 53.638 habitants à la suite des sécheresses qui ont détruit la récolte dans une partie de son territoire. Les hypothèques auront forcément diminué dans les années suivantes ; car, ainsi que le fait remarquer un statisticien éminent, M. James Bishop, aux États-Unis, à la différence de la vieille Europe, c’est surtout pendant les périodes de prospérité que les hypothèques se multiplient ; elles diminuent rapidement dès que l’on entre dans une période de dépression.

D’une discussion engagée dans l’Economist de Londres[35], il résulte que, malgré les entraînements des farmers à trop emprunter, les prêts imprudents faits par des mortgage companies mal administrées et l’élévation du taux de l’intérêt qui oscille de 8 à 14 p. 100 dans le Far-West, la crise qui s’est produite il y a deux ou trois ans tenait surtout à de mauvaises récoltes et à la dépréciation momentanée des produits agricoles causée par le régime protectionniste. Les États de l’Est ont, en leur temps, passé par des crises pareilles ; ils en sont sortis parce que la terre a, dans la suite, augmenté énormément de valeur. Il en sera de même dans l’Ouest et l’on cite le cas d’une compagnie, qui, trompée par un agent, avait prêté dans l’Orégon pour six fois au-dessus de la valeur réelle des terres et qui cependant a été payée, parce que la terre a fini par réaliser cette plus-value. On doit compter surtout sur la baisse du taux de l’intérêt, qui est très accentuée dans les États de l’Est, et ne peut manquer à la longue de profiter à l’Ouest[36].

Une situation semblable existe dans l’Australasie. En Nouvelle-Zélande notamment, on signale la grande quantité de terres possédées par les mortgage and trust campanies et par les banques[37]. Ce sont là évidemment des phénomènes inséparables de la prompte occupation des territoires nouveaux. Ils montrent l’importance du capital, même là où les dons naturels sont les plus abondants et où la terre n’a qu’un prix nominal. Peut-être, autrefois, étaient-ils moins sensibles, parce que les settlements se faisaient davantage avec les forces combinées de la famille[38]. En tout cas, l’occupation des territoires nouveaux était bien moins rapide. La hâte moderne exige davantage d’argent et le paie naturellement : money is time, peut-on dire en renversant le dicton anglais.

X. — Acheter des terres ou des terrains urbains, lorsqu’on prévoit qu’avec le cours du temps ils prendront plus de valeur, et les revendre avec bénéfice, quand cette éventualité se réalise, est une spéculation parfaitement légitime ; mais convient-il au législateur de favoriser par des moyens artificiels un changement de mains fréquent et rapide de la propriété territoriale, semblable à celui qui se produit sur les valeurs mobilières ?

Plusieurs raisons s’y opposent :

1° L’union de la famille rurale au sol, la possession permanente du foyer domestique sont des conditions de paix sociale et de continuité du travail agricole qu’il faut se garder de sacrifier légèrement à la formule classique : the right man in the right place ;

2° Les transmissions multipliées des terres, l’organisation d’un commerce véritable sur les immeubles tendent à en hausser la valeur, — au moins jusqu’au jour où une crise ramène à la réalité des choses, — et en attendant les loyers et la production agricole sont chargés d’un poids mort inutile ;

3° Enfin la possession d’une maison ou d’un domaine déterminé est une affaire de convenance individuelle ; le cercle de leurs acquéreurs possibles est limité à un petit nombre de personnes : grande différence avec les marchandises proprement dites et les valeurs mobilières, qui conviennent, sinon à tout le monde comme la monnaie, au moins à un grand nombre de personnes et dont l’écoulement n’est qu’une affaire de prix et de temps.

Par conséquent, il faut repousser absolument tous les projets de monétisation du sol, qui prétendent faire un moyen de circulation monétaire, une sorte de billet de banque, du titre représentatif d’un droit de propriété ou d’une hypothèque sur des terres et des maisons.

C’est au contraire une chose excellente que d’organiser un régime légal d’établissement et de transmission de la propriété foncière, qui donne une sécurité absolue à l’acquéreur ou au préteur ; mais il faut se garder de pousser, sous ce prétexte et par une extension fâcheuse d’idées, à ce qu’on appelle incorrectement la mobilisation du sol et qui ne serait qu’une excitation à des recours imprudents au crédit, qu’une activité factice donnée au commerce des immeubles[39].

La représentation des créances hypothécaires par des titres d’un type uniforme, pfandbriefe, obligations hypothécaires, qui se négocient facilement, parce qu’elles ont une masse considérable de gages pour garantie (chapitre v, § 2), en faisant disparaître en grande partie pour le prêteur l’indisponibilité de son capital, l’amène à abaisser le taux de l’intérêt. Seulement la réalisation simultanée sur une grande échelle de gages de ce genre amènerait l’annihilation de leur valeur. Par conséquent, les sociétés de crédit foncier, qui servent d’intermédiaires à l’émission de ces obligations, doivent observer une grande prudence et se garder de toute opération ressemblant aux spéculations financières proprement dites, c’est-à-dire comportant des engagements à court terme. [fin page142-143]

XI. — Les institutions de crédit foncier, sous la forme de caisses provinciales, Landschaften, de sociétés mutuelles, même de banques foncières, Credit Anstalten, Mortgages Companies, dispensent le crédit à la propriété foncière d’une manière bien supérieure non seulement au prêt hypothécaire, tel qu’il est pratiqué entre particuliers, mais même aux constitutions de rente d’autrefois. Par l’interposition de leur garantie et par la représentation des engagements des emprunteurs par des obligations d’une circulation facile, elles abaissent le taux de l’intérêt. En outre, elles rendent praticable la reconstitution du capital, grâce à la libération de l’emprunteur par des annuités, à la condition toutefois que cette période ne soit pas trop longue ; car sans cela on l’inciterait à s’engager dans des dépenses mal conçues. Mais la constitution des institutions de crédit foncier en un établissement jouissant d’un monopole ou de privilèges équivalant au monopole, comme on l’a fait en France, est une erreur grave.

S’appropriant les projets de plusieurs économistes, notamment de Léon Faucher et de Wolowski, un décret-loi du 28 février 1852 facilita la fondation de sociétés de crédit foncier et il s’en forma immédiatement trois à Paris, à Nevers, à Marseille. Malheureusement l’Empire, qui donna un essor tout particulier à la Finance (chap. xii, §8), voulut créer un grand établissement centralisé sur le modèle de la Banque de France et qui fût absolument sous la main du gouvernement. Institué sur ces bases par des lois du 10 décembre 1852 et du 19 juin 1857, le Crédit foncier de France fut investi, jusqu’en 1877, du monopole absolu des opérations de prêt remboursables par annuités et il reçut une dotation de dix millions sur les biens confisqués aux princes d’Orléans. Depuis l’expiration de son monopole, il continue à jouir du privilège de procédures de faveur ainsi que du bénéfice d’une loterie permanente, sous la forme d’émission d’obligations à lot[40].

La seule justification d’une situation aussi exorbitante eût été d’assurer aux emprunteurs les avantages qu’ils trouvent à l’étranger dans les sociétés mutuelles, avec, en plus, l’économie d’une gestion centralisée et censée surveillée par l’État ; mais l’expérience a prouvé que le monopole, quelles que soient ses promesses, est presque toujours corrupteur.

Le Crédit foncier de France, sous ses administrateurs successifs, s’est préoccupé moins du but pour lequel il était institué que des avantages particuliers de ses actionnaires et du personnel financier groupé autour de sa direction. Il a maintenu, surtout depuis quinze ans, le taux d’intérêt de ses prêts de beaucoup au-dessus du prix auquel lui-même plaçait ses obligations, violant même en cela ses statuts[41]. Ses actions, émises à 500 francs, ont été poussées jusqu’à 1.700 fr. et valent encore, en 1892, plus de 1.200 fr. Dans le cercle de ses opérations normales statutaires, qui sont les prêts hypothécaires, il s’est surtout occupé de favoriser la transformation des villes et la spéculation sur les terrains. C’est pour cela que, contrairement à tous les principes économiques, il a prolongé la durée de ses prêts jusqu’à soixante et soixante-quinze ans. Sous l’Empire, il a créé le Sous-Comptoir des entrepreneurs, qui n’est qu’une annexe au moyen de laquelle il emploie ses fonds disponibles à escompter le papier des entrepreneurs parisiens. A partir de 1879, il a favorisé la fondation de sociétés de spéculations immobilières à Paris, à Lyon, à Nice, et sur les stations du littoral, et il a soutenu leurs opérations par des faveurs de toute sorte, notamment par un taux d’intérêt très inférieur à celui exigé des particuliers. Voici sur ce point le rapport de M. l’inspecteur général des Finances Machart, du 20 juin 1890 :

Je citerai en premier lieu la Rente foncière. Cette société a été créée dans le but d’acheter, à Paris, des maisons sur lesquelles elle emprunte par hypothèque. Elle bénéficie de la différence entre les loyers qu’elle encaisse et les annuités qu’elle paye au Crédit foncier. Son intérêt est donc d’accroître sa dette pour augmenter son domaine.

Au 31 décembre dernier, ses emprunts s’élevaient à 75.545.602 francs 22 garantis par des immeubles dont la valeur, d’après l’estimation admise par le Crédit foncier, n’était que de 101.800.000 fr. Mais nous sommes obligés de discuter ce chiffre. Le prix de revient, d’après le bilan de la Rente foncière, n’est que de 92.933.235 fr. 85 ; la valeur locative ne dépasse pas 3.900.000 fr., ce qui, au taux de 5 p. 100, généralement admis pour les maisons, donnerait un capital de 78 millions. Quoi qu’il en soit, en admettant même le chiffre de 101 millions, les prêts du Crédit foncier atteindraient 73 p. 100 de la valeur du gage et dépasseraient la limite de moitié fixée par les statuts. Mais ce sont surtout les traités passés avec cette société qui donnent lieu à observations.

Par la convention du 20 septembre 1879, le Crédit foncier promet de prêter à la Rente foncière jusqu’à concurrence de 218.600.000 francs. Ce fait ne s’est pas réalisé ; mais il y a une certaine imprudence à s’engager pour une somme de cette importance avec une seule société. D’une façon générale, d’ailleurs, on comprend mal les avantages de semblables traités, au moins en ce qui concerne le Crédit foncier.

Par le traité du 11 février 1885, le Crédit foncier consent à consolider trois semestres d’annuités s’élevant à près de 4 millions, qui lui sont dus par la Rente foncière. Je n’ai pas besoin d’insister sur la gravité d’une pareille stipulation, dont les conséquences sont évidentes. En même temps, le taux des prêts est réduit provisoirement et les intérêts différés sont portés à un compte spécial. Une provision a été, il est vrai, constituée pour couvrir le risque de cette opération incorrecte à divers points de vue.

Je n’insisterai pas sur la convention du 20 janvier 1886, dont l’étude faite en détail par un de mes collaborateurs conduit à ce résultat que l’ensemble des prêts faits par le Crédit foncier à la Rente foncière a été porté à 107.500.000 fr., tandis que l’ensemble du gage ne peut être évalué actuellement à plus de 136 millions. Mais je dois signaler une particularité tout à fait digne d’attention.

Le 16 novembre 1880, le service de l’examen des titres signale un vice de forme qui pouvait infirmer les hypothèques prises sur les immeubles de la Rente foncière. On passa outre. Le 27 janvier 1887, le service ayant renouvelé d’une manière très pressante ses réclamations et les ayant appuyées sur deux arrêts de cassation de 1881 et de 1885, qui confirmaient l’un et l’autre la jurisprudence antérieure, la situation fut enfin régularisée. Les engagements, dont la nullité aurait pu être prononcée au détriment du Crédit foncier, s’élevaient alors à plus de 83 millions.

Il serait trop long d’entrer ici dans l’exposé détaillé des relations du Crédit foncier avec diverses autres sociétés. Elles ont été souvent peu conformes aux statuts et d’autant moins prudentes que presque toutes ces sociétés étaient liées entre elles. La chute de l’une devait probablement avoir des conséquences très graves pour les autres et pour leur appui commun. Je citerai seulement le traité du 20 janvier 1886 avec la Compagnie foncière de France, dont l’article 2 pouvait, dans certains cas, obliger le Crédit foncier à prêter la totalité de la valeur d’un immeuble. Cette même compagnie a réduit successivement son capital, qui était primitivement de 100 millions, à 50, puis à 25 millions, avec l’agrément du Crédit foncier qui l’a même autorisée à racheter 20.000 de ses actions au-dessous du pair pour les annuler. Le capital serait donc réduit à 15 millions. Cette opération est sans doute avantageuse pour la Compagnie foncière ; mais elle diminue considérablement les garanties que cette société peut offrir à ses créanciers et par suite au Crédit foncier[42].

Le Crédit foncier a aussi servi d’instrument à l’énorme endettement des départements et surtout des communes, par suite de l’obligation qui leur a été imposée de construire de luxueux bâtiments scolaires. Au 31 décembre 1890, le montant des prêts communaux réalisés depuis l’origine s’élevait à 1.968.077.984 francs et il s’accroît toujours !

Comme l’a constaté M. Machart, à côté de ses opérations statutaires, le Crédit foncier de France a entrepris une série d’opérations analogues à celles des autres sociétés financières. Sous l’Empire il fonde le Crédit agricole, qui n’avait d’agricole que le nom et dont la liquidation fut très onéreuse. Après 1870, M. Frémy se livra à des spéculations sur les valeurs Égyptiennes, qui à la longue ont été lucratives par suite du relèvement du crédit de ce pays, mais qui, à un moment donné, furent très compromises. Sous cette administration et sous celle de son successeur, M. Christophle, le Crédit foncier a patronné maintes émissions, n’ayant rien de commun avec son but. Ce qui est plus grave, c’est que depuis l’emprunt de 1879 le gouverneur du Crédit foncier a imaginé de constituer dans la Haute Banque et les autres établissements de crédit de Paris des syndicats de garantie auxquels les obligations sont cédées en bloc à 10 fr. au-dessous du prix auquel on les offre au public. Nous retrouvons là un des procédés signalés plus loin (chap. v, § 9). Dans ce cas, il est absolument condamnable ; car les obligations foncières et communales peuvent se placer directement, aussi facilement que les obligations des chemins de fer. L’intervention des syndicats a grevé le prix de revient de chaque obligation d’au moins dix francs au détriment des emprunteurs. Par contre, on évalue à 66 millions les bénéfices réalisés par les syndicataires de 1879 à 1885.

Les fonds disponibles dont dispose le Crédit foncier, soit comme capital, réserves, remboursements anticipés, provisions pour risques de prêts, excédent des émissions d’obligations sur les prêts réalisés, dépôts du public, sont considérables. Les bilans annuels ne rendent qu’un compte très imparfait de leur emploi. Ce que l’on sait seulement, c’est que l’escompte des effets de commerce bancables perd d’année en année de son importance. Le reste, quelque chose comme un demi-milliard, est employé en acquisitions ou en reports de fonds d’État, rentes, bons du Trésor, obligations sexennaires et sert à toutes sortes d’opérations, qui font du Crédit foncier un des facteurs les plus importants du marché financier. Son intervention à la Bourse a servi puissamment, — encore plus que la Caisse des dépôts et consignations, — à faire monter artificiellement le taux de la rente. En 1887, le Crédit foncier a perdu une somme importante dans la faillite de l’agent de change Bex, dont la Compagnie n’a pas voulu accepter la responsabilité à cause de leur caractère absolument anormal. En mai 1891, nous le voyons faire l’avance nécessaire pour rembourser les dépôts de la Société de dépôts et comptes courants.

Nous ne voulons pas ici rechercher ce qu’il y a de vrai dans les allégations selon lesquelles une partie des bénéfices de cette bourse de jeu, comme on l’a appelée, de ces opérations anti-statutaires, pour employer l’expression des inspecteurs des finances, est employée à augmenter les fonds secrets. C’est rue des Capucines que serait la caisse noire de la République. Les sommes considérables portées dans les bilans sous la rubrique énigmatique de correspondants, les mensualités distribuées à la presse depuis de longues années sans pièces justificatives (chap. v, § 8), autorisent trop ces allégations. Nous n’avons pas davantage à examiner si la comptabilité du Crédit foncier est irréprochable, et si la prospérité, sur laquelle est basée l’énorme plus-value de ses actions, est aussi solide qu’elle le paraît[43]. Ce serait nous écarter de l’objet spécial de ce chapitre. Nous constatons seulement : — 1° que, malgré sa constitution en monopole public, ou plutôt à cause de cela, le Crédit foncier de France est devenu, contrairement au but de son institution, une des grandes sociétés financières dont l’action à la Bourse et sur le marché des capitaux donne lieu à bien des critiques ; — 2° qu’il rend au gouvernement les services occultes auxquels heureusement la Banque de France s’est toujours refusée.

XII. — Le danger des banques, qui exploitent les opérations de crédit foncier, est de pousser à l’abus du crédit pour étendre leurs affaires et faire hausser leurs actions. C’est le reproche qu’on fait, on l’a vu, à beaucoup de mortgage companies américaines. Cette déviation de leur action légitime se produit surtout dans les opérations sur les terrains urbains : le rapide accroissement des villes leur donne une plus-value que la spéculation prétend réaliser en quelques années et même escompter.

Dans les grandes villes américaines[44] et européennes se sont constituées des sociétés immobilières, qui se procuraient sous forme d’actions un certain capital et ensuite recouraient soit aux institutions de crédit foncier, soit aux banques proprement dites, pour acheter des terrains et faire construire. Elles comptaient revendre les constructions élevées par elles à un prix plus élevé que le montant des emprunts et en attendant en percevoir un loyer supérieur aux annuités payées aux banques.

Théoriquement, le calcul était juste ; mais il ne tenait pas assez compte des prélèvements faits en pareil cas par les lanceurs de l’affaire, des impôts énormes perçus, au moins en France et en Italie, sur les transactions immobilières, enfin des non-locations qui se produisent inévitablement, quand on dépasse les besoins d’habitation ou qu’on relève trop le prix des loyers. C’est ce qui s’est passé dans toutes ces villes.

A certains moments, à Paris, en 1880, à Rome et à Turin, en 1888, les grands spéculateurs ont profité de l’abondance des capitaux et des dispositions favorables du public pour créer des sociétés immobilières de cette sorte et construire des quartiers entiers, en recourant au crédit sous toutes ses formes. Les terrains haussent de valeur pendant la période de construction, parce qu’une foule de gens achètent à crédit dans l’espérance de revendre avec bénéfice. Mais, au moment où il faudrait trouver des acheteurs ou des locataires, la crise éclate et la valeur des terrains réactionne en raison même de l’exagération de la hausse.

C’est ce qui a eu lieu à Paris en 1884 ; il a fallu près de quatre ans pour liquider la crise immobilière.

En Italie, en janvier 1889, une crise du même genre a éclaté à Turin, à Naples, à Rome. Le gouvernement, qui favorisait ces spéculations dans un but politique, avait forcé les banques d’émission, et particulièrement la Banca Romana et Il Banco di Napoli, à faire aux constructeurs de quartiers nouveaux des avances très exagérées et il a fallu revenir en fait au cours forcé des billets de banque et en augmenter l’émission. Au moment où nous écrivons (1892), Rome ne s’est pas relevée encore des catastrophes qui ont frappé ses plus illustres familles et amené des grèves ouvrières redoutables par la brusque suspension des travaux. L’énorme accroissement de la dette hypothécaire depuis quatre ans[45], les vastes quartiers inhabités et inachevés qui s’élèvent sur la rive droite du Tibre, demeurent le lamentable témoignage du mal que peut faire l’agiotage, s’associant à de la mauvaise politique.

En France, il y a actuellement une demi-douzaine de sociétés foncières fondées, au moment de la grande spéculation sur les terrains, par le Crédit foncier ou par les grandes sociétés financières. Les principales sont la Rente foncière, les Immeubles de France, la Compagnie foncière de France, la Foncière lyonnaise, création du Crédit Lyonnais[46]. Ces sociétés-là achètent des immeubles avec le produit d’émissions d’obligations, ou de prêts que leur consent le Crédit foncier, et elles cherchent un bénéfice provisoire dans la différence entre l’intérêt servi à ces emprunts et leurs loyers[47], en attendant de pouvoir réaliser une plus-value sur leurs immeubles en les repassant à une autre société, à laquelle elles revendent généralement à crédit. Dans ce but, elles provoquent la constitution de sociétés secondaires qui opèrent seulement sur un quartier, sur une rue. Cela fait trois sociétés superposées sur la plus-value du sol ! Nous ne savons si leurs promoteurs y ont trouvé des bénéfices ; en tout cas, les actionnaires n’ont pas fait un bon placement. La plupart ne donnent pas de dividendes ; néanmoins, elles se relèvent peu à peu au fur et à mesure que la baisse du taux de l’intérêt fait hausser la valeur des immeubles et que la crise se liquide.

Ces sociétés ne se sont pas bornées à Paris, à Lyon, à Marseille ; elles ont, pendant un moment, donné une valeur énorme aux terrains des stations d’hiver de la Méditerranée et des stations balnéaires de l’Océan. Nulle part la hausse ne fut plus insensée et la chute plus profonde. M. Brelay a raconté spirituellement comment la Foncière lyonnaise vint, en 1880, révolutionner les départements des Alpes-Maritimes et du Var, en faisant à Hyères, à St-Raphaël, à Cannes, à Nice, à San Remo, à Menton, des acquisitions de terrains et des constructions, qui, prétendait-elle, devaient attirer des milliers d’étrangers. Les municipalités furent séduites et se lancèrent dans des travaux d’embellissement insensés. La population crut que c’était le signal d’une hausse indéfinie. La fièvre de la spéculation envahit ce monde de petits propriétaires et de petits commerçants, comme jadis au temps de Law elle avait affolé les hautes classes de la société française. Des sociétés de morcellement et de construction éclosaient chaque jour, espérant naïvement repasser leur affaire à des compagnies anglaises.

On se rua sur la terre ; on s’obéra pour acheter ou hypothéquer ; on superposa des promesses de vente ; on ne fit des contrats définitifs que lorsque plusieurs propriétaires fictifs se furent succédé en prélevant chacun un bénéfice. Il y eut un déplacement de fortunes inouï. Un terrain, qui avait valu cinq sous le mètre, passait en quelques jours à 10, 20, 30 francs ; le dernier acheteur en refusait hardiment 23. Le boutiquier, le négociant enterrait ainsi l’un sa petite épargne, l’autre son capital le plus rond : ils faisaient pis encore pour s’agrandir ou pour faire construire. L’entrepreneur divaguait comme les autres. Pressé de saisir les grandes affaires, il acceptait des marchés ruineux. Le crédit le soutenait largement en escomptant ses billets : l’argent venait : on croyait ainsi tout avoir. Tel qui avait vendu, — trop bien vendu, — se hâtait de racheter ailleurs à un prix plus élevé encore. A Cannes seulement, en 1880, les ventes de terrains montèrent à 30 millions environ[48].

Toute cette féerie devait s’effondrer brusquement au bout de trois ans, laissant les propriétaires et les commerçants absolument ruinés, les communes chargées d’emprunts et d’impôts avec des casinos, des boulevards gigantesques qu’elles ne peuvent entretenir et le Crédit foncier avec des immeubles qu’il a dû racheter ou des emprunteurs qui ne payent pas leurs annuités et qu’il se garde d’exproprier pour ne pas aggraver sa propre situation.

XIII. — Les considérations qui précèdent ne doivent pas faire condamner le crédit, mais aider à déterminer l’usage légitime qui peut en être fait par la propriété foncière.

Les associations de crédit mutuel allemandes, les building societies anglaises, et surtout les loan and building societies américaines montrent le rôle bienfaisant du crédit pour faire arriver des classes nombreuses à la propriété de leur habitation. Il suffit qu’une famille soit en état de faire une épargne mensuelle d’un certain chiffre.

Même en dehors du puissant appui que le principe coopératif donne au crédit, la vente de terres payables par annuités, by instalments, et le remboursement d’emprunts hypothécaires par ce système ont réussi aux États-Unis à beaucoup de farmers. C’est aussi par ces procédés que les sociétés philanthropiques, qui cherchent à multiplier le nombre des familles propriétaires, peuvent réaliser leur but.

Quant au crédit à court terme, les banques Schultze-Delitsch et les caisses Raiffeisen d’Allemagne, les Casse rurale di prestiti, les Banche popolare d’Italie montrent comment, sagement manié, il peut être très utile à l’agriculture. Plus le taux de l’intérêt baissera et se rapprochera de la productivité des capitaux engagés dans les opérations de la culture, plus le crédit à la production rurale devra entrer dans les habitudes des populations.

Le grand écueil, nous l’avons déjà dit, ce sont les crédits à la consommation. A toutes les époques, ils ont ruiné les familles de propriétaires de tout rang.

Au xve siècle, quand le système féodal commençait à entrer en décadence et que la consolidation des fiefs et les progrès de la culture donnaient une grande plus-value aux terres, les familles nobles sentirent le danger qui les menaçait, et d’un bout à l’autre de l’Europe, depuis l’Espagne jusqu’à l’Allemagne, depuis l’Italie jusqu’à l’Angleterre, elles introduisirent l’usage des pactes de famille, des substitutions fidéi-commissaires. En même temps, là où les filles, en vertu du droit romain, étaient appelées à la succession, elles en furent exclues sous une forme ou sous l’autre.

Les substitutions ont des inconvénients qui les ont fait universellement condamner. Mais l’on s’est aperçu que la petite propriété du paysan avait non moins besoin d’être protégée contre les recours imprudents au crédit et c’est pour y remédier que la démocratie américaine a édicté les homestead exemptions, qui mettent à l’abri de la saisie le foyer domestique et la terre nécessaire pour assurer le minimum d’existence. De plus en plus, on se demande s’il n’y a pas lieu d’introduire l’institution américaine dans nos vieux pays européens.

De tous les crédits à la consommation, les plus dangereux sont les emprunts que contracte un héritier pour donner des soultes à ses frères et sœurs et conserver intact le domaine familial. Il faut des plus-values absolument exceptionnelles pour que l’héritier puisse arriver à payer ces soultes, là au moins où le taux de capitalisation du revenu foncier est élevé (§ 6). Les Allemands y ont remédié d’une manière remarquable par l’institution du Hofrecht et tari ainsi la principale source de l’endettement hypothécaire. Le cadre de notre étude ne nous permet pas de développer les avantages de ces institutions. Nous l’avons fait dans un précédent ouvrage ; nous devions cependant les mentionner ici ; car elles constituent quelques-uns des contrepoids nécessaires pour empêcher les abus du crédit (chap. xiii, § ler). Nous le constatons souvent, les choses économiques ne peuvent pas être réglées par un principe unique, tant sont complexes les facteurs qui y interviennent. [fin page154]

  1. L’occupation est, dira-t-on, antérieure au travail ; mais elle est la préparation et la condition du travail. Les lois des États-Unis, du Canada, de l’Australie ont toutes eu pour but de subordonner la puissance acquisitive de l’occupation à un certain travail effectif. Les faits contraires qui se produisent sont considérés comme des abus (V. plus loin, § 4).
  2. Ce qui est inexact dans la théorie de Ricardo et de Mill, ce sont les conséquences qu’ils ont tirées du fait de la rente pour conclure à une tendance à la hausse des profits des capitalistes et à la détérioration de la condition des travailleurs. Ils n’ont pas fait attention aux autres forces économiques, qui, même là où la rente existe, relèvent le standard of living.
  3. M. Lamprecht, dans son grand ouvrage Deutsches Wirthschaftleben im Mittelalter (Leipzig, 1886), tome I, p. 1509, établit que, dans les pays du Rhin et de la Moselle, la population doubla au moins de l’an 900 à l’an 1100, et que, en 1200, elle avait quadruplé. Or, pendant ce temps la valeur des terres, qui, au viiie et au ixe siècle valait 100, était montée à 1184 dans la seconde moitié du xiie siècle, et à 1691, au xiiie siècle. La valeur de la terre était donc 16 fois plus grande alors qu’au début.

    Le Play, avec sa merveilleuse intuition historique, avait aperçu dans le fait que plus les contrats relatifs à la culture du sol sont anciens plus le prélèvement des travailleurs agricoles est considérable, la preuve de la surabondance des terres et constaté que la densité croissante de la population avait toujours donné aux propriétaires du sol le moyen d’en tirer un meilleur parti. (La Réforme sociale en France, introduction, chap.vi, § 4, note.)

  4. Prolégomènes historiques, dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, t. XX, pp. 285, 286.
  5. Les économistes récents font remarquer qu’il y a souvent aussi, pour le capital et pour le travail engagés dans certaines entreprises, des bénéfices dépassant le taux normal de l’intérêt ou du salaire et que, dans une théorie complète, ils doivent être assimilés à la rente. V. Marshall, Principles of economics (2e édit.), t. I, pp. 418-429, 607-612, 622,654-691, 713, qui les appelle des quasi-rents, et John Hobson, the Law of three rents, dans the quarterly Journal of Economics (Boston, Harward-University, avril, 1891).
  6. En 1851, l’Administration avait évalué le revenu net des 49 325 514 hectares imposables à 1.905.722.436 francs, ce qui, à un taux de capitalisation de 2,99 p. 100, donnait une valeur vénale de 63.696.466.000 fr. En 1879, 50.053.259 hectares imposables auraient donné un revenu net de 2.645.505.565 francs ce qui, au taux de capitalisation de 2,89 p. 100, ferait une valeur vénale de 91 milliards 593.966.075 francs.
  7. V. James Caird, the Landed interest, 1881, et un mémoire de M. H.-H Smith, Landed incomes, lu au Surveyor’s institute de Londres, en janvier 1890.
  8. Robert Giffen, the Growth of capital, pp. 13, 14, 111.
  9. V., dans le Bulletin de statistique du Ministère des finances, 1890, t. II, p. 207, le prix des locations des chasses dans Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, le Nord, la Côte-d’Or, l’Oise, la Marne, la Somme, les Ardennes, l’Orne.
  10. Dans la Nouvelle-Angleterre, de vastes parcs à daims exploités par des compagnies de chasseurs sont fondés dans les parties montagneuses du pays et s’étendent là où il y avait autrefois des fermes ; mais les agriculteurs les avaient abandonnés spontanément (§ 5) : on n’a pas au moins évincé des tenanciers comme en Écosse.
  11. Il ne faut pas par conséquent attribuer au phénomène de rente la totalité de l’accroissement de valeur de la propriété bâtie : dans le Royaume-Uni, en 1865, 1.031.000.000 l. st., en 1885 1.927.000.000 liv. st. (Robert Giffen. op. cit., p.lll) ; en France : en 1851, 20.047.000.000 fr., en 1889, 49.321.000.000 fr. (De Foville, dans l’Economiste français du l3 novembre 1890.)
  12. Il faut tenir compte de ce que la propriété bâtie dans les villes en voie de développement change très rapidement de mains, en sorte que cette plus-value est loin de se retrouver tout entière dans les mains des propriétaires actuels. Elle est entrée dans la circulation générale des valeurs. Combien peu de maisons, à Paris, appartiennent depuis un siècle à la même famille !
  13. V. les beaux travaux du Dr John von Keussler, publiés dans la Russische Revue de 1891. Ils ont été en partie reproduits dans le Bulletin du ministère des Finances, 1891, t. I, pp. 465-469.
  14. London, Swan and Sonnensheim, 1890. V. l’excellente analyse et discussion qui en a été faite par M. Anatole Langlois, dans la Réforme sociale du 16 mai 1891.
  15. De Varigny, les Grandes fortunes aux États-Unis et en Angleterre, pp. 210 et suiv.
  16. V. cette énumération reproduite dans la République américaine, par M. A. Carlier (Guillaumin, 1890), t. II, pp. 380 et suiv.
  17. Sur les conditions agricoles de l’Ouest des États-Unis, V. notre Monographie d’un farmer de l’Ouest du Texas, dans la collection des Ouvriers des deux mondes, un fascicule in-8° (Paris, Didot, 1892).
  18. On fait observer cependant que l’élévation du prix des machines et outils causée par le tarif douanier est compensée par les progrès techniques réalisés dans la fabrication, en sorte que les farmers les payent maintenant plutôt moins cher qu’il y a quarante ans.
  19. V. notre ouvrage les États-Unis contemporains (4e édit.), t. I, chap. xiii, et t. II. Document annexe K.
  20. The Growth of capital, pp. 11, 75, 80, 91, 95, 96. En Irlande, à cause de la précarité de la situation de la grande propriété, le taux de la capitalisation n’est pour les terres que de 15 années de revenu annuel.
  21. V. le Socialisme d’Etat et la Réforme sociale (2e édition), pp. 512 et suiv.
  22. Comparez Robert Giffen, the Growth of capital, p. 124.
  23. Telle était la dernière législation de Justinien (Novelles 121, 138). Telle est aussi la législation chinoise ; l’intérêt légal au 30 p. 100 ne peut pas être perçu plus de trois ans. Eug. Simon, la Cité chinoise (Hachette, 1886), p. 114.
  24. La plus ingénieuse disposition sous ce rapport était celle de la loi mosaïque, qui ordonnait que tous les cinquante ans, à l’année jubilaire, les fonds de terre qui avaient été aliénés revinssent à leur propriétaire primitif ou à sa famille. (Lévitique XXV. Cf. Ezéchiel, XLVI, 17.) En réalité, chez les Hébreux, une aliénation n’était qu’une antichrèse et celui qui prêtait de l’argent dans ces conditions n’avançait que la somme dont il était assuré de pouvoir se récupérer dans l’espace de temps restant à courir jusqu’au jubilé. Cette combinaison était en rapport avec la prohibition de la perception d’un intérêt entre nationaux. Comme elle, elle resserrait étroitement l’usage du crédit. Elle avait l’inconvénient de dessaisir le cultivateur de sa terre, de son instrument de travail et était très inférieure sous ce rapport aux combinaisons modernes de crédit foncier. Elle remplissait son but politique, le maintien d’un même nombre de familles de condition semblable, grâce aux autres institutions qui assuraient la conservation de la race, comme le lévirat, l’exclusion des filles de la succession quand elles avaient des frères, l’obligation pour la fille-héritière de se marier dans sa parenté.
  25. C’est ce qui a lieu encore de nos jours dans les provinces du centre de la Russie. V. article de M. J. des Rotours, dans le Correspondant du 25 septembre 1891.
  26. V. pour les villes d’Alsace, Hanauer, Etudes économiques sur l’Alsace ancienne et moderne (Colmar, 1867).
  27. Les classes privilégiées dans plusieurs localités empêchèrent l’effet utile de ces mesures, en faisant passer des rentes constituées pour des rentes retenues ou emphytéotiques. V. entre autres la Dissertation sur les rentes en Dauphiné de Guy Allard, dans le tome I de la Bibliothèque du Dauphiné de Gariel. La même chose s’était produite en Nivernais. V. Guy Coquille, Mémoires de ce qui est à faire pour le bien du Nivernais. Œuvres complètes, t. I, p. 318.
  28. En dix années (1880-1890), le Crédit foncier Égyptien a fait 2.141 prêts pour une somme totale de 94.262.155 francs, sur lesquels, au 31 décembre 1890, 31.175.479 francs avaient été remboursés par expropriation, dation en paiement ou remboursement anticipé. L’accroissement constant des arrérages non payés et du domaine immobilier de cette société (au 31 octobre 1890, elle restait en possession d’immeubles pour une valeur de 12.122.181 francs) est significatif.
  29. V. sur l’Inde notre article dans le Correspondant du 25 avril 1889.
  30. Sul valore della proprietà fondiaria rustica, dans le Bulletin de L’institut international de statistique, tome 1er (Rome, 1886), pp. 177 et suiv. Depuis lors, la proportion de la dette hypothécaire en Italie s’est sensiblement élevée par suite de la crise économique que ce pays traverse. (V. Bodio, Di alcuni indici misuratori del movimento economico, p. 132).
  31. V. les chiffres cités dans le remarquable ouvrage de M. Giulio Bianchi, la Proprietà fondiaria e le classi rurali nel medio evo e nella età moderna (Pisa, 1891), p. 195.
  32. Ce qui semblerait indiquer que la situation n’a rien d’anormal, c’est la proportion constante existant entre le nombre des hypothèques contractées dans le cours de l’année et celui des expropriations réalisées aux deux dates de 1880 et de 1887 dans l’Illinois. En 1880, 41.805 mortgages avaient été inscrits pour une valeur de 52.610.483 dollars : il avait été prononcé 1.435 expropriations pour une valeur de 2.557.238 dollars. En 1887, 63.660 mortgages avaient été inscrits pour une valeur de 99.795.684 dollars ; il avait été prononcé 2.078 expropriations pour une valeur de 3.374.243 dollars. (Report of the bureau of Labor statistics of Illinois for 1890.) Il y a même une amélioration sensible, si l’on compare aux deux dates la valeur des mortgages nouveaux et celle des expropriations. En tout cas, la situation est bien meilleure qu’en France, où, dans la même période, les ventes sur saisie immobilière ont doublé.
  33. Ce sont moins les emprunts hypothécaires avec leur taux de 8 à 12 pour cent par an qui sont ruineux pour les petits farmers que le recours au crédit sur billets à court terme. Les banquiers dans l’Extrême-Ouest le leur font payer parfois jusqu’à 2 pour 100 par mois. Il faut dire que leurs risques sont considérables.
  34. M. Bolles, cité par l’Economiste français du 28 mars 1891, et Report of the statistics of Labor of New Jersey for 1889, p. 310.
  35. The Economist, 6, 13, 27 juillet, 31 août 1889. D’après M. Ruhland (Zeitschrift fur die gesammte Wissenschaft de Tubingen, 1890, 3e fascicule), il est difficile d’avoir une vue d’ensemble, à cause de l’imperfection, des statistiques : il ne faut pas généraliser les faits relatifs à certains États. Cependant on peut dire d’une manière générale que les farmers empruntent avec légèreté et souvent sans grande nécessité. Il est très facile d’obtenir du crédit sur hypothèque à un taux élevé ; mais les sommes prêtées sont relativement petites (de 500 à 1.000, dollars), et pour un délai relativement court (2 ou 3 ans) ; or, le rendement du sol est tel que souvent le débiteur se libère en deux ou trois ans, si la récolte a été satisfaisante.
  36. L’opinion des hommes les plus autorisés aux États-Unis tend de plus en plus à modérer l’impression que certaines statistiques locales sur la dette hypothécaire avaient produite il y a quelques années, et à confirmer les appréciations que nous formulons au texte. V. notamment M. James Bishop, chef du bureau des statistiques du travail du New-Jersey, dans le report de 1889, pp. 307 à 390 ; M. Annecke, ancien consul d’Allemagne aux Etats-Unis, dans un rapport analysé par l’Economiste français du 6 juin 1891 ; enfin le général Porter, dans un article, Public and private debts, dans la North American Review de novembre 1891. A la suite de l’émotion de l’opinion publique dont nous venons de parler, le général Porter, chef du Census de 1891, a fait, sur l’ordre du Congrès, une enquête sur la consistance des dettes hypothécaires dans l’Union américaine. Cette enquête ne présente que des résultats très approximatifs, à cause de l’imperfection de la méthode employée. (V. la critique qu’en a faite the Nation du 28 mai 1891.) Néanmoins l’opinion du général Porter contre des vues pessimistes exagérées a une importance réelle.
  37. V. the Economist, 20 juin 1891.
  38. L’emploi du régime seigneurial au xviie siècle pour la colonisation de certaines parties de l’Amérique rejetait sur les seigneurs la plupart des frais de premier établissement, qui pèsent aujourd’hui sur le colon libre et isolé. L’hypothèque ne montait pas en croupe avec lui, comme aujourd’hui ; mais il était soumis à perpétuité à une rente foncière. L’esprit moderne n’a plus voulu de cette perpétuité. V. une Colonie féodale en Amérique, par M. Rameau de Saint-Père (2e édit., Plon) et les nombreux travaux de la John Hopkins University sur les manoirs du New-York, du New-Jersey, du Maryland, que nous avons résumés dans la Réforme sociale des 1er janvier 1888 et 1 er janvier 1889.
  39. V., pour plus de développements, notre ouvrage le Socialisme d’État et la Réforme sociale, chapitre x, et l’excellent article de M. Baugas, professeur à l’Université d’Angers, sur la Mobilisation de la propriété foncière, dans la Revue catholique des institutions et du droit, janvier 1891.
  40. V. les Privilèges de la Société du Crédit foncier de France, par Eugène Godefroy, 1 vol. in-8. (A Rousseau, 1888).
  41. Art. 58 des statuts : « Le taux d’intérêt des sommes prêtées sera fixé par le Conseil d’administration et ne pourra dépasser de plus de 0,60 p. 100 le taux de revient des obligations en émission au moment de la fixation du taux de l’intérêt des prêts. »
  42. Des opérations analogues ont été faites par le Crédit foncier avec la Foncière Lyonnaise et avec le Crédit foncier d’Algérie, qui, malgré son nom, prête aussi sur des terrains à Paris.
  43. V. le Crédit foncier de France jugé par lui-même, 1878-1890, par Emile Robert-Coutelle (Savine, 1890).
  44. Au Canada Montréal en 1878, Winnipeg en 1882 ont connu des crises immobilières aussi dures que celle de Rome en 1888, et l’on pourrait citer l’histoire semblable de bien d’autres villes américaines.
  45. Dans les quatre années 1886-1889, la moyenne annuelle des inscriptions hypothécaires sur la propriété bâtie en Italie a été de 228 millions de francs.V. Bodio, di Alcuni indici misuratori del movimento economico in Italia, p.133.
  46. En décembre 1890, la Société des immeubles de France a racheté en bloc toutes les actions de la Société immobilière de Paris, qui était une création du Crédit général français.
  47. En mars 1891, la Société des Immeubles de France possédait 141 immeubles, dont 139 à Paris. En février 1892, la Compagnie foncière de France en détient 163 dans Paris.
  48. V. l’Economiste français des 19 mai 1883 et 21 mars 1885. La même spéculation, suivie du même krach, s’est produite sur plusieurs de nos stations balnéaires de l’Océan, mais dans des proportions moindres.