Le soir des rois ou ce que vous voudrez (trad. Hugo)
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William Shakespeare | |||
(traduction et notes par François-Victor Hugo) | |||
Le soir des rois ou ce que vous voudrez | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Tome XIV : Les farces | |||
Paris, Pagnerre, 1873 | |||
p. 274-390 | |||
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LE SOIR DES ROIS
OU
CE QUE VOUS VOUDREZ
VALENTIN, CURIO, | au service du comte-duc. |
— Si la musique est l’aliment de l’amour, jouez toujours, — donnez-m’en à l’excès, que ma passion — saturée en soit malade et expire. — Cette mesure encore une fois ! elle avait une cadence mourante : — oh ! elle a effleuré mon oreille comme le suave zéphyr — qui souffle sur un banc de violettes, — dérobant et apportant un parfum… Assez ! pas davantage ! — Ce n’est plus aussi suave que tout à l’heure. — Ô esprit d’amour ! que tu es sensible et mobile ! — Quoique ta capacité — soit énorme comme la mer, elle n’admet rien — de si exquis et de si rare — qui ne soit dégradé et déprécié — au bout d’une minute, tant est pleine de caprices la passion, — cette fantaisie suprême !
— Voulez-vous venir chasser, monseigneur ?
Quoi, Curio ?
Le cerf.
— Eh ! c’est le plus noble élan qui m’entraîne en ce moment. — Oh ! quand mes yeux virent Olivia pour la première fois, — il me semblait qu’elle purifiait l’air empesté ; — dès cet instant je devins une proie, — et mes désirs, limiers féroces et cruels, — n’en pas cessé de me poursuivre.
Eh bien ? Quelles nouvelles d’elle ?
— N’en déplaise à mon seigneur, je n’ai pu être admis, — mais je rapporte la réponse que m’a transmise sa servante : — le ciel, avant sept ans révolus, — ne verra pas son visage à découvert, — mais, comme une religieuse cloîtrée, elle ne marchera que voilée, — et chaque jour elle arrosera sa chambre — de larmes, cédant en tout cela à son affection — pour un frère mort, affection qu’elle veut garder vivace — et durable dans sa mémoire attristée.
— Oh ! celle qui a un cœur de cette délicatesse, — celle qui paie à un frère un telle dette d’amour, — combien elle aimera quand le splendide trait d’or — aura tué le troupeau de toutes les affections secondaires — qui vivent en elle, quand son sein, son cerveau, son cœur, — trônes souverains, — seront occupés et remplis — par un roi unique, son tendre complément ! — Allons errer vers les doux lits de fleurs : — les rêves d’amour sont splendidement bercés sous un dais de ramures.
— Amis, quel est ce pays ?
— L’Illyrie, madame.
— Et qu’ai-je à faire en Illyrie ? — Mon frère est dans l’Élysée… — Peut-être n’est-il pas noyé : qu’en pensez-vous, matelots ?
— C’est par une heureuse chance que vous avez été sauvée vous-même.
— Ô mon pauvre frère ! mais il se pourrait qu’il eût été sauvé, lui aussi, par une heureuse chance.
— C’est vrai, madame ; et, pour augmenter ce rassurant espoir, — je puis vous affirmer que, quand notre vaisseau s’est ouvert, — au moment où vous-même, avec le petit nombre des sauvés, — vous vous cramponniez à notre chaloupe, j’ai vu votre frère, — plein de prévoyance dans le péril, s’attacher — (expédient que lui suggéraient le courage et l’espoir) — à un grand mât qui surnageait sur la mer ; — alors, comme Arion sur le dos du dauphin, — je l’ai vu tenir tête aux vagues, — tant que j’ai pu l’apercevoir.
Pour ces paroles, voilà de l’or. — Mon propre bonheur laisse entrevoir à mon espoir, — qui s’autorise d’ailleurs de ton langage, — un bonheur égal pour lui. Connais-tu ce pays ?
— Oui, madame, très-bien ; car le lieu où je suis né et où j’ai été élevé — n’est pas à trois heures de marche de distance.
— Qui gouverne ici ?
Un duc, aussi noble de cœur — que de nom.
Quel est son nom ?
Orsino.
— Orsino ! je l’ai entendu nommer par mon père. — Il était célibataire alors.
Et il l’est encore, — ou l’était tout dernièrement ; car il n’y a pas un mois — que j’ai quitté le pays ; et c’était alors — un bruit tout frais (vous savez, les petits veulent toujours jaser — des faits et gestes des grands) qu’il recherchait — l’amour de la belle Olivia.
Qui est-elle ?
— Une vertueuse vierge, la fille d’un comte, — mort il y a quelques années, la laissant — sous la protection d’un fils, son frère, — qui est mort tout récemment ; et c’est par amour pour ce frère — qu’elle a abjuré, dit-on, la société — et la vue des hommes.
Oh ! je voudrais entrer au service de cette dame, — et que mon rang restât inconnu du monde — jusqu’au moment où j’aurais mûri mon dessein !
Cela serait malaisé à obtenir ; — car elle ne veut écouter aucune proposition, — non, pas même celle du duc.
— Tu as une bonne figure, capitaine ; — et, bien que souvent la nature revête le vice — de beaux dehors, je crois que toi — tu as une âme d’accord — avec ta bonne physionomie. — Je le prie, et je t’en récompenserai généreusement, — de cacher qui je suis, et de m’aider — à prendre le déguisement qui siéra le mieux — à la forme de mon projet. Je veux entrer au service de ce duc ; — tu me présenteras à lui en qualité d’eunuque ; — et tes démarches seront justifiées, car je sais chanter, — et je pourrai m’adresser à lui sur des airs si variés — qu’il me croira tout à fait digne de son service. — Pour ce qui doit suivre, je m’en remets au temps ; — seulement, règle ton silence sur ma prudence.
— Soyez son eunuque, et je serai votre muet : — quand ma langue babillera, que mes yeux cessent de voir !
— Je te remercie : conduis-moi.
Que diantre a donc ma nièce à prendre ainsi la mort de son frère ? Je suis sûr, moi, que le chagrin est l’ennemi de la vie.
Sur ma parole, sir Tobie, vous devriez venir de meilleure heure le soir ; votre nièce, madame, critique grandement vos heures indues.
Eh bien, mieux vaut pour elle critiquer qu’être critiquée.
Oui, mais vous devriez vous tenir dans les limites modestes de la régularité.
Me tenir ! Je ne puis avoir meilleure tenue : ces habits sont assez bons pour boire, et ces bottes aussi ; si elles ne le sont pas, qu’elles se pendent à leurs propres courroies.
Ces rasades et ces boissons-là vous perdront. J’entendais madame en parler hier encore, ainsi que de l’imbécile chevalier que vous avez amené ici un soir pour être son galant.
Qui ? Sir André Aguecheek ?
Lui-même.
C’est un homme aussi fort que qui que ce soit en Illyrie.
Qu’importe !
Eh ! il a trois mille ducats par an.
Oui, mais il n’aura tous ces ducats-là qu’un an ; c’est un vrai fou, un prodigue.
Fi ! comment pouvez-vous dire ça ? Il joue de la basse de viole, il parle trois ou quatre langues, mot à mot, sans livre, et il a tous les dons de la nature.
En effet, dans leur simplicité la plus naturelle. Car, outre que c’est un sot, c’est un grand querelleur ; et s’il n’avait le don de la couardise pour tempérer sa violence querelleuse, ou croit parmi les sages qu’il aurait bien vite le don d’une bière.
Par cette main, ce sont des chenapans et des détracteurs, ceux qui parlent ainsi de lui. Qui sont-ils ?
Ceux qui ajoutent, par-dessus le marché, qu’il se soûle tous les soirs dans votre compagnie.
À force de boire à la santé de ma nièce ; j’entends boire à sa santé aussi longtemps qu’il y aura un passage dans mon gosier et de quoi boire en Illyrie. C’est un lâche et un capon que celui qui refusera de boire à ma nièce jusqu’à ce que la cervelle lui tourne comme une toupie de paysan. Allons, fillette, Castifiano volto : car voici venir sir André Ague-Face.
Sir Tobie Belch ! Comment va, sir Tobie Belch ?
Suave sir André !
Dieu vous bénisse, jolie friponne !
Et vous aussi, monsieur.
Accoste, sir André, accoste.
Qu’est-ce que c’est ?
La chambrière de ma nièce.
Bonne dame Accoste, je désire faire plus ample connaissance avec vous.
Mon nom est Marie, monsieur.
Bonne dame Marie Accoste…
Vous vous méprenez, chevalier. Je vous dis de l’accoster, c’est-à-dire de l’affronter, de l’aborder, de la courtiser, de l’attaquer.
Sur ma parole, je ne voudrais pas l’entreprendre ainsi en compagnie. Est-ce là le sens du mot accoster ?
Adieu, messieurs.
Si tu la laisses partir ainsi, sir André, puisses-tu ne jamais tirer l’épée !
Si vous partez ainsi, petite dame, puissé-je ne jamais tirer l’épée ! Ma belle, croyez-vous donc avoir des imbéciles sous la main ?
Monsieur, je ne vous tiens pas par la main.
Morbleu, vous le pouvez : voici ma main.
Au fait, monsieur, la pensée est libre : je vous en prie, mettez votre main dans la baratte au beurre, et laissez-la s’humecter.
Pourquoi, cher cœur ? Quelle est votre métaphore ?
Votre main est si sèche, monsieur (23) !
Je le crois certes bien ; je ne suis pas assez âne pour ne pas savoir tenir mes mains sèches. Mais quelle est cette plaisanterie ?
Une plaisanterie sèche, monsieur.
En avez-vous beaucoup comme ça ?
Oui, monsieur ; j’en ai qui me démangent ou bout des doigts ; tiens ! maintenant que j’ai lâché votre main, je n’en ai plus.
Ah ! chevalier, tu as besoin d’une coupe de Canarie. Quand t’ai-je vu ainsi terrassé ?
Jamais de votre vie, je crois, à moins que vous ne m’ayez vu terrassé par le Canarie. Il me semble que parfois je n’ai pas plus d’esprit qu’un chrétien ou un homme ordinaire ; mais je suis grand mangeur de bœuf, et je crois que ça fait tort à mon esprit.
Sans nul doute.
Si je le croyais, j’abjurerais le bœuf… Demain je monte à cheval et je retourne chez moi, sir Tobie.
Why, mon cher chevalier ?
Que signifie why ? partez, ou ne partez pas ? Je voudrais avoir employé à l’étude des langues le temps que j’ai consacré à l’escrime, à la danse et aux combats d’ours. Oh ! que ne me suis-je adonné aux arts !
Tu aurais aujourd’hui un toupet parfait.
Quoi ! est-ce que mon toupet y aurait gagné ?
Sans doute ; car tu vois bien que tes cheveux ne frisent pas naturellement.
Mais ils me vont assez bien, n’est-ce pas ?
Parfaitement ; ils pendent comme du chanvre à une quenouille ; j’espère même un jour voir une ménagère te prendre entre ses jambes pour les filer.
Ma foi, je retourne demain chez moi, sir Tobie. Votre nièce ne veut pas se laisser voir ; ou, si elle y consent, il y a quatre à parier contre un que ce ne sera pas par moi. Le comte-duc lui-même, qui habite près d’ici, lui fait la cour.
Elle ne veut pas du comte-duc ; elle n’épousera pas un homme au-dessus d’elle par le rang, l’âge ou l’esprit. Je l’ai entendue en faire le serment. Dame ! on peut s’y fier, mon cher.
Je resterai un mois de plus. Je suis un gaillard de la plus singulière disposition ; j’aime les mascarades et les bals énormément parfois.
T’entends-tu à ces frivolités, chevalier ?
Aussi bien qu’un homme en Illyrie, quel qu’il soit, pourvu qu’il ne soit pas du nombre de mes supérieurs ; pourtant je ne me compare pas à un vieillard !
De quelle force es-tu à la danse, chevalier ?
Ma foi, je sais découper la gigue.
Et moi découper le gigot.
Et je me flatte d’être à la culbute simplement aussi fort que qui que ce soit en Illyrie.
Pourquoi tout ça reste-t-il caché ? Pourquoi tenir ces talents derrière le rideau ? Risquent-ils de prendre la poussière comme le portrait de mistress Mall (24) ? Pourquoi ne vas-tu pas à l’église en une gaillarde, et ne reviens-tu pas en une courante ? Si j’étais de toi, mon pas ordinaire serait une gigue ; je ne voudrais jamais lâcher de l’eau qu’en cinq temps. Que prétends-tu ? Vivons-nous dans un monde où il faille cacher les mérites ? Je croirais, à voir l’excellente constitution de ta jambe, qu’elle a été formé sous l’étoile d’une gaillarde.
Oui, elle est solide, et elle a assez bon air dans un bas couleur flamme. Improviserons-nous quelque divertissement ?
Que faire de mieux ? Sommes-nous pas nés sous le signe du Taureau ?
Le Taureau ? Il agit sur les côtes et sur le cœur.
Non, messire, sur les jambes et sur les cuisses. Que je te voie faire un entrechat ! ah ! plus haut ! ha ! ha !… excellent !
Si le duc vous continue ses faveurs, Césario, vous êtes appelé à un haut avancement ; il ne vous connaît que depuis trois jours, et déjà vous n’êtes plus un étranger pour lui.
Vous craignez donc son caprice ou ma négligence, que vous mettez en question la continuation de sa bienveillance. Est-ce qu’il est inconstant, monsieur, dans ses affections ?
Non, croyez-moi.
— Merci… Voici venir le comte.
Qui a vu Césario ? holà !
Le voici, monseigneur, à vos ordres.
— Éloignez-vous un moment.
Césario, — tu sais tout ; je t’ai ouvert — le livre à fermoir de mes pensées secrètes. — Ainsi, bon jouvenceau, dirige tes pas vers elle ; — ne te laisse pas renvoyer, reste à sa porte, — et dis à ses gens que tes pieds seront enracinés là — jusqu’à ce que tu aies obtenu audience.
Sûrement, mon noble seigneur, — si elle s’est abandonnée à sa douleur — autant qu’on le dit, elle ne m’admettra jamais.
— Fais du bruit, franchis toutes les bornes de la civilité, — plutôt que de revenir sans résultat.
— Supposons que je puisse lui parler, monseigneur, que lui dirai-je ?
— Oh ! alors révèle-lui ma passion ; — étonne-la du récit de mon profond attachement. — Tu représenteras mes souffrances à merveille ; — elle les entendra mieux de la bouche de ta jeunesse — que de celle d’un nonce de plus grave aspect.
— Je ne le crois pas, monseigneur.
Crois-le, cher enfant ; — car ce serait mentir à ton heureux âge — que de t’appeler un homme ; les lèvres de Diane — ne sont pas plus douces ni plus vermeilles ; ta petite voix — est comme l’organe d’une jeune fille, flûtée et sonore, — et tu jouerais parfaitement un rôle de femme. — Je sais que ton étoile t’a prédestiné — pour cette affaire… Que quatre ou cinq d’entre vous l’accompagnent ; — tous, si vous voulez ; car, pour moi, je ne suis jamais mieux — que quand je suis seul. Réussis dans ce message ; — et tu vivras aussi indépendant que ton maître ; — tu pourras appeler tienne sa fortune.
Je ferai de mon mieux — ma cour à votre dame…
Lutte pénible ! — Faire ma cour ailleurs, et vouloir être sa femme !
Allons, dis-moi où tu as été, ou je n’ouvrirai pas mes lèvres de la largeur d’un crin pour t’excuser. Madame va te faire pendre pour t’être absenté.
Qu’elle me fasse pendre ! Celui qui est bien pendu en ce monde n’a plus à craindre les couleurs.
Explique-toi.
Ne voyant plus les couleurs, il ne doit pas les craindre.
Lestement répondu ! Je puis te dire où ton mot est à sa place et où il ne faut pas craindre les couleurs.
Où ça, bonne dame Marie ?
À la guerre ; les couleurs ennemies ; vous pouvez hardiment vous moquer de celles-là.
Bien ! que Dieu accorde de l’esprit à ceux qui en ont ; et quant aux imbéciles, qu’ils usent de leurs talents.
Vous n’en serez pas moins pendu pour vous être absenté si longtemps, ou vous serez chassé ; et pour vous, ça n’équivaut-il pas à être pendu ?
Une bonne pendaison empêche souvent un mauvais mariage ; et quant à être chassé, l’été y pourvoira.
Vous êtes donc bien résolu ?
Non ; mais je suis résolu sur deux points.
Deux pointes d’épingles ! si l’une se rompt, l’autre tiendra ; ou, si toutes deux se rompent, à bas les culottes.
Bon, ma foi, très-bon !… Allons, va ton chemin ; du jour où sir Tobie cessera de boire, tu seras le plus spirituel morceau de la chair d’Ève qu’il y ait en Illyrie.
Paix, chenapan ! En voilà assez. Voici madame qui vient : faites prudemment vos excuses, je vous le conseille.
Esprit, si c’est ton bon plaisir, mets-moi en folle verve. Les beaux esprits qui croient te posséder, ne sont souvent que des sots ; et moi, qui suis sûr de ne pas te posséder, je puis passer pour spirituel. Car que dit Quinapalus ? Mieux vaut un fou d’esprit qu’un sot bel esprit… Dieu te bénisse, ma dame !
Qu’on l’emmène ! Plus de fol ici !
Vous entendez, marauds ? Emmenez madame : plus de folle ici !
Allons, vous êtes un bien maigre fou ; je ne veux plus de vous ; en outre, vous devenez malhonnête.
Deux défauts, madone, que la bonne chère et les bons conseils amenderont ; car nourrissez bien le fou, et le fou ne sera plus maigre ; dites à l’homme malhonnête de s’amender ; s’il s’amende, il n’est plus malhonnête ; s’il ne s’amende pas, que le ravaudeur le ramende ! Tout ce qui est amendé, n’est en réalité que rapiécé. La vertu qui dévoie est rapiécée de vice ; le vice qui s’amende est rapiécé de vertu. Si ce simple syllogisme peut passer, tant mieux ; sinon, quel remède ? Comme il n’y a de vrai cocuage que le malheur, de même la beauté est une fleur… Madame dit qu’elle ne veut plus de folle ici ; conséquemment, je le répète, qu’on emmène madame.
Monsieur, c’est vous que j’ai dit d’emmener.
Méprise au premier chef !… Madame, cucullus non facit monachum, ce qui revient à dire que je n’ai pas de marotte dans ma cervelle. Bonne madone, permettez-moi de vous prouver que vous êtes folle.
Pourriez-vous le prouver ?
Lestement, bonne madone.
Faites votre preuve.
Je dois pour ça vous interroger comme au catéchisme, madone. Ma bonne petite souris de vertu, répondez-moi.
Soit, monsieur, à défaut d’autre passe-temps, j’affronterai votre preuve.
Bonne madone, pourquoi es-tu désolée ?
Bon fou, à cause de la mort de mon frère.
Son âme est en enfer, je pense, madone.
Je sais que son âme est au ciel, fou.
Vous êtes donc bien folle, madone, de vous désoler de ce que l’âme de votre frère est au ciel… Qu’on l’emmène ; plus de folle ici, messieurs !
Que pensez-vous de ce fou, Malvolio ? Est-ce qu’il ne s’amende pas ?
Si fait, et il s’amendera de la sorte jusqu’à ce que les affres de la mort le secouent. L’infirmité, qui ruine le sage, améliore toujours le fou.
Que Dieu vous envoie, monsieur, une prompte infirmité pour perfectionner votre folie ! Sir Tobie est prêt à jurer que je ne suis pas un renard ; mais il ne parierait pas deux sous que vous n’êtes pas un sot.
Que dites-vous à ça, Malvolio ?
Je m’étonne que Votre Excellence se plaise dans la société d’un si chétif coquin ; je l’ai vu écraser l’autre jour par un méchant fou qui n’a pas plus de cervelle qu’un caillou. Voyez donc, il est déjà tout décontenancé ; dès que vous ne riez plus et que vous ne lui fournissez plus matière, il est bâillonné. Sur ma parole, je considère les gens sensés qui s’extasient si fort devant des fous de cette espèce comme ne valant pas mieux que la marotte même de ces fous.
Oh ! vous avez la maladie de l’amour-propre, Malvolio, et vous avez le goût d’un appétit dérangé. Quand on est généreux, sans remords et de franche nature, on prend pour des flèches à moineau ce que vous tenez pour des boulets de canon. Il n’y a rien de malveillant dans un bouffon émérite, qui ne fait que plaisanter, comme il n’y a rien de plaisant dans un sage prétendu discret qui ne fait que censurer.
Que Mercure te donne le talent de mentir pour avoir dit tant de bien des fous !
Madame, il y a à la porte un jeune gentilhomme qui désire fort vous parler.
Est-ce de la part du comte Orsino ?
Je ne sais pas, madame ; c’est un beau jeune homme, et bien accompagné.
Quel est celui de mes gens qui le retient là-bas ?
Sir Tobie, madame, votre parent.
Éloignez-le, je vous prie ; il parle comme un fou ; fi de lui !
Vous, Malvolio, allez ; si c’est un message du comte, je suis malade, ou sortie, tout ce que vous voudrez, pour m’en débarrasser.
Eh bien, monsieur, vous voyez comme vos bouffonneries vieillissent, et comme elles déplaisent aux gens.
Tu as parlé pour nous, madone, comme si tu avais un fils aîné fou. Que Jupiter lui bourre le crâne de cervelle, car voici venir un de tes parents qui a une bien faible pie-mère.
Sur mon honneur, à moitié ivre… Qui donc est à la porte, mon oncle ?
Un gentilhomme.
Un gentilhomme ! Quel gentilhomme ?
C’est un gentilhomme ici… Peste soit de ces harengs marinés !
Eh bien, sot ?
Bon sir Tobie…
Mon oncle, mon oncle, comment de si bonne heure avez-vous tant d’indolence ?
Insolence ! Je brave l’insolence !… Il y a quelqu’un à la porte.
Oui, en effet ; qui est-ce ?
Qu’il soit le diable, s’il veut, je ne m’en soucie guère ; croyez-m’en sur parole. Oui, ça m’est bien égal.
À quoi ressemble un homme ivre, fou ?
À un noyé, à un imbécile et à un fou ; une rasade de trop en fait un imbécile ; une seconde le rend fou ; une troisième le noie.
Va donc chercher le coroner, qu’il tienne enquête sur mon oncle ; car il en est au troisième degré de l’ivresse, il est noyé ; va, veille sur lui.
Il n’est encore que fou, madone ; et le bouffon va veiller sur le fou.
Madame, le jeune drôle de là-bas jure qu’il vous parlera. Je lui ai dit que vous étiez malade ; il prétend qu’il le savait, et partant il vient pour vous parler ; je lui ai dit que vous dormiez ; il prétend en avoir eu prescience également, et partant il vient pour vous parler. Que faut-il lui dire, madame ? Il est fortifié contre tous les refus.
Dites-lui qu’il ne me parlera pas.
C’est ce qui lui a été dit ; et il répond que, dût-il s’installer à votre porte comme le poteau d’un sheriff, s’y faire support de banquette, il vous parlera.
Quelle espèce d’homme est-ce ?
Mais de l’espèce humaine.
Quelle manière d’homme ?
Il est de fort mauvaise manière ; il prétend vous parler, que vous le vouliez ou non.
Quel genre de personne ? Quel âge ?
Il n’est pas assez âgé pour un homme, ni assez jeune pour un garçon ; ce qu’est la cosse avant de renfermer le pois, ce qu’est la pomme quand elle est presque formée ; il est juste à la morte-eau, entre l’enfance et la virilité. Il a fort bonne mine, et il parle fort impertinemment : on croirait qu’il est à peine sevré du lait de sa mère.
Qu’il entre ; appelez ma suivante.
Suivante, madame vous appelle.
— Donne-moi mon voile ; allons, jette-le sur mon visage ; — nous allons entendre encore une fois l’ambassade d’Orsino.
L’honorable maîtresse de la maison, quelle est-elle ?
Parlez-moi, je répondrai pour elle. Que voulez-vous ?
Très-radieuse, parfaite et incomparable beauté, dites-moi, je vous prie, si je suis devant la maîtresse de la maison, car je ne l’ai jamais vue. Je répugnerais à perdre ma harangue ; car, outre qu’elle est admirablement bien tournée, je me suis donné beaucoup de peine pour l’apprendre par cœur. Aimables beautés, ne me faites pas essuyer de dédain, car je suis sensible au moindre mauvais procédé.
De quelle part venez-vous, monsieur ?
Je ne saurais guère dire que ce que j’ai étudié, et cette question est en dehors de mon rôle. Aimable dame, déclarez-moi en toute modestie si vous êtes la maîtresse de la maison, afin que je puisse procéder à ma harangue.
Êtes-vous comédien ?
Non, je le dis du fond du cœur ; et pourtant, par les griffes mêmes de la malice, je jure que je ne suis pas ce que je représente. Êtes-vous la maîtresse de la maison ?
Si je ne commets pas d’usurpation sur moi-même, je la suis.
Si vous l’êtes, vous en commettez une ; car ce que vous possédez pour le donner, vous ne le possédez pas pour le garder. Mais ceci est en dehors de ma mission. Je vais dire ma harangue à votre louange, et vous ouvrir le cœur de mon message.
Arrivez à l’important : je vous dispense de l’éloge.
Hélas ! j’ai pris tant de peine à l’étudier, et il est si poétique.
Il n’en a que plus de chance d’être fictif : je vous en prie, gardez-le pour vous. J’ai appris que vous avez été fort impertinent à ma porte, et j’ai autorisé votre admission plutôt par curiosité de vous voir que par envie de vous entendre. Si vous n’êtes qu’un fou, retirez-vous ; si vous avez votre raison, soyez bref : je ne suis pas dans une lune à figurer en un dialogue aussi décousu.
Voulez-vous mettre à la voile, monsieur ? Voilà votre chemin.
Non, bon mousse ; je compte rester en panne ici un peu plus longtemps.
Modérez un peu votre géant, chère dame.
Dites-moi ce que vous voulez.
Je suis un messager…
Sûrement vous devez avoir quelque effroyable chose à révéler, pour que votre début soit si craintif. Expliquez votre message.
Il n’est fait que pour votre oreille. Je n’apporte ni déclaration de guerre ni réclamation d’hommage ; je tiens l’olivier à ma main : mes paroles sont toutes de paix.
Pourtant votre préambule a été rude. Qui êtes-vous ? Que désirez-vous ?
La rudesse que j’ai montrée était un jeu de scène appris par moi. Ce que je suis, comme ce que je désire, est chose aussi secrète qu’une virginité ; verbe sacré pour votre oreille, profane pour toute autre.
Laisse-nous seuls ; nous voulons entendre ce verbe sacré.
Maintenant, monsieur, quel est votre texte ?
Très-charmante dame…
Doctrine consolante et sur laquelle il y a beaucoup à dire. Où est votre texte ?
Dans le cœur d’Orsino.
Dans son cœur ? Dans quel chapitre de son cœur ?
Pour répondre méthodiquement, dans le premier chapitre de son âme.
Oh ! je l’ai lu ; c’est de l’hérésie pure. Est-ce que vous n’avez rien de plus à dire ?
Bonne madame, que je voie votre visage.
Avez-vous mission de votre maître pour négocier avec mon visage ? Vous voilà maintenant loin de votre texte ; mais nous allons tirer le rideau, et vous montrer le tableau.
Regardez, monsieur.
Voilà ce que j’étais tout à l’heure.
N’est-ce pas bien fait ?
Excellemment, si c’est Dieu qui à tout fait.
C’est dans le grain, monsieur ; ça résistera au vent et à la pluie.
— C’est de la beauté admirablement fondue ; ce rouge et ce blanc — ont été mis là par la main exquise et savante de la nature elle-même. — Madame, vous êtes la plus cruelle des vivantes, — si vous emportez toutes ces grâces au tombeau, — sans en laisser copie au monde. —
Oh ! monsieur, je n’aurai pas le cœur si dur ; je ferai divers legs de ma beauté ; elle sera inventoriée, et chaque particularité, chaque détail, sera étiqueté dans mon testament : par exemple, item, deux lèvres passablement rouges ; item, deux yeux gris avec leurs paupières ; item, un cou, un menton, et ainsi de suite. Avez-vous été envoyée ici pour m’estimer ?
— Je vois ce que vous êtes ; vous êtes trop fîère ; — mais, quand vous seriez le diable, vous êtes jolie. — Mon seigneur et maître vous aime. Oh ! un tel amour — devrait être récompensé, quand vous seriez couronnée — la beauté sans pareille !
Comment m’aime-t-il ?
— Avec adoration, avec des larmes fécondes, — avec des sanglots qui fulminent l’amour, avec des soupirs de feu.
— Votre maître connaît ma pensée ; je ne puis l’aimer. — Pourtant je le suppose vertueux, je le sais noble, — de grande maison, d’une jeunesse fraîche et sans tache, — bien famé, généreux, instruit, vaillant, — et, par la tournure et les dehors, — une gracieuse personne ; néanmoins je ne puis l’aimer ; — il y a longtemps qu’il devrait se le tenir pour dit.
— Si je vous aimais avec la flamme de mon maître, — avec de telles souffrances, une vie si meurtrière, — je ne trouverais pas de sens à votre refus, — je ne le comprendrais pas.
Eh ! que feriez-vous ?
— Je me bâtirais à votre porte une hutte de saule, — et je redemanderais mon âme à votre maison ; — j’écrirais de loyales cantilènes sur mon amour dédaigné, — et je les chanterais bien haut dans l’ombre de la nuit ; — je crierais votre nom aux échos des collines, — et je forcerais la commère babillarde des airs — à vociférer : Olivia ! Oh ! vous n’auriez pas de repos — entre ces deux éléments, l’air et la terre, — que vous n’eussiez eu pitié de moi.
— Vous pourriez beaucoup. Quelle est votre naissance ?
— Supérieure à ma fortune, et pourtant me fortune est suffisante ; — je suis gentilhomme.
Retournez près de votre maître ; — je ne puis l’aimer ; qu’il cesse d’envoyer… — à moins que par hasard vous ne reveniez — pour me dire comment il prend la chose. Adieu ; — je vous remercie : dépensez ceci pour moi.
— Je ne suis pas un messager à gage, madame ; gardez votre bourse ; — c’est à mon maître, non à moi, qu’il faut une récompense. — Puisse l’amour faire un cœur de roche à celui que vous aimerez, — et puisse votre ferveur, comme celle de mon maître, — n’être payée que de mépris !… Adieu, belle cruauté.
Quelle est votre naissance ? — Supérieure à ma fortune, et pourtant ma fortune est suffisante ; — je suis gentilhomme. Je jurerais que tu l’es. — Ton langage, ton visage, ta tournure, ta démarche, ton esprit, — te donnent un quintuple blason… Pas si vite ! Doucement ! doucement !… — Que le maître n’est-il le valet !… Eh quoi ! — Peut-on si vite attraper le fléau ! — Il me semble que je sens les perfections de ce jeune homme, — par une invisible et subtile effraction, — s’insinuer dans mes yeux. Eh bien, soit… — Holà, Malvolio !
Me voici, madame, à votre service.
— Cours après ce mutin messager, — l’envoyé du comte ; il a laissé cette bague ici — malgré moi ; dis-lui que je n’en veux pas. — Recommande-lui de ne pas donner d’illusion à son maître, — de ne pas le bercer d’espérances ; je ne suis point pour lui ; — si ce jeune homme veut repasser par ici demain, — je lui expliquerai mes raisons. Hâte-toi, Malvolio.
J’obéis, madame.
— Je ne sais plus ce que je fais ; et je crains de m’apercevoir — que mes yeux ont trop fasciné mon imagination. — Destinée, montre ta force ; nous ne nous possédons pas nous-mêmes ; — ce qui est décrété doit être ; en bien, soit.
Vous ne voulez pas rester plus longtemps ? Et vous ne voulez pas que j’aille avec vous ?
Non, je vous en prie ; mon étoile jette sur moi une lueur sombre. La malignité de ma destinée pourrait peut-être attaquer la vôtre. Je vous conjure donc de me laisser seul porter mes malheurs : ce serait mal récompenser votre amitié que de les faire peser sur vous en partie.
Laissez-moi du moins savoir où vous vous rendez.
Non, ma foi ; mon itinéraire est la pure extravagance. Mais je remarque en vous ce tact exquis de la délicatesse ; vous ne voulez pas m’arracher ce que je veux garder pour moi ; et je n’en suis que plus impérieusement entraîné à m’ouvrira vous. Sachez donc, Antonio, que je m’appelle Sébastien, bien que je prenne le nom de Roderigo. Mon père était ce Sébastien de Messaline dont vous avez, je suis sûr, entendu parler : il laissa après lui deux enfants, moi et une sœur, nés tous deux à la même heure. Plût au ciel que nous eussions fini ensemble une vie commencée ensemble ! Mais vous, monsieur, vous en avez décidé autrement ; car une heure environ avant que vous m’eussiez soustrait au gouffre de la mer, ma sœur était noyée.
Hélas ! quel jour !
Bien qu’elle passât pour me ressembler beaucoup, elle était généralement réputée belle personne ; et, bien que je ne puisse trop m’avancer sur la foi de ces merveilleux on-dit, je puis pourtant proclamer hardiment une chose : c’est qu’elle avait une âme que l’envie même était forcée de trouver belle. Hélas ! elle a beau être déjà noyée dans l’eau amère, il faut encore que je noie son souvenir dans une eau plus amère encore !
Pardonnez-moi, monsieur, ma chétive hospitalité.
Ô bon Antonio, pardonnez-moi l’embarras que je vous ai donné.
Si vous ne voulez pas me blesser à mort dans mon affection, laissez-moi être votre serviteur.
Si vous ne voulez pas défaire ce que vous avez fait, c’est-à-dire perdre celui que vous avez sauvé, n’insistez pas. Adieu, une fois pour toutes ; mon cœur est plein de sensibilité, et je touche encore de si près à ma mère par la tendresse, qu’à la moindre occasion mes yeux sont prêts à me trahir. Je vais à la cour du comte Orsino : adieu.
— Que la faveur de tous les dieux aille avec toi.
— J’ai de nombreux ennemis à la cour d’Orsino ; — sans quoi je t’y rejoindrais bien vite… — Mais advienne que voudra ; je t’adore tellement — que le danger me semblera un jeu, et j’irai.
N’étiez-vous pas, il n’y a qu’un moment, avec la comtesse Olivia ?
Il n’y a qu’un moment, monsieur ; en marchant d’un pas modéré, je n’ai eu que le temps de venir jusqu’ici.
Elle vous renvoie cet anneau, monsieur ; vous auriez pu m’épargner ma peine, en l’emportant vous-même. Elle vous fait dire en outre de donner à votre maître l’assurance désespérée qu’elle ne veut pas de lui ; et, qui plus est, de ne plus vous permettre de revenir pour cette affaire, à moins que ce ne soit pour lui dire comment votre maître aura pris ce refus. Maintenant reprenez ceci.
Elle a accepté l’anneau de moi ; je n’en veux pas.
Allons, monsieur, vous le lui avez impertinemment jeté, et sa volonté est qu’il vous soit rendu ; s’il vaut la peine qu’on se baisse pour l’avoir, le voilà par terre sous vos yeux ; sinon qu’il appartienne à qui le trouvera.
— Je ne lui ai pas laissé de bague : que prétend cette dame ? — Ma tournure l’aurait-elle charmée ? Le sort veuille que non ! — Elle m’a beaucoup considérée, à tel point vraiment — que ses yeux semblaient égarer sa langue ; — car elle parlait d’une façon incohérente et distraite. — Elle m’aime assurément ; c’est une ruse de sa passion — qui me fait inviter par ce grossier messager. — Elle ne veut pas de la bague de monseigneur ! Mais il ne lui en a pas envoyé. — Je suis le personnage !… Si cela est (et cela est), — pauvre femme, elle ferait mieux de s’éprendre d’une vision. — Déguisement, tu es, je le vois, une profanation — qu’exploite l’adroit ennemi du genre humain. — Combien il est facile à de beaux trompeurs — de faire impression sur le cœur de cire des femmes ! — Hélas ! la faute en est à notre fragilité, non à nous. — Car telles nous sommes faites, telles nous sommes. — Comment ceci s’arrangera-t-il ! Mon maître l’aime tendrement ; — et moi, pauvre monstre, je suis profondément aussi éprise de lui. — Qu’adviendra-t-il de tout ça ? Comme homme, — je dois désespérer d’obtenir l’amour de mon maître. — Comme femme ? hélas ! que d’inutiles soupirs j’arrache à la pauvre Olivia ! — Ô temps, c’est toi qui dois débrouiller ceci et non moi. — Ce nœud est pour moi trop difficile à dénouer.
Approche, sir André ; ne pas être au lit après minuit, c’est être debout de bonne heure ; et diluculo surgere, tu sais…
Non, ma foi, je ne sais pas ; mais ce que je sais, c’est qu’être debout tard, c’est être debout tard.
Fausse conclusion, qui me répugne autant qu’un flacon vide. Être debout après minuit, et alors aller se coucher, c’est se coucher matin ; en sorte qu’aller se coucher après minuit, c’est aller se coucher de bonne heure. Est-ce que notre existence n’est pas un composé des quatre éléments ?
Ma foi, on le dit, mais je crois plutôt que c’est un composé du boire et du manger !
Tu es un savant ; donc mangeons et buvons… Marianne, holà ! une cruche de vin !
Voici, ma foi, le fou qui vient.
Eh bien, mes cœurs ? n’avez-vous jamais vu l’image de notre trio (25) ?
Âne, sois le bienvenu. Maintenant, une ariette !
Sur ma parole, le fou a un excellent gosier. Je donnerais quarante shillings pour avoir la jambe et la douce voix qu’a le fou. En vérité, tu as été hier soir d’une bouffonnerie délicieuse, quand tu nous as parlé de Pigrogromitus, des Vapiens passant l’équinoxiale de Queubus ; c’était fort bon, ma foi. Je t’ai envoyé six pence pour ta catin ; les as-tu eus ?
J’ai empoché ta gratification, car le nez de Malvolio n’est pas un manche de fouet ; ma dame a la main blanche, et les myrmidons ne sont pas des cabarets.
Excellent ! voilà encore la meilleure bouffonnerie, après tout. Maintenant, une chanson !
Allons ! voilà six pence pour vous ; chantez-nous une chanson.
Tiens, voilà un teston de moi, par-dessus le marché ! Quand un chevalier donne un…
Voulez-vous une chanson d’amour, ou une chanson morale ?
Une chanson d’amour, une chanson d’amour !
Oui, oui ; je ne me soucie guère de la morale.
Ô ma maîtresse, où courez-vous ?
Oh ! arrêtez et écoutez ; il arrive, votre amant fidèle,
Qui sait chanter haut et bas.
Ne trottez pas plus loin, douce mignonne ;
Tout voyage s’arrête au rendez-vous d’amour.
Le fils du sage sait ça.
Excellent, ma foi !
Bien, bien.
Qu’est-ce que l’amour ? il n’est pas à venir ;
La joie présente a le rire présent.
Ce qui est au futur est toujours incertain.
On ne gagne rien aux délais.
Viens donc me baiser, cent fois charmante ;
La jeunesse est une étoffe qui ne peut durer.
Voix melliflue, foi de chevalier.
Haleine parfumée !
Suave et parfumée, en vérité.
À l’entendre du nez, c’est une harmonie de parfums. Mais si nous buvions à faire danser le ciel ? ou bien si nous réveillions la chouette par un trio capable de ravir trois âmes de tisserand ? Que vous en semble.
Si vous m’aimez, faisons-le. Je suis un limier pour attraper les airs.
Par Notre-Dame, messire, il y a des chiens qui attrapent bien.
Certainement ; chantons l’air : Coquin, garde le silence.
Garde le silence, coquin, chevalier ? Je serai donc forcé de t’appeler coquin, chevalier ?
Ce n’est pas la première fois que j’ai forcé quelqu’un à m’appeler coquin. Commence, fou ; ça commence ainsi : Garde le silence.
Je ne commencerai jamais, si je garde le silence.
Bon, ma foi ! Allons, commence.
Quel charivari faites-vous là ! Si madame n’a pas appelé son intendant, Malvolio, pour lui dire de vous mettre à la porte, ne vous fiez plus à moi.
Madame est une chinoise, nous sommes des hommes d’état ; Malvolio est un aigrefin, et nous sommes trois joyeux compagnons (26). Ne suis-je pas un parent ? Ne suis-je pas du sang de madame ? Tarare, ma chère !
Il était un homme à Babylone, dame, dame (27).
Malepeste ! le chevalier et dans un admirable entrain.
Oui, il va assez bien quand il est disposé ; et moi aussi. Il y met plus de grâce ; moi, plus de simplicité.
Oh ! le douzième jour de décembre.
Pour l’amour de Dieu, silence !
Êtes-vous fous, mes maîtres ? ou bien qu’êtes-vous donc ? N’avez-vous ni raison, ni savoir-vivre, ni civilité, pour brailler comme des chaudronniers à cette heure de nuit ? Tenez-vous la maison de madame pour un cabaret, que vous hurlez ici vos airs de ravaudeurs sans ménagement ni remords de voix ? Ne respectez-vous ni lieu ni personne ? Avez-vous perdu toute mesure ?
Nous avons observe la mesure, monsieur, dans notre trio. Au diable !
Sir Tobie, je dois être franc avec vous. Madame m’a chargé de vous dire que, bien qu’elle vous recueille comme son parent, elle n’est nullement alliée à vos désordres. Si vous pouvez vous séparer de vos déportements, vous serez le bienvenu à la maison ; sinon, pour peu qu’il vous plaise de prendre congé d’elle, elle est toute disposée à vous faire ses adieux.
Adieu, cher cœur, puisqu’il faut que je parte (28).
Voyons, bon sir Tobie.
Ses yeux annoncent que ses jours sont presque finis.
Est-il possible !
Mais je ne mourrai jamais.
Sir Tobie, en cela vous mentez.
Voilà qui vous fait grand honneur !
Lui dirai-je de s’en aller ?
Et quand vous le feriez ?
Lui dirai-je de s’en aller, sans merci ?
Oh ! non, non, non, vous n’oseriez.
Ah ! nous détonnons, l’ami ? Vous mentez… Es-tu rien de plus qu’un intendant ? Crois-tu, parce que tu es vertueux, qu’il n’y aura plus ale ni galette (29) ?
Si fait, par sainte Anne ; et le gingembre aussi nous brûlera la bouche.
Tu es dans le vrai.
Allez, monsieur, allez fourbir votre chaîne avec de la mie de pain… Une cruche de vin, Maria !
Mademoiselle Marie, si vous faites le moindre cas de la faveur de madame, vous ne prêterez pas les mains à cette incivile conduite ; elle sera informée de tout cela, je le jure.
Allez secouer vos oreilles.
Un acte aussi louable que de boire quand on a faim, ce serait de lui donner un rendez-vous sur le terrain, puis de lui manquer de parole et de le mystifier.
Fais ça, chevalier ; je te rédigerai un cartel, ou bien je lui signifierai de vive voix ton indignation.
Mon cher sir Tobie, prenez patience pour cette nuit ; depuis la visite que le jeune page du comte a faite aujourd’hui à madame, elle est fort agitée. Quant à monsieur Malvolio, abandonnez-le moi ; si je ne fais pas de lui une dupe proverbiale, si je ne l’expose pas à la risée générale, croyez que je n’ai pas assez d’intelligence pour m’étendre tout de mon long dans mon lit. Je m’en charge.
Instruis-nous, instruis-nous ; parle-nous de lui.
Eh bien, monsieur, cet homme est par moments une espèce de puritain.
Oh ! si je croyais ça, je le battrais comme un chien.
Quoi ! s’il était puritain ! quelle exquise raison as-tu pour ça, chevalier ?
Je n’ai pas pour cela de raison exquise, mais j’ai des raisons suffisantes.
C’est un diable de puritain, ou à coup sûr ce n’est rien moins qu’un homme accommodant ; un âne plein d’affectation qui, sans étude, sait la société par cœur, et débite ses maximes par grandes gerbes ; tout féru de lui-même, et se croyant tellement bourré de perfections qu’il est fermement convaincu qu’on ne peut le voir sans l’aimer ; c’est dans ce travers même que ma vengeance va trouver un notable sujet de s’exercer.
Que vas-tu faire ?
Je vais laisser tomber sur son chemin une mystérieuse lettre d’amour, dans laquelle il se croira très-clairement désigné par des allusions à la couleur de sa barbe, à la forme de sa jambe, à sa tournure, à l’expression de ses yeux, de son front, de sa physionomie. Mon écriture ressemble fort à celle de madame, votre nièce ; sur un sujet oublié nous pourrions à peine les distinguer.
Excellent ! je flaire la farce.
J’ai aussi le nez dessus.
Il croira, à la teneur de la lettre que tu auras laissée tomber, qu’elle vient de ma nièce, et qu’elle est amoureuse de lui.
Mon projet est effectivement un cheval de bataille de cette couleur.
Et ton cheval de bataille ferait de lui un âne.
Un âne, sans aucun doute.
Oh ! ce sera admirable.
Plaisir royal, je vous le garantis. Je suis sûre que ma médecine opérera sur lui. Je vous posterai, en tiers avec le fou, à l’endroit où il devra trouver la lettre ; vous prendrez note de ses commentaires. Pour ce soir, couchez-vous, et songez à l’événement. Adieu.
Bonsoir, Penthésilée.
Sur ma foi, c’est une bonne fille.
C’est une bigle de race, et qui m’adore. Que t’en semble ?
J’ai été aussi adoré dans le temps.
Allons nous coucher, chevalier. Tu feras bien d’envoyer chercher encore de l’argent.
Si je ne puis obtenir votre nièce, je suis dans un rude embarras.
Envoie chercher de l’argent, chevalier ; si tu ne finis pas par avoir ma nièce, appelle-moi rosse.
Si je m’y refuse, ne vous fiez plus à moi ; traitez-moi comme vous voudrez.
Allons, viens ; je vais faire chauffer du vin ; il est trop tard pour aller au lit maintenant. Viens, chevalier ; viens, chevalier.
— Qu’on me donne de la musique !… Ah ! bonjour, amis. — Allons, bon Césario, rien qu’un morceau de chant, — ce chant vieux et antique que nous avons entendu la nuit dernière : — il m’a semblé qu’il soulageait ma passion beaucoup — plus que tous ces airs légers et tous ces fredons rebattus — à la mesure brusque et saillante. — Allons, rien qu’un couplet.
N’en déplaise à Votre Seigneurie, celui qui pourrait le chanter n’est pas ici.
Qui était-ce donc ?
Feste, le bouffon, milord ; un fou qu’aimait fort le père de madame Olivia ; il est quelque part dans le palais.
— Allez le chercher, et qu’on joue l’air en attendant.
— Approche, page ; si jamais tu aimes, — dans les douces angoisses, souviens-toi de moi : — car tous les vrais amoureux sont tels que je suis, — mobiles et capricieux en tout, — hormis dans l’idée fixe de la créature — aimée. Que te semble de cet air ?
— Il trouve un écho dans les profondeurs mêmes — où trône l’amour.
Tu en parles magistralement ; — je jurerais, sur ma vie, que, jeune comme tu l’es, ton regard — s’est déjà fixé avec complaisance sur quelque gracieux être ; — n’est-ce pas, page ?
Un peu, n’en déplaise à Votre Grâce.
— Quel genre de femme est-ce ?
De votre complexion.
— Elle n’est pas digne de toi, alors. Quel âge, en vérité ?
— À peu près votre âge, mon seigneur.
— C’est trop vieux, par le ciel. Que la femme prenne toujours — un peu plus âgé qu’elle ; elle n’en sera que mieux assortie, — et que mieux en équilibre dans le cœur de son mari. — Car, page, nous avons beau nous vanter, — nos affections sont plus mobiles, plus instables, — plus vives, plus vacillantes, plus tôt égarées et usées — que celles des femmes.
Je le crois, monseigneur.
— Ainsi, que ta bien-aimée soit plus jeune que toi-même, — ou ton affection ne saurait garder le pli. — Car les femmes sont comme les roses ; leur fleur de beauté — est à peine épanouie qu’elle s’étiole.
— Elles sont ainsi en effet. Hélas ! pourquoi faut-il qu’elles soient ainsi, — condamnées à dépérir alors même qu’elles atteignent la perfection ?
— Allons, l’ami, la chanson que nous avons eue hier soir ! — Remarque-la bien, Césario ; elle est vieille et simple ; — les tricoteuses et les fileuses, travaillant au soleil, — les libres filles qui tissent avec la navette, — ont coutume de la chanter ; c’est une naïve et franche chanson, — qui joue avec l’innocence de l’amour, — comme au bon vieux temps.
— Êtes-vous prêt, monsieur ?
Oui, chante, je te prie.
Arrive, arrive, ô mort.
Et que je sois couché sous un triste cyprès !
Envole-toi, envole-toi, haleine,
Je suis tué par une belle fille cruelle ;
Mon linceul est blanc, tout décoré d’if.
Oh ! préparez-le.
Dans la scène de la mort nul si vraiment
Ne joua son rôle.
Que pas une fleur, pas une fleur embaumée
Ne soit semée sur mon noir cercueil.
Que pas un ami, pas un ami ne salue
Mon pauvre corps, là où seront jetés mes os.
Pour m’épargner mille et mille sanglots,
Oh ! mettez-moi quelque part
Où un triste amant ne puisse trouver ma tombe
Pour y pleurer !
Voilà pour ta peine.
Aucune peine, monsieur ; je prends plaisir à chanter, monsieur.
Eh bien, je te paie ton plaisir.
Au fait, monsieur, le plaisir doit se payer tôt ou tard.
Sur ce, laisse-moi te laisser.
Sur ce, que le dieu de la mélancolie te protège, et que le tailleur te fasse ton pourpoint de taffetas changeant, car ton âme est une véritable opale… Je voudrais voir les hommes d’une pareille constance s’embarquer sur la mer, ayant affaire partout, et n’ayant de but nulle part ; ce serait là le vrai moyen de faire un bon voyage… pour rien !… Adieu.
— Retirez-vous, vous autres.
Encore une fois, Césario, — retourne auprès de cette cruelle souveraine ; — dis-lui que mon amour, plus noble que l’univers, — ne fait aucun cas d’une quantité de terrains fangeux ; — ces biens dont l’a comblée la fortune, dis-lui que je les traite aussi légèrement que la fortune elle-même ; — mais ce qui attire mon âme, c’est cette merveille, — cette perle reine dont l’a parée la nature.
— Mais, monsieur, si elle ne peut vous aimer ?
— Je ne puis accepter cette réponse-là.
D’honneur, il le faut bien. — Supposons qu’une dame, comme cela peut être, — éprouve pour l’amour de vous des peines de cœur aussi grandes — que celle que vous cause Olivia ; vous ne pouvez l’aimer, — vous le lui dites ; eh bien, ne faut-il pas qu’elle accepte cette réponse ?
— Le sein d’une femme — ne saurait supporter les élans de la passion violente — que l’amour m’a mise au cœur ; nul cœur de femme — n’est assez grand pour contenir tant d’émotions ; nul n’est assez vaste. — Hélas ! leur amour peut bien s’appeler un appétit ; — ce qui est ému en elles, ce n’est pas le foie, c’est le palais, — sujet à la satiété, à la répulsion, au dégoût. — Mon cœur, au contraire, est affamé comme la mer, — et peut digérer autant qu’elle. Ne fais pas de comparaison — entre l’amour que peut me porter une femme — et celui que j’ai pour Olivia.
Oui, mais je sais…
Que sais-tu !
— Trop bien quel amour les femmes peuvent avoir pour les hommes ; — en vérité, elles ont le cœur aussi généreux que nous. — Mon père avait une fille qui aimait un homme, — comme moi, par aventure, si j’étais femme, — je pourrais aimer Votre Seigneurie.
Et quelle est son histoire ?
— Un long effacement, monseigneur. Jamais elle n’avoua son amour ; — elle en laissa le secret, comme le ver dans le bourgeon, — ronger les roses de ses joues ; elle languit dans sa pensée ; — jaunie, verdie par la mélancolie, — elle s’inclina, comme la Résignation sur une tombe — souriant à la Douleur. N’était-ce pas là de l’amour ? — Nous autres hommes, nous pouvons parler davantage, jurer davantage ; mais, en vérité, — nos démonstrations outrepassent nos sentiments ; car, en définitive, nous sommes — fort prodigues de protestations, mais peu prodigues d’amour.
— Mais ta sœur est-elle morte de son amour, mon enfant ?
— Je suis toute la famille de mon père, à la fois toutes ses filles — et tous ses fils… Et pourtant je ne sais… — Monsieur, irai-je chez cette dame ?
Oui, voilà ce dont il s’agit. — Vite chez elle ! Donne-lui ce bijou ; dis-lui — que mon amour ne peut ni céder la place ni supporter un refus.
Arrive, arrive, signor Fabien.
Certes, j’arrive ; si je perds un scrupule de cette farce, que je sois bouilli à mort par la mélancolie.
Serais-tu pas bien aise de voir ce cuistre, ce coquin, ce fripon subir quelque mortification notoire ?
J’en serai ravi, ma foi. Vous savez qu’il m’a fait perdre la faveur de madame, à l’occasion d’un combat d’ours ici.
Pour l’exaspérer, nous allons avoir un nouvel ours, et nous allons le berner jusqu’au noir, jusqu’au bleu… N’est-ce pas, sir André ?
Si nous ne le faisons pas, tant pis pour nous.
Voici venir la petite coquine… Comment va, mon ortie des Indes ?
Mettez-vous tous trois dans le fourré de buis. Malvolio descend cette allée ; voilà une demi-heure qu’il est là-bas au soleil, apprenant des poses à son ombre. Observez-le pour l’amour de la drôlerie ; car je suis sûre que cette lettre va faire de lui un idiot contemplatif ! Au nom de la farce, rangez-vous.
Toi, reste-là ; car voici venir la truite que nous allons attraper en la chatouillant.
Il ne faut qu’une chance ; tout est chance. Elle a de la sympathie pour moi, Maria me l’a dit une fois ; et je l’ai entendue elle-même avouer que, si elle aimait, ce serait quelqu’un de ma nature. D’ailleurs, elle me traite avec des égards plus marqués qu’aucun autre de ses gens. Que dois-je en penser ?
Voilà un maroufle outrecuidant !
Oh ! paix ! la contemplation fait de lui un fier dindon : comme il se pavane en étalant ses plumes !
Jour de Dieu ! comme je vous rosserais le maroufle !
Paix donc !
Être comte Malvolio !
Ah ! maroufle !
Canardons-le ! canardons-le !
Paix ! paix !
Il y a un exemple de ça : la dame de Strachi a épousé l’huissier de sa garde-robe !
Fi de lui, par Jézabel !
Ah ! paix ! le voilà enfoncé dans sa rêverie ; voyez comme l’imagination le gonfle.
L’ayant épousée depuis trois mois, assis sous mon dais…
Oh ! une arbalète pour le frapper dans l’œil !
Appelant mes officiers autour de moi, dans ma simarre de velours à ramages, venant de quitter le lit de repos où j’ai laissé Olivia endormie…
Feu et soufre !
Oh ! paix ! paix !
Alors je prends un air de hauteur ; et, après avoir gravement promené sur eux un regard qui veut dire que je connais ma position, et que je désire qu’ils connaissent la leur, je demande mon parent Tobie.
Fers et liens !
Paix donc, paix ! paix ! Attention, attention !
Sept de mes gens, d’un élan obéissant, vont le chercher ; en attendant, je fronce le sourcil, et par aventure je remonte ma montre, ou je joue avec quelque riche joyau. Tobie s’approche, me fait une révérence…
Ce drôle vivra-t-il ?
Quand on essaierait de la torture pour nous arracher le silence, paix encore une fois !
Je lui tends la main comme ceci, tempérant mon sourire familier par un sévère regard d’autorité…
Et alors Tobie ne te flanque pas un horion sur les lèvres !
Disant : Cousin Tohie, ma fortune, en m’octroyant votre nièce, m’a conféré cette prérogative de parole…
Écoutons, écoutons.
Il faut vous corriger de votre ivrognerie.
La peste du galeux !
Ah ! patience, ou nous rompons les fibres de notre complot.
En outre, vous gaspillez le trésor de votre temps avec un imbécile de chevalier.
C’est moi, je vous le garantis.
Un sir André…
Je savais bien que c’était moi ; car bien des gens m’appellent imbécile.
Qu’avons-nous là ?
Voilà la buse près du piége.
Ah ! paix ! et que le génie de la farce lui insinue l’idée de lire tout haut !
Sur ma vie, c’est l’écriture de madame ; je reconnais ses r, ses u et ses o ; et c’est ainsi qu’elle fait ses grands P. En dépit de toute question, c’est son écriture.
Ses airs, ses us, et ses os ; comment ça ?
À l’inconnu bien-aimé, cette lettre et mes meilleurs souhaits ! Juste ses phrases !… Avec votre permission, cire !… Doucement… Le cachet, sa Lucrèce, avec lequel elle a coutume de sceller !… C’est madame ! À qui cela peut-il être adressé ?
Le voilà pris par les entrailles.
Dieu sait qui j’aime.
Mais qui ?
Lèvres, ne remuez pas.
Nul homme ne le doit savoir.
Nul homme ne le doit savoir… Voyons la suite ! Le rhythme change… Nul homme ne le doit savoir. Si c’était toi, Malvolio !
Va te faire pendre, faquin.
Je puis commander où j’adore ;
Mais le silence, comme le couteau de Lucrèce,
Me perce le cœur sans répandre mon sang.
M. O. A. I. règne sur ma vie.
Une énigme grandiose !
Admirable fille, je vous le dis.
M. O. A. I. règne sur ma vie… Mais d’abord, voyons, voyons, voyons.
Quel plat de poison elle lui a servi là !
Et avec quel élan l’émouchet fond sur la chose !
Je puis commander où j’adore. Eh ! elle peut me commander, je la sers, elle est ma maîtresse ! Mais c’est évident pour la plus ordinaire intelligence. Il n’y a pas là à hésiter. Mais la fin… Que signifie cette combinaison alphabétique ? Si je pouvais en faire quelque chose qui s’appliquât à moi… Doucement ! M. O. A. I.
Ho ! hi ! arrange ça… Le voilà loin de la piste.
Le chien n’en jappera pas moins en la cherchant, quoiqu’elle sente fort comme un renard.
M. Malvolio ! M, mais c’est le commencement de mon nom !
N’avais-je pas dit qu’il s’en tirerait ? Le limier est excellent aux défauts.
Oui, mais il n’y a pas d’accord dans la suite ; la chose ne se confirme pas. C’est A qui devrait suivre, et il y a un O.
J’espère bien que ça ne finira pas par un : Ho !
Oui, ou je le bâtonnerai pour lui faire crier : Oh !
Et en arrière arrive un I.
Si c’était un E et que tu l’eusses par derrière, tu flairerais plus de déconvenues à tes trousses que de bonnes fortunes devant toi.
M. O. A. I. ça ne s’accorde plus aussi bien qu’auparavant ; et pourtant, on n’aurait qu’à forcer un peu pour que ça eût trait à moi ; car chacune de ces lettres est dans mon nom. Doucement ; voici de la prose à la suite.
Si ceci te tombe dans la main, réfléchis. Par mon étoile, je suis au-dessus de toi, mais ne t’effraie pas des grandeurs. Il en est qui naissent grands, d’autres qui conquièrent les grandeurs, et d’autres à qui elles s’imposent. Les destins te tendent la main ; que ton audace et ton génie l’étreignent. Et, pour te préparer à ce que tu peux être, dépouille ton humble peau, et apparais un nouvel homme. Sois rébarbatif avec un parent, bourru avec les domestiques ; que ta langue bourdonne des raisons d’État. Prends les allures de la singularité. C’est l’avis que le donne celle qui soupire pour toi. Rappelle-toi qui a vanté tes bas jaunes et souhaité te voir toujours avec des jarretières croisées (30) ; rappelle-toi, je le répète. Va. Tu es désormais un personnage, si tu le veux ; sinon, reste à jamais simple intendant, le compagnon des domestiques, indigne de toucher le bout du doigt de la Fortune. Adieu. Celle qui voudrait te servir au lieu d’être servie par toi.
Le plein jour en rase campagne n’est pas plus éclatant ; cela est évident. Je serai altier, je lirai les auteurs politiques, je romprai en visière à sir Tobie ; je me décrasserai de toute accointance roturière ; je serai tiré à quatre épingles, l’homme accompli. Je ne m’abuse pas, je ne me laisse pas berner par l’imagination ; car toutes les raisons me portent à croire que madame m’aime. Elle a vanté mes bas jaunes tout récemment, elle m’a loué d’avoir des jarretières croisées ; et en ceci elle se révèle à mon amour, et, par une sorte d’injonction, m’invite à porter cet accoutrement de son goût. Je remercie mon étoile, je suis heureux ; je vais être étrange, hautain, porter des bas jaunes et me jarreter en croix, tout cela en un clin d’œil ! Que Jéhovah et mon étoile soient loués ! Voici encore un post-scriptum.
Il est impossible que tu ne reconnaisses pas qui je suis. Si tu réponds à mon amour, fais-le paraître à ton sourire ; ton sourire te va si bien ! Ainsi, en ma présence, souris toujours, mon doux bien-aimé, je t’en prie.
Ciel, je te remercie. Je sourirai, je ferai tout ce que tu voudras.
Je ne donnerais pas ma part de cette farce pour une pension de mille livres sur la cassette du sophi.
Moi, j’épouserais cette fille rien que pour ce tour-là.
Et moi aussi.
Et je ne lui demanderais pas d’autre dot qu’une autre bouffonnerie pareille.
Moi non plus.
Voici venir ma noble faiseuse de dupes.
Veux-tu mettre ton pied sur ma nuque ?
Ou sur la mienne ?
Faut-il que je joue ma liberté au trictrac et que je devienne ton esclave ?
Et moi aussi ?
Eh ! tu l’as plongé dans un tel rêve que, quand la vision en sera dissipée, il deviendra fou.
Mais dites-moi la vérité ; ça fait-il son effet sur lui ?
Comme l’eau-de-vie sur une sage-femme.
Eh bien, si vous voulez voir les fruits de la farce, remarquez bien sa première apparition devant madame ; il se présentera devant elle en bas jaunes, et c’est une couleur qu’elle abhorre, et avec des jarretières croisées, une mode qu’elle déteste ! Et il lui fera des sourires qui, dans la mélancolie où elle se trouve, conviendront si peu à sa disposition d’esprit, qu’elle ne pourra y répondre que par une insigne rebuffade. Si vous voulez voir ça, suivez-moi.
Jusqu’aux portes du Tartare, admirable démon d’esprit.
J’en suis aussi.
Dieu te garde, l’ami, ainsi que ta musique. Vis-tu en touchant du tambourin ?
Non, monsieur, je vis comme quelqu’un qui touche à l’Église.
Es-tu donc homme d’Église ?
Nullement, monsieur ; je touche à l’église, car je demeure chez moi, et ma maison est tout près de l’église.
Ainsi tu peux dire que le roi touche à un mendiant, si un mendiant demeure près de lui ; ou que l’église touche à ton tambourin, si ton tambourin est contre l’église.
Vous l’avez dit, monsieur… Ce que c’est que ce siècle ! Une phrase n’est qu’un gant de chevreau pour un bel esprit ; comme on l’a vite retournée sens dessus dessous !
Oui, c’est certain ; ceux qui jouent trop subtilement sur les mots peuvent facilement les corrompre.
Alors je voudrais que ma sœur n’eût pas eu de nom, monsieur.
Pourquoi, l’ami ?
Parce que son nom est un mot, monsieur, et qu’en jouant aec ce mot, on pourrait bien corrompre ma sœur. Mais effectivement les paroles sont de vraies coquines, depuis que les obligations les ont déshonorées.
Ta raison, l’ami ?
Ma foi, monsieur, je ne puis pas vous donner de raison sans paroles ; et les paroles sont devenues tellement fausses que je répugne à les employer pour raisonner.
Je garantis que tu es un joyeux compagnon qui ne se soucie de rien.
Non pas, monsieur, il est des choses dont je me soucie ; mais en mon âme et conscience, monsieur, je ne me soucie pas de vous ; si c’est là ne se soucier de rien, je veux que vous soyez invisible.
N’es-tu pas le fou de madame Olivia ?
Non, vraiment, monsieur. Madame Olivia ne sacrifie pas à la folie ; elle n’entretiendra de fou que quand elle sera mariée ; et les fous sont aux maris ce que les sardines sont aux harengs : les maris sont les plus gros. En vérité, je ne suis pas son fou ; je ne suis que son corrupteur de mots.
Je t’ai vu tout récemment chez le comte Orsino.
La folie, monsieur, fait le tour du globe, comme le soleil ; elle brille partout. Je serais fâché pourtant, monsieur, que votre maître fût en folle compagnie aussi souvent que ma maîtresse ; je crois avoir vu chez lui votre sagesse.
Ah ! si tu m’entreprends, je romps avec toi. Tiens, voilà pour tes dépenses.
Que Jupiter, dans sa prochaine expédition de poils, t’envoie une barbe.
Sur ma parole, je te l’avouerai, je soupire pour une barbe, quoique je ne désire pas qu’elle me pousse au menton. Ta maîtresse est-elle chez elle ?
Est-ce qu’une couple de ces espèces ne multiplierait pas, monsieur.
Oui, pour peu qu’on les serrât bien ensemble et qu’on les fît fructifier.
Je serais homme à jouer le rôle du seigneur Pandarus de Phrygie, monsieur, pour amener une Cressida à ce Troylus.
Je vous comprends ; c’est habilement mendier !
Ce n’est pas, j’espère, une bien grande affaire, monsieur, que de mendier une mendiante : Cressida n’était qu’une mendiante ! Ma maîtresse est chez elle, monsieur ; je vais lui expliquer d’où vous venez ; quant à ce que vous êtes et ce que vous voulez, cela n’est pas dans ma sphère ; je pourrais dire dans mon élément, mais le mot est usé.
— Ce drôle est assez sage pour jouer le fou ; — et, pour le bien jouer, il a besoin d’une sorte d’esprit : — il doit observer l’humeur de ceux qu’il plaisante, — la qualité des personnes et le moment, — en se jetant, comme le faucon hagard, sur la moindre plume — qui passe devant ses yeux. C’est un métier — certes aussi ardu que l’état du sage ; — car la folie, dont il ne fait montre que sagement, est ingénieuse ; — tandis que les sages, une fois tombés dans la folie, perdent toute raison.
Salut, gentilhomme !
Salut, monsieur.
Dieu vous garde, monsieur.
Et vous aussi ; votre serviteur.
J’espère que vous l’êtes, monsieur, comme je suis le vôtre.
Voulez-vous vous hasarder dans la maison ? Ma nièce désire que vous entriez, si vous avez affaire à elle.
Votre nièce est ma destination, monsieur, je veux dire qu’elle est le but de mon voyage.
Tâtez vos jambes, monsieur, mettez-les en mouvement,
Je suis mieux sur mes jambes, monsieur, que ne l’est votre phrase quand vous me dites de tâter mes jambes.
Je veux dire que vous marchiez, monsieur, et que vous entriez.
Je vais vous répondre par mon allure et par mon entrée. Mais on nous prévient.
Dame accomplie et incomparable, que le ciel fasse pleuvoir sur vous ses arômes.
Ce jouvenceau est un courtisan émérite ! Pleuvoir des aromes ! fort bien.
Mon message n’a de voix, madame, que pour votre oreille la plus propice et la plus condescendante.
Aromes, propice, condescendante ! je prendrai note de ces trois mots.
Qu’on ferme la porte du jardin, et qu’on me laisse donner audience.
Donnez-moi votre main, monsieur.
— Mes hommages, madame, et mon humble dévouement.
— Quel est votre nom ?
Césario est le nom de votre serviteur, belle princesse.
— Mon serviteur, monsieur ! Il n’y a jamais eu de franche joie dans le monde, — depuis qu’une basse adulation s’est appelée compliment. — Vous êtes le serviteur du comte Orsino, jeune homme.
— Et il est le vôtre, et le sien doit être le vôtre. — Le serviteur de votre serviteur est votre serviteur, madame.
— Quant à lui, je ne songe pas à lui ; quant à ses pensées, — je voudrais qu’elles fussent nulles plutôt que pleines de moi.
— Madame, je viens pour stimuler vos généreuses pensées — en sa faveur.
Oh ! pardon, je vous prie ! — je vous ai dit de ne plus me parler de lui ; — mais, si vous vouliez soutenir une autre cause, — j’aimerais mieux entendre ce plaidoyer-là de votre bouche — que la musique des sphères.
Chère dame…
— Permettez, je vous prie ; j’ai, — après la dernière apparition enchanteresse que vous fîtes ici, — envoyé une bague à votre poursuite ; j’ai ainsi abusé — un de mes serviteurs, moi-même et, j’en ai peur, vous aussi. — Je dois m’être exposée à vos sévères commentaires, — en vous forçant, par un artifice honteux, à prendre — ce que vous saviez ne pas être à vous. Qu’avez-vous pu penser ? — N’avez-vous pas attaché mon honneur au poteau, — et ameuté contre lui toutes les idées démuselées — que peut concevoir un cœur inexorable ? Pour un esprit de votre pénétration, — j’en ai assez laissé voir ; c’est un crêpe et non une poitrine de — chair qui couvre mon pauvre cœur… Sur ce, je vous écoute.
— Je vous plains.
C’est déjà un pas vers l’amour.
— Nullement ; car il est de vulgaire expérience — que bien souvent nous plaignons nos ennemis.
— Eh bien donc, je crois qu’il est temps de reprendre mon sourire. — Ô humanité ! comme l’être le plus chétif est prompt à l’orgueil ! — S’il faut servir de proie, combien il vaut mieux — être la victime du lion que du loup !
— L’horloge me reproche le temps que je perds. — N’ayez pas peur, bon jouvenceau, je ne veux pas de vous ; — et pourtant, quand esprit et jeunesse seront mûrs, — votre femme aura chance de récolter un mari sortable. — Voilà votre chemin, tout droit au couchant.
Je vais donc vers le couchant. — Que la grâce et la bonne humeur fassent cortége à Votre Excellence ! — Vous ne me chargez de rien pour mon maître, madame ?
Arrête. — Je t’en prie, dis-moi ce que tu penses de moi.
— Que vous pensez ne pas être ce que vous êtes.
— Si je pense ça, je le pense aussi de vous.
— Alors vous pensez juste, je ne suis pas ce que je suis.
— Que n’êtes-vous ce que je voudrais vous voir être !
— Gagnerai-je au change, madame ? — En ce cas, j’y consentirais volontiers ; car maintenant je suis votre risée.
— Oh ! qu’il paraît beau, le dédain, — sur sa lèvre méprisante et irritée ! — Le remords du meurtrier ne se trahit pas plus vite — que l’amour qui veut se cacher : la nuit de l’amour est un plein midi ! — Césario ! par les roses du printemps, — par la virginité, par l’honneur, par la vérité, par tout ce qui existe, — je t’aime tant qu’en dépit de ton orgueil, — ni l’esprit ni la raison ne peuvent dissimuler ma passion. — Ne va pas tirer prétexte — de mes avances pour me repousser ; — mais raisonne bien plutôt en vertu de cette raison supérieure : — l’amour imploré est doux ; l’amour qui s’offre, plus doux encore.
— Je le jure par l’innocence et par ma jeunesse, — j’ai un cœur, une âme, une foi, — mais aucune femme ne les possède ; et jamais nulle — autre que moi ne les possédera — Et sur ce, adieu, bonne madame ; je ne viendrai plus — pleurer à vos pieds les larmes de mon maître.
— N’importe, reviens me voir ; car peut-être pourras-tu — rendre son amour agréable à mon amour, cœur qui maintenant l’abhorre.
Non, ma foi, je ne resterai pas un moment de plus.
Ta raison, cher venimeux, dis ta raison.
Il faut absolument que vous donniez votre raison, sir André.
Morbleu, j’ai vu ma nièce accorder au serviteur du comte plus de faveurs qu’elle ne m’en a jamais octroyé ; je l’ai vu dans le jardin.
Et te voyait-elle pendant tout ce temps-là, mon vieux garçon ? dis-moi ça.
Aussi nettement que je vous vois en ce moment.
C’est une grande preuve d’amour qu’elle vous a donnée là.
Jour de Dieu ! allez-vous faire de moi un âne ?
Monsieur, j’établirai la légitimité de mon affirmation par le verdict du jugement et de la raison.
Qui composaient le jury suprême, avant même que Noé fût marin.
Elle n’a témoigné de faveur pour ce jeune homme en votre présence que pour vous exaspérer, pour réveiller votre valeur dormeuse, pour vous mettre du feu au cœur et du soufre dans le foie. Vous auriez dû l’accoster alors ; et, par quelques excellentes railleries, encore toutes neuves de la forge, vous auriez frappé de mutisme ce jouvenceau. C’est ce qu’elle attendait de vous, et son attente a été trompée ; vous avez laissé le temps effacer la double dorure de cette occasion, et maintenant vous voguez au nord de son estime ; et vous y resterez suspendu comme un glaçon à la barbe d’un Hollandais, à moins que vous ne rachetiez votre faute par quelque louable action de valeur ou de haute politique.
Si je fais quelque chose, ce sera un acte de valeur. Car je hais la politique : j’aimerais autant être Browniste qu’homme politique (31).
Eh bien donc, bâtis ta fortune sur la base de la valeur. Provoque-moi en duel le page du comte ; blesse-le en onze endroits ; ma nièce en prendra note ; et, sois-en sûr, il n’y a pas d’agent d’amour au monde qui fasse valoir un homme aux yeux d’une femme comme une réputation de courage.
Il n’y a que ce moyen, sir André.
L’un de vous deux veut-il lui porter mon cartel ?
Va, écris-le d’une main martiale ; sois cassant et bref. Peu importe que ce soit spirituel, pourvu que ce soit éloquent et plein d’originalité ; lave-lui la tête avec toute la licence de l’encre ; si tu le tutoies deux ou trois fois, ça ne fera pas mal ; et donne-lui autant de démentis qu’en pourra tenir ta feuille de papier, la feuille fût-elle aussi vaste que le lit de Ware en Angleterre (32). Va, à l’œuvre ! Qu’il y ait du fiel suffisamment dans ton encre ; quand lu écrirais avec une plume d’oie, n’importe. À l’œuvre !
Où vous retrouverai-je ?
Nous te retrouverons à ton Cubiculo. Va.
Voilà un mannequin qui vous est cher, sir Tobie.
C’est moi qui lui ai été cher, mon garçon ; deux mille livres ou environ.
Nous aurons de lui une lettre rare ; mais vous ne la remettrez pas.
Si fait, sur ma foi ; et par tous les moyens je pousserai le jeune homme à répondre. Je crois que ni bœufs ni câbles ne parviendraient à les joindre. Pour André, on n’a qu’à l’ouvrir ; si vous lui trouvez au foie autant de sang qu’il en faut pour empêtrer la patte d’une mouche, je consens à manger le reste du cadavre.
Et son jeune adversaire ne porte pas sur son visage de grands symptômes de férocité.
Tiens ! voici venir le plus petit roitelet de la couvée.
Si vous aimez la gaîté, et si vous voulez rire à avoir des points de côté, suivez-moi ; ce gobe-mouches de Malvolio est devenu païen, un vrai renégat ; car il n’est pas de chrétien, voulant être sauvé par une croyance orthodoxe, qui puisse jamais croire à d’aussi grossières extravagances. Il est en bas jaunes !
Et en jarretières croisées ?
Abominablement : comme un pédant qui tient école à l’église !… Je l’ai traqué, comme si j’étais son meurtrier ; il obéit de point en point à la lettre que j’ai laissée tomber pour l’attraper. Son sourire lui creuse sur la face plus de lignes qu’il n’y en a dans la nouvelle mappemonde augmentée des Indes (33) ; vous n’avez rien vu de pareil ; je puis à peine m’empêcher de lui flanquer des choses à la tête. Je suis sûre que madame le frappera ; si elle le fait, il sourira et le prendra pour une faveur grande.
Allons, mène-nous, mène-nous où il est.
— Je n’aurais pas voulu vous causer volontairement un embarras ; — mais, puisque vous vous faites de vos peines un plaisir, — je ne vous gronderai plus.
— Il m’a été impossible de rester derrière vous ; mon désir, — plus aigu que l’acier affilé, m’a éperonné en avant : — ce n’était pas seulement l’envie de vous voir, quoiqu’elle fut assez forte — pour m’entraîner à un plus long voyage, — c’était surtout l’inquiétude de ce qui pouvait vous arriver en route, — dans ce pays qui vous est inconnu et qui, pour un étranger — sans guide et sans ami, est souvent — âpre et inhospitalier. Un empressement affecteux, — surexcité par ces motifs de crainte, — m’a lancé à votre poursuite.
Mon bon Antonio, — je ne puis vous répondre que par des remercîments, — et des remercîments, et toujours des remercîments : trop souvent de grands services — se paient avec cette monnaie qui n’a pas cours ; — mais, si mes ressources étaient aussi solides que l’est ma conscience, — vous seriez mieux récompensé. Que ferons-nous ? — Irons-nous voir les reliques de cette ville ?
— Demain, monsieur : mieux vaut aviser d’abord à votre logement.
— Je ne suis pas fatigué, et la nuit est encore loin : — je vous en prie, satisfaisons nos yeux — par la vue des monuments et des choses remarquables — qui illustrent cette ville.
Veuillez alors m’excuser. — Je ne puis, sans danger, me promener dans ces rues. — Une fois, dans un combat naval contre les galères du comte, — j’ai rendu quelques services, et tellement signalés — que, si j’étais pris ici, on m’en saurait peu de gré.
— Vous avez probablement tué un grand nombre de ses gens.
— L’offense n’est pas aussi sanglante ; — bien que les circonstances et la querelle — fussent de nature à provoquer entre nous un sanglant débat. — Depuis lors tout eût pu être réparé en restituant — ce que nous avions pris ; c’est ce qu’ont fait, dans l’intérêt de leur trafic, — la plupart des citoyens de notre ville ; seul je m’y suis refusé ; — et c’est pourquoi, si j’étais attrapé ici, — je le paierais cher.
Ne vous montrez donc pas trop en public.
— Ce ne serait pas bon pour moi. Tenez, monsieur, voici ma bourse ; — c’est dans les faubourgs du sud, à l’Éléphant, — que nous serons le mieux logés ; je recommanderai notre repas, — pendant que vous tuerez le temps et que vous rassasierez votre curiosité — en visitant la ville ; vous me retrouverez là-bas.
À moi votre bourse ! Pourquoi ?
— Peut-être vos regards tomberont-ils sur quelque babiole — que vous aurez envie d’acheter ; et vous n’avez pas — de fonds, je crois, pour de futiles emplettes.
— Je vais être votre porte-bourse, et je vous quitte pour — une heure.
À l’Éléphant !
Je me souviens.
— J’ai envoyé après lui : il dit qu’il viendra. — Comment le fêterai-je ? Que lui donnerai-je ? — Car la jeunesse s’achète plus souvent qu’elle ne se donne ou ne se prête. — Je parle trop haut. — Où est Malvolio ?… Il est grave et amer, — et c’est le serviteur qui convient à ma position… — Où est Malvolio ?
Il arrive, madame, mais dans un bien étrange état. Il est sûrement possédé, madame.
Çà, qu’y a-t-il ? Est-ce qu’il divague ?
Non, madame, il ne fait que sourire ; Votre Excellence ferait bien d’avoir quelque garde près d’elle, s’il vient ; car assurément l’homme a le cerveau fêlé.
Va le chercher… Je suis aussi insensée que lui, — s’il y a parité entre folie triste et folie gaie.
Eh bien, Malvolio ?
Chère dame, ho ! ho !
Tu souris ? Je t’ai envoyé chercher pour une affaire grave.
Grave, madame ? Je puis être fort grave… Ça cause quelque obstruction dans le sang, ces jarretières croisées. Mais qu’importe ! si elles plaisent au regard d’une personne, je puis dire juste comme le sonnet :
Ah çà, comment vas-tu, l’ami ? Qu’as-tu donc ?
Il n’y a pas de noir dans mon âme, quoiqu’il y ait du jaune à mes jambes… C’est arrivé à son adresse, et les commandements seront exécutés. Je crois que nous avons reconnu la belle main romaine.
Veux-tu aller au lit, Malvolio ?
Au lit ? Oui, cher amour ; et je veux venir à toi !
Que Dieu t’assiste ! Pourquoi souris-tu ainsi, et envoies-tu de la main tant de baisers ?
Comment allez-vous, Malvolio ?
Vous répondre ! oui, comme les rossignols répondent aux corneilles.
Pourquoi paraissez-vous devant madame avec cette ridicule impertinence ?
Ne t’effraie pas des grandeurs. C’était bien écrit.
Que veux-tu dire par là, Malvolio ?
IL en est qui naissent grands…
Hein ?
Et d’autres qui conquièrent les grandeurs…
Que dis-iu ?
D’autres à qui elles s’imposent.
Que le ciel le rétablisse !
Rappelle-toi qui a vanté tes bas jaunes…
Tes bas jaunes !
Et souhaité te voir avec des jarretières croisées.
Des jarretières croisées !
Va, tu es désormais un personnage, si tu le veux.
Je suis un personnage !
Sinon, reste à jamais domestique.
Eh ! mais c’est une vrai folie de la Saint-Jean (34) !
Madame, le jeune gentilhomme de chez le comte Orsino est revenu ; j’ai eu grand’peine à le ramener ; il attend le bon plaisir de Votre Excellence.
Je vais à lui.
Ma bonne Maria, qu’on ait les yeux sur ce compagnon ! Où est mon oncle Tobie ? Que quelques-uns de mes gens aient de lui un soin spécial ; je ne voudrais pas, pour la moitié de mon douaire, qu’il lui arrivât malheur.
Oh ! oh ! qu’on m’approche à présent ! pas un moindre personnage que sir Tobie pour prendre soin de moi ! Ceci concorde parfaitement avec la lettre ; elle l’envoie exprès pour que je le traité avec insolence, car elle m’y invite dans la lettre. Dépouille ton humble peau, dit-elle, sois rébarbatif avec un parent, bourru avec les domestiques ; que ta langue bourdonne des raisons d’État, prends les allures de la singularité. Et conséquemment elle m’indique la tenue à prendre : le visage grave, le port imposant, la parole lente, à l’instar d’un personnage de marque, et le reste à l’avenant. Je l’ai engluée ! Mais c’est l’œuvre de Jéhovah, et que Jéhovah reçoive mes actions de grâce ! Et puis, quand elle s’est retirée tout à l’heure : Qu’on ait les yeux sur ce compagnon ! Compagnon ! non pas Malvolio, ni le titre de ma fonction, mais compagnon ! Eh ! mais tout s’accorde à merveille : pas un grain de scrupule, pas un scrupule de scrupule, pas un obstacle, pas une circonstance contraire ou équivoque ; que peut-on dire ? Rien de possible ne peut plus s’interposer entre moi et la pleine perspective de mes espérances. Allons, c’est Jéhovah qui a fait tout cela, et non moi, et c’est à lui qu’il faut rendre grâces.
Où est-il, au nom de tous les saints ! Quand tous les diables de l’enfer seraient ratatinés en lui, et quand il serait possédé de Légion même, je lui parlerai.
Le voici, le voici ! Comment ça va-t-il, monsieur ? Comment ça va-t-il, l’ami ?
Retirez-vous : je vous congédie ; laissez-moi jouir de ma solitude ; retirez-vous.
La ! comme le démon parle en lui d’une voix caverneuse ! Vous l’avais-je pas dit ? Sir Tobie, madame, vous prie d’avoir soin de lui.
Ah ! ah ! a-t-elle dit cela ?
Allons, allons, paix, paix ; nous devons agir doucement avec lui ; laissez-moi faire… Comment êtes-vous, Malvolio ? Comment ça va-t-il ? Allons, l’ami, honnissez le diable. Considérez qu’il est l’ennemi de l’humanité !
Savez-vous ce que vous dites ?
Voyez-vous, quand vous parlez mal du diable, comme il le prend à cœur ! Dieu veuille qu’il ne soit pas ensorcelé !
Il faut porter son onde à la sage-femme.
Certes, et ça sera fait demain matin, si je vis. Madame ne voudrait pas le perdre pour plus que je ne puis dire.
Qu’est-ce à dire, donzelle ?
Ah ! seigneur !
Je t’en prie, tais-toi ; ce n’est pas là le moyen. Ne voyez-vous pas que vous l’irritez ? Laissez-moi seul avec lui.
Pas d’autre voie que la douceur ; doucement, doucement. Le diable est brusque et ne veut pas être traité brusquement.
Eh bien, comment va, mon beau coq ? Comment es-tu, mon poulet ?
Monsieur ?
Oui, bibi, viens avec moi. Çà, mon cher, il ne sied pas à ta gravité de jouer à la fossette avec Satan : à la potence le noir charbonnier !
Faites-lui dire ses prières ; bon sire Tobie, faites-le prier.
Mes prières, pécore ?
Non, je vous le déclare, il ne veut plus entendre parler de chose pie.
Allez tous vous faire pendre ! Vous êtes des créatures de rien ; je ne suis pas de votre élément ; vous en saurez davantage plus tard.
Est-il possible !
Si ceci était joué sur un théâtre aujourd’hui, je le condamnerais comme une impossible fiction.
Notre malice l’a empoisonné dans l’âme, mon cher.
Mais maintenant suivons-le, de peur que la malice ne s’évente et ne se gâte.
Mais nous le rendrons fou tout de bon.
La maison n’en sera que plus tranquille.
Venez, nous allons le mettre dans une chambre noire, et l’attacher. Ma nièce est déjà persuadée qu’il est fou ; nous pourrons ainsi prolonger la plaisanterie, pour notre récréation et pour sa pénitence, jusqu’à ce que notre amusement même, hors d’haleine, nous engage à avoir pitié de lui ; alors nous produirons toute la malice à la barre, et nous te proclamerons le suprême médecin des fous. Mais voyez, mais voyez.
Surcroît de divertissement pour un premier mai !
Voici le cartel, lisez-le ; je vous garantis qu’il y a dedans du vinaigre et du poivre.
Est-ce donc si piquant ?
Oui, certes, j’en réponds ; lisez seulement.
Donnez.
Jeune homme, qui que tu sois, tu n’es qu’un ladre et qu’un drôle.
Bon, vaillant !
Ne sois pas surpris, et ne te demande pas avec étonnement pourquoi je t’appelle ainsi ; car je ne te montrerai pas de raison.
Bonne observation qui vous met à l’abri des coups de la loi.
Tu viens chez madame Olivia, et sous mes yeux elle te traite avec faveur ; mais tu en as menti par la gorge, ce n’est pas pour cela que je te provoque.
Très-bref, et parfaitement di…vagué.
Je te rencontrerai à ton retour ; et alors, si ta chance est de me tuer…
Bon.
Tu me tueras comme un chenapan et un coquin.
Vous continuez à vous garer du code.
Au revoir, et que Dieu admette à sa merci l’une de vos âmes ! Il se peut que ce soit la mienne : mais j’ai meilleur espoir, et ainsi prends garde à toi. Ton ami, selon que tu en useras avec lui, et ton ennemi juré.
Si cette lettre ne parvient pas à le remuer, c’est que ses jambes ne le peuvent pas ; je la lui remettrai.
Vous avez pour ça une bien bonne occasion ; car il est maintenant en conversation avec madame, et il va partir tout à l’heure.
Va, sir André, embusque-toi sur son passage, comme un recors, au coin du jardin ; aussitôt que tu l’apercevras, dégaine ; et, tout en dégainant, jure horriblement ; car il arrive souvent qu’un effroyable juron, hurlé d’une voix de stentor, donne une plus haute idée d’un courage que ne le ferait la meilleure preuve. En avant.
Ah ! pour les jurons, rapportez-vous-en à moi.
Eh bien, non, je ne remettrai pas cette lettre ; car l’attitude de ce jeune gentilhomme montre qu’il a de la capacité et de l’éducation ; son emploi d’intermédiaire entre son seigneur et ma nièce ne prouve pas moins : conséquemment cette lettre, si parfaitement inepte, ne lui causerait pas la moindre terreur ; il reconnaîtrait qu’elle vient d’un oison. Mais, mon cher, je transmettrai le cartel de vive voix ; je ferai à Aguecheek une notable réputation de valeur, et j’inculquerai à ce gentilhomme (que la jeunesse, j’en suis sûr, doit rendre facilement crédule) la plus formidable idée de sa rage, de son adresse, de sa furie et de son impétuosité. Grâce à moi, ils auront l’un de l’autre une telle peur qu’ils se tueront mutuellement du regard comme des basilics.
Le voici qui vient avec votre nièce ; laissons-leur le champ libre, jusqu’à ce qu’il se retire, et aussitôt entreprenez-le.
Je vais pendant ce temps méditer quelque horrible réfaction pour le cartel.
— J’en ai trop dit à un cœur de pierre, — et j’ai trop imprudemment exposé mon honneur. — Il y a en moi quelque chose qui me reproche ma faute ; — mais c’est une faute si puissamment opiniâtre — qu’elle brave les reproches.
— Tous les caractères de votre passion, — l’affection de mon maître les a.
— Tenez, portez ce joyau en souvenir de moi ; c’est mon portrait ; — ne le refusez pas, il n’a pas de voix pour vous importuner. — Et, je vous en conjure, revenez demain. — Sollicitez de moi ce que vous voudrez, je ne vous refuserai rien — de ce que l’honneur peut sans danger accorder à une sollicitation.
— Je ne sollicite que ceci, votre amour sincère pour mon maître.
— Comment puis-je lui donner, en honneur, ce — que je vous ai donné ?
Je vous absoudrai.
— Eh bien, reviens demain. Adieu. — Un démon comme toi serait capable d’emporter mon âme en enfer.
Gentilhomme, Dieu te garde !
Et vous aussi, monsieur !
Mets-toi sur la défensive ; de quelle nature sont tes torts envers lui, je ne sais ; mais ton adversaire, plein de ressentiment, sanguinaire comme le chasseur, t’attend au bout du jardin. Dégaine ton estoc, prépare-toi lestement, car ton assaillant est vif, adroit et acharné.
Vous faites erreur, monsieur ; je suis sûr que personne n’a de querelle avec moi ; ma mémoire, parfaitement nette, ne me rappelle aucune offense commise envers qui que ce soit.
Vous reconnaîtrez le contraire, je vous assure ; conséquemment, si vous attachez quelque prix à votre vie, tenez-vous sur vos gardes ; car votre rival a en lui toutes les ressources que la jeunesse, la force, l’adresse et la colère peuvent fournir à un homme.
Mais, monsieur, qui est-il, je vous prie ?
C’est un chevalier, armé d’une rapière intacte, une réputation de salon ; mais dans une querelle privée c’est un diable : il a déjà séparé trois âmes de leurs corps ; et son exaspération en ce moment est si implacable que les affres de la mort et du sépulcre peuvent seules lui faire satisfaction : Advienne que pourra, voilà sa devise : Vaincre ou mourir.
Je vais rentrer dans la maison, et demander à madame quelque escorte. Je ne suis pas batailleur. J’ai ouï parler d’une espèce d’hommes qui cherchent querelle aux autres uniquement pour tâter leur valeur : c’est probablement un homme qui a ce travers.
Non, monsieur ; son indignation dérive d’une injure très-formelle ; ainsi marchez, et faites-lui satisfaction. Vous ne retournerez pas à la maison, sans du moins tenter avec moi l’épreuve que vous pourriez tout aussi sûrement affronter avec lui. Ainsi, marchez, ou mettez à nu votre épée ; car il faut, de toute manière, que vous vous battiez, ou que vous renonciez à porter une lame au côté.
Ceci est aussi incivil qu’étrange. Je vous en prie, rendez-moi le courtois service de demander au chevalier quelle est mon offense envers lui ; ce ne peut être de ma part qu’un acte d’inadvertance, nullement de ma volonté.
Je le veux bien, Signor Fabien, restez près de ce gentilhomme jusqu’à mon retour.
Dites-moi, monsieur, avez-vous connaissance de cette affaire ?
Je sais que le chevalier est furieux à mort contre vous ; mais rien de plus.
Quelle espèce d’homme est-ce, je vous prie ?
À le juger par sa mine, vous ne devineriez pas en lui le prodigieux personnage que vous reconnaîtrez sans doute à l’épreuve de sa valeur. C’est vraiment, monsieur, le plus adroit, le plus sanglant, le plus fatal adversaire que vous puissiez trouver dans toute l’Illyrie. Voulez-vous venir à sa rencontre ? Je ferai votre paix avec lui, si je peux.
Je vous en serai fort obligé ; je suis de ceux qui emboîteraient le pas avec messire le prêtre plus volontiers qu’avec messire le chevalier. Je ne tiens nullement à donner une si haute idée de ma fougue.
Eh ! mon cher, c’est un vrai diable ! je n’ai jamais vu virago de cette espèce. J’ai fait une passe avec lui, rapière au fourreau ; et il m’a porté une botte d’une si mortelle vitesse qu’il est impossible de l’éviter ; et, à la riposte, il vous réplique aussi infailliblement que vos pieds touchent le terrain sur lequel ils marchent. On dit qu’il a été le maître d’armes du sophi.
Diantre ! je ne veux pas avoir affaire à lui.
Oui, mais maintenant il ne veut plus s’apaiser. Fabien a grand’peine à le retenir là-bas.
Malepeste ! Si j’avais pu croire qu’il fût si vaillant et si habile à l’escrime, je l’aurais vu aller au diable avant de le provoquer. Qu’il laisse tomber l’affaire, et je lui donnerai mon cheval, le gris Capulet.
Je ferai la proposition. Restez là, faites bonne contenance ; ceci finira sans qu’il y ait perdition d’âme.
Morbleu, je saurai mener ton cheval aussi aisément que toi.
J’ai son cheval pour arranger la querelle ; je lui ai persuadé que le jouvenceau est un diable.
Celui-ci a de lui une idée aussi effroyable ; il est haletant et pâle, comme s’il avait un ours à ses talons.
Il n’y a pas de remède, monsieur ; il veut se battre avec vous pour l’honneur de son serment ; en effet, il a réfléchi plus mûrement à la querelle, et il trouve à présent que, ce n’est plus la peine d’en parler ; dégainez donc pour l’acquit de sa parole ; il proteste qu’il ne vous fera pas de mal.
Que Dieu me protège ! Pour un rien je leur dirais de combien il s’en faut que je sois un homme.
Rompez, si vous le voyez furieux.
Allons, sir André, il n’y a pas de remède ; ce gentilhomme veut, pour son honneur, faire une botte avec vous ; il ne peut s’en dispenser, en vertu des lois du duel ; mais il m’a promis, sur sa foi de gentilhomme et de soldat, de ne pas vous faire de mal. Allons ! en garde !
Dieu veuille qu’il tienne son engagement !
Je vous assure que c’est contre ma volonté !
— Rengainez votre épée. Si ce jeune gentilhomme — vous a offensé, je prends la faute sur moi. — Si c’est vous qui l’offensez, c’est moi qui vous défie.
— Vous, monsieur ! Et qui êtes-vous ?
— Quelqu’un, monsieur, qui par amour pour lui ferait plus d’actions d’audace — qu’il ne s’est vanté d’en faire, vous présent. —
Oui-dà, si vous vous chargez des querelles d’autrui, je suis votre homme.
Ah ! bon sire Tobie, arrêtez ; voici les officiers de justice.
Je serai à vous tout à l’heure.
Je vous en prie, monsieur, rengainez votre épée, s’il vous plaît.
Morbleu, je le veux bien, monsieur. Et, quant à ce que je vous ai promis, je tiendrai parole : il vous portera aisément, et il a la bouche fine.
Voici l’homme ! Fais ton devoir.
— Antonio, je t’arrête à la requête — du comte Orsino.
Vous vous méprenez, monsieur.
— Non, monsieur, nullement ; je reconnais bien votre visage, — bien qu’en ce moment vous n’ayez pas de bonnet de marin sur la tête. — Emmenez-le ; il sait que je le connais bien.
— Je dois obéir.
Ceci m’arrive en vous cherchant, — mais il n’y a pas de remède ; j’aurai des comptes à rendre. — Qu’allez-vous faire ? Maintenant la nécessité — me force à vous redemander ma bourse. Je suis bien plus — affligé de mon impuissance à vous être utile désormais — que de ce qui m’advient à moi-même. Vous restez interdit, — mais ayez courage.
Allons, monsieur, en marche !
— Je dois réclamer de vous une partie de cet argent.
Quel argent, monsieur ? — En considération de la gracieuse sympathie que vous venez de me témoigner, — et aussi par égard pour vos ennuis présents, — je veux bien, sur mes maigres et humbles ressources, — vous prêter quelque chose ; mon avoir n’est pas considérable ; — je veux bien le partager avec vous : — tenez, voici la moitié de ma réserve.
Allez-vous me renier à présent ? — Est-il possible que mon dévouement pour vous — soit ainsi méconnu ? Ne tentez pas ma misère, — de peur qu’elle ne me fasse perdre la tête, — et que je ne vous reproche les services — que je vous ai rendus.
Quels services ? je ne sais ; — je ne connais même ni votre voix ni vos traits. — Je hais l’ingratitude dans un homme plus — que le mensonge, la vanité, le bavardage, l’ivrognerie, — ou tout autre vice dont le ferment corrupteur — est dans notre sang débile.
Ô ciel !
Allons, monsieur, je vous en prie, partons.
— Laissez-moi dire un mot. Ce jeune homme que vous voyez là, — je l’ai arraché, déjà à demi englouti, aux mâchoires de la mort ; — je l’ai secouru, et avec quelle affectueuse ferveur ! — À son image, qui me semblait respirer — les plus vénérables vertus, j’ai rendu un culte.
— Qu’est-ce que ça nous fait ? le temps passe ; en route !
— Oh ! mais quelle vile idole devient ce dieu ! — Sébastien, tu as déshonoré une noble physionomie. — Dans la nature il n’y a de laideur que celle de l’âme. — Nul ne peut être appelé difforme que l’improbe. — La vertu est la beauté. Quant au vice beau, — ce n’est qu’un coffre vide, surchargé d’ornements par le démon !
— L’homme devient fou ; emmenez-le… — Allons, allons, monsieur.
Conduisez-moi.
— Ses paroles jaillissent avec une telle émotion qu’on dirait — qu’il est convaincu ; moi, je ne le suis pas encore. — Ne me trompe pas, imagination, oh ! ne me trompe pas, — et puissé-je, frère chéri, avoir été prise pour vous !
Viens çà, chevalier ; venez çà, Fabien ; nous allons chuchoter entre nous deux ou trois sages sentences.
— Il a nommé Sébastien… Je vois toujours mon frère — vivant dans mon miroir ; trait pour trait, — tel était le visage de mon frère ; il allait — toujours dans ce costume ; mêmes couleurs, mêmes ornements ; — car je l’imite en tout… Oh ! si cela est, — les tempêtes sont miséricordieuses, et la vague amère est douce et bonne !
Un garçon déshonnête et vil, et plus couard qu’un lièvre ! Sa déshonnêteté se manifeste en abandonnant son ami, là, dans le besoin, et en le reniant ; et quant à sa couardise, interrogez Fabien.
Un couard, dévotement couard, religieux dans la couardise.
Palsembleu, je vais lui courir sus et le battre.
Oui, houspille-le solidement, mais ne tire pas l’épée…
Si je ne le fais pas…
Allons voir l’événement.
Je parierais n’importe quelle somme qu’il n’arrivera rien encore.
Voulez-vous me faire accroire qu’on ne m’a pas envoyé vous chercher ?
Allons, allons, tu es un fou. Débarrasse-moi de toi.
Bien soutenu, ma foi ! Non, je ne vous connais pas, et je ne vous suis pas envoyé par madame pour vous dire de venir lui parler ! Votre nom n’est pas monsieur Césario, et ceci non plus n’est pas mon nez ! Rien de ce qui est n’est.
Je t’en prie, va éventer ailleurs ta folie. Tu ne me connais pas.
Éventer ma folie ! Il a entendu dire ce mot-là à quelque grand personnage, et maintenant il l’applique à un fou. Éventer ma folie ! J’ai bien peur que ce grand badaud, le monde, ne soit qu’un gobe-mouches… Voyons, je t’en prie, dessangle ton étrangeté, et dis-moi ce que je dois éventer à madame : lui éventerai-je que tu viens ?
— Je t’en prie, béotien stupide, laisse-moi : — voici de l’argent pour toi… Si vous restez plus longtemps, — je paierai en monnaie moins agréable.
Ma foi, tu as une main libérale. Ces sages, qui donnent de l’argent aux fous, s’assurent une bonne réputation pour un bail de quatorze ans.
Enfin, monsieur, je vous ai retrouvé ! Voilà pour vous.
Eh bien, voilà pour toi, et encore, et encore ! Est-ce que tous les gens sont fous ici ?
Arrêtez, monsieur, ou je jette votre dague par-dessus la maison.
Je vais vite dire ça à madame : je ne voudrais pas être dans l’une de vos cottes pour quatre sous.
Allons, monsieur, arrêtez.
Non, lâchez-le ; je m’y prendrai avec lui d’une autre façon ; je lui intenterai une action pour voies de fait, s’il existe des lois en Illyrie. Quoique je l’aie frappé le premier, peu importe.
Ôte ta main.
Allons, monsieur, je ne vous lâcherai pas. Allons, mon jeune soldat, rengaînez cette lame ; vous êtes bien trempé, allons.
— Je me débarrasserai de toi.
Que prétends-tu maintenant ? — Si tu oses me provoquer encore, tire ton épée.
— Quoi ! quoi ! Allons, il faut que je vous tire une once ou deux de ce sang insolent.
— Arrête, Tobie ; sur ta vie, je te l’ordonne, arrête.
Madame !
— Vous serez donc toujours le même, méchant incorrigible, — fait pour les montagnes et les autres barbares — où l’urbanité ne fut jamais prêchée ! Hors de ma vue ! — Ne soyez pas offensé, cher Césario… — Rustre, va-t’en…
Je t’en prie, doux ami, — que ta noble raison, et non ta passion, te guide — en présence de cet incivil et inique attentat — contre ton repos. Rentre avec moi ; — et quand tu sauras combien de folles équipées — a commises cet infâme, tu — souriras de celle-ci. Viens, il le faut ; — ne me refuse pas. Maudit soit-il, — d’avoir fait frémir en toi mon pauvre cœur !
— Quel sens a tout ceci ? De quel côté va le courant ? — Ou je suis fou ou ceci est un rêve. — Soit ! que l’illusion continue de plonger mes sens dans son Léthé ! — Si c’est pour rêver ainsi, puissé-je dormir toujours !
— Allons, viens, je te prie. Laisse-toi guider par moi.
— Madame, je veux bien.
Oh ! dis-le, et ainsi soit-il !
Ah çà, je t’en prie, mets cette soutane et cette barbe ; fais-lui accroire que tu es sir Topas, le curé ; hâte-toi, je vais chercher sir Tobie pendant ce temps-là.
Soit, je vais mettre ça, et me dissimuler là-dedans ; plût à Dieu que je fusse le premier qui eût dissimulé sous une pareille robe ! Je ne suis pas assez gras pour bien remplir la fonction, ni assez maigre pour être réputé bon savant ; mais autant vaut être honnête homme et bon ménager qu’homme habile et grand clerc. Voici les confédérés qui entrent.
Que Jupin te bénisse, monsieur le curé !
Bonos dies, sir Tobie ; car, comme le disait fort spirituellement à une nièce du roi Gorboduc le vieil ermite de Prague, qui n’avait jamais vu ni plume ni encre : Ce qui est, est. Ainsi, moi, étant monsieur le curé, je suis monsieur le curé. Car qu’est-ce que cela, sinon cela ? Qu’est-ce qu’être, sinon être ?
À lui, sir Topas !
Holà, dis-je ! paix dans cette prison !
Le drôle contrefait à merveille ; habile drôle !
Qui appelle là ?
Sir Topas, le curé, qui vient visiter Malvolio le lunatique.
Sir Topas, sir Topas, bon sir Topas, allez trouver madame !
Dehors, démon hyperbolique ! Comme tu tourmentes cet homme ! Tu ne parles donc que de dames ?
Bien dit, monsieur le curé.
Sir Topas, jamais homme ne fut à ce point outragé. Bon sir Topas, ne croyez pas que je sois fou ; ils m’ont enfermé ici dans d’affreuses ténèbres.
Fi ! déshonnête Satan ! je t’appelle dans les termes les plus modestes ; car je suis de ces bonnes gens qui traitent le diable même avec courtoisie. Tu dis que cette salle est ténébreuse ?
Comme l’enfer, sir Topas !
Bah ! elle a des fenêtres cintrées transparentes comme des barricades ; et les croisées du côté du sud-nord sont lustrées comme l’ébène ; et pourtant tu te plains de l’obscurité !
Je ne suis pas fou, sir Topas ; je vous dis que cette salle est ténébreuse.
Fol homme, tu erres ; je dis, moi, qu’il n’y a d’autres ténèbres que l’ignorance, dans laquelle tu es plus empêtré que les Égyptiens dans leur brouillard.
Je dis que cette salle est aussi ténébreuse que l’ignorance, l’ignorance fût-elle aussi ténébreuse que l’enfer ; et je dis qu’il n’y a jamais eu d’homme aussi indignement traité ; je ne suis pas plus fou que vous ne l’êtes ; faites-en l’épreuve dans un interrogatoire régulier.
Quelle est l’opinion de Pythagore concernant le volatile sauvage ?
Que l’âme de notre grand’mère pourrait bien être logée dans un oiseau.
Que penses-tu de son opinion ?
J’ai une noble idée de l’âme, et je n’approuve nullement son opinion.
Adieu. Reste toujours dans les ténèbres ; je ne te reconnaîtrai du bon sens que quand tu soutiendras l’opinion de Pythagore, et quand tu craindras de tuer une bécasse de peur de déposséder l’âme de ta mère-grand. Adieu !
Sir Topas ! Sir Topas !
Mon exquis sir Topas !
Dame, je nage dans toutes les eaux !
Tu aurais pu faire tout ça sans barbe ni soutane : il ne te voit pas.
Parle-lui de ta voix naturelle, et tu viendras me dire comment tu le trouves. Je voudrais que nous fussions congrûment dépêtrés de cette farce. S’il peut être mis en liberté sans inconvénient, je désire qu’il le soit ; car je suis maintenant tellement mal avec ma nièce que je ne puis sans imprudence pousser cette plaisanterie à l’extrême. Viens tout à l’heure dans ma chambre.
Hé ! Robin, joyeux Robin,
Dis-moi comment va ta dame.
Fou !
Madame est insensible, pardi !
Fou !
Hélas ! pourquoi est-elle ainsi ?
Fou ! m’entends-tu ?
Elle en aime une autre…
Qui appelle ? hein !
Bon fou, si jamais tu voulus m’obliger, procure-moi une chandelle, une plume, de l’encre et du papier ; foi de gentilhomme, je vivrai pour te prouver ma reconnaissance.
Maître Malvolio !
Oui, bon fou.
Hélas ! monsieur, comment se fait-il que vous ayez perdu vos cinq esprits ?
Fou, il n’y a jamais eu d’homme si notoirement outragé ; je suis dans mon bon sens, fou aussi bien que toi.
Aussi bien seulement ? Alors vous êtes en démence tout de bon, si vous n’êtes pas plus dans votre bon sens qu’un fou.
Ils se sont emparés de moi, m’enferment dans les ténèbres, m’envoient des ministres, des ânes, et font tout ce qu’ils peuvent pour me faire perdre l’esprit.
Faites attention à ce que vous dites ; le ministre est là.
Malvolio, Malvolio, que les cieux restaurent tes esprits ! tâche de dormir et laisse là ton vain charabias.
Sir Topas !
N’échangez plus de paroles avec lui, mon bon ami… Qui, moi, monsieur ? je ne lui parle pas, monsieur. Qu’Dieu v’s soit en aide, bon sir Topas !… Ma foi, amen !… D’accord, monsieur, d’accord.
Fou, fou, fou ! entends-tu ?
De grâce, monsieur, patience ! Que voulez-vous, monsieur ? on me gronde quand je vous parle.
Bon fou, procure-moi de la lumière et du papier ; je t’affirme que j’ai mon bon sens autant qu’homme en Illyrie.
Hélas !… que ne l’avez-vous, monsieur !
Je te jure que je l’ai. Bon fou, de l’encre, du papier, et de la lumière ; et puis transmets à madame ce que j’aurai écrit ; et jamais tu n’auras plus gagné à porter une lettre.
Je vais faire ça pour vous. Mais dites-moi franchement, est-il vrai que vous n’êtes pas fou, ou faites-vous le malin ?
Crois-moi, je ne suis pas fou ; je te dis la vérité.
Allons, je ne croirai plus un homme fou, que je n’aie vu sa cervelle. Je vais vous chercher de la lumière, du papier et de l’encre.
Fou, je te récompenserai de la plus insigne manière ; je t’en prie, pars.
Je pars, monsieur.
Et tout à l’heure, monsieur.
Je reviens à vous.
Pour pourvoir à vos besoins.
En un clin d’œil.
Comme l’antique bouffon,
Qui, avec un sabre de bois,
Dans sa rage et dans sa furie,
Comme un fol enfant,
Criait au diable : Ah ! ah !
Rogne tes ongles, papa,
Adieu, bon cacochyme !
— Voici bien le grand air ; voilà bien le glorieux soleil. — Cette perle qu’elle m’a donnée, je la sens, je la vois ; — et qu’elle que soit l’extase qui m’enivre ainsi, — ce n’est pas de la folie… Où est donc Antonio ? — Je n’ai pas pu le trouver à l’Éléphant ; — pourtant il y a été, et j’ai reçu là avis — qu’il était allé parcourir la ville pour me chercher. — Ses utiles conseils en ce moment auraient été de l’or pour moi ; — car mon intelligence, aidée de mes sens, a beau se rendre compte — qu’il y a ici quelque erreur, et non de la folie ; — pourtant cet accident, ce déluge de bonnes fortunes, — est tellement inouï, tellement inexplicable — que je serais tenté de n’en pas croire mes yeux — et de quereller ma raison qui se refuse — à admettre que je sois fou — ou que cette dame soit folle ; mais, si elle l’était, — elle ne pourrait pas gouverner sa maison, commander à ses gens, — prendre en main les affaires et les renvoyer dûment expédiées — avec ce calme, cette mesure, cette fermeté — que je remarque dans toute sa conduite ; il y a là-dessous — quelque énigme… Mais voici la dame.
— Ne blâmez pas cette précipitation. Si vos intentions sont bonnes, — venez maintenant avec moi et avec ce saint homme — à la chapelle voisine ; là, en sa présence, — et sous ce toit consacré, — engagez-moi votre foi en pleine assurance, — de sorte que mon âme trop jalouse et trop inquiète — puisse vivre en paix. Il gardera le secret de notre union, — jusqu’à ce que vous vous décidiez à la rendre publique ; — et alors nous en ferons une célébration — digne de ma naissance. Qu’en dites-vous ?
— Je suivrai ce bonhomme, et j’irai avec vous ; — et, vous ayant juré fidélité, je serai à jamais fidèle.
— Montrez-nous donc le chemin, bon père ; et que le ciel resplendissant — marque de tout son éclat l’acte que je vais accomplir.
Maintenant, si tu m’aimes, laisse-moi voir cette lettre.
Bon monsieur Fabien, accordez-moi autre chose.
Tout.
Ne me demandez pas à voir cette lettre.
C’est comme si, après t’avoir donné mon chien, je te le redemandais en récompense.
Appartenez-vous à madame Olivia, mes amis ?
Oui, monsieur ; nous sommes de ses objets de luxe.
Je te reconnais bien. Comment te trouves-tu, mon garçon ?
Ma foi, monsieur, je me trouve mieux de mes ennemis, mais moins bien de mes amis.
Juste le contraire ! tu veux dire mieux de tes amis.
Non, monsieur, moins bien.
Comment est-ce possible ?
Dame, monsieur, mes amis me vantent et font de moi un âne ; mes ennemis au contraire me disent franchement que je suis un âne ; si bien que par mes ennemis, monsieur, j’arrive à me mieux connaître moi-même, et que par mes amis je suis abusé. Si donc, en fait de raisonnement comme en fait de baisers, quatre négations valent deux affirmations, j’ai raison de dire que je me trouve moins bien de mes amis et mieux de mes ennemis.
Ah ! voilà qui est excellent.
Ma foi non, monsieur, bien qu’il vous plaise d’être de mes amis.
Tu ne t’en trouveras pas plus mal : voici de l’or.
Si ce n’était vous engager à la duplicité, monsieur, je vous prierais de faire récidive.
Ah ! tu me donnes là un mauvais conseil.
Pour cette fois, monsieur, mettez Votre Grâce dans votre poche, et que la chair et le sang obéissent !
Soit ! je consens à commettre le péché de duplicité ; voici encore de l’or.
Primo, secundo, tertio ! voilà le beau jeu ! Un vieux proverbe dit que le troisième coup répare tout. Le triplex, monsieur, c’est une mesure fort dansante ; les carillons de Saint-Benoît vous le rappelleraient au besoin, monsieur. Une, deux, trois !
Pour le coup, vous ne m’escamoterez plus d’argent ; si vous voulez faire savoir à votre maîtresse que j’attends ici pour lui parler, et si vous la ramenez avec vous, peut-être ma munificence s’éveillera-t-elle encore.
Eh bien, monsieur, bercez votre munificence jusqu’à ce que je revienne. Je pars, monsieur ; mais je ne voudrais pas que tous pussiez supposer que mon désir de posséder est péché de convoitise ; pourtant, comme vous dites, que votre munificence fasse un petit somme, je vais la réveiller tout à l’heure.
— Seigneur, voilà l’homme qui est venu à ma rescousse.
— Je me rappelle bien sa figure ; — pourtant, la dernière fois que je l’ai vue, elle était charbonnée, — comme la face noire de Vulcain, par la fumée de la guerre ; — il était le capitaine d’un chétif navire — dont le faible tirant d’eau et les proportions faisaient pitié ; — et il a donné un si terrible abordage — au plus noble bâtiment de notre flotte — que l’envie même et la voix de la défaite — criaient : Honneur et gloire à lui !… De quoi s’agit-il ?
— Orsino, voici cet Antonio — qui enleva de Candie le Phénix et sa cargaison ; — voici celui qui attaqua le Tigre à cet abordage — où votre jeune neveu Titus perdit la jambe ; — ici, dans les rues, où l’égarait une impudence désespérée, — au milieu d’une querelle particulière, nous l’avons arrêté.
— Il m’a rendu service, seigneur, il a tiré l’épée pour ma défense ; — mais, à la fin, il m’a adressé d’étranges paroles, — je ne sais plus quelles folies !
— Insigne pirate ! Écumeur d’eau salée ! — Quelle folle hardiesse t’a donc livré à la merci de ceux — qu’à des conditions si sanglantes et si rigoureuses — tu as faits tes ennemis ?
Orsino, noble seigneur, — permettez que je repousse les noms que vous me donnez ; — jamais Antonio ne fut ni un écumeur ni un pirate, — quoiqu’il soit, pour des motifs suffisants, j’en conviens, — l’ennemi d’Orsino. Un sortilège m’a attiré ici : — ce garçon, ingrat entre tous, que voilà, à votre côté, — je l’ai arraché à la bouche enragée et écumante — de la rude mer. Il n’était plus qu’une épave désespérée ; — je lui donnai la vie, et, avec la vie, — mon affection, sans réserve, sans restriction, — mon dévouement absolu. Pour lui, — par pure amitié, je me suis exposé — aux dangers de cette ville ennemie ; — j’ai tiré l’épée pour le défendre quand il était attaqué ; — j’ai été arrêté, et c’est alors qu’inspiré par une lâche dissimulation, — ne voulant pas partager mes périls, — il m’a renié en face, — et qu’il est devenu, en un clin d’œil, comme un étranger — qui m’eût perdu de vue depuis vingt ans ; il m’a refusé ma propre bourse, — que j’avais mise à sa disposition — une demi-heure à peine auparavant.
Comment cela se pourrait-il ?
— Quand est-il arrivé dans cette ville ?
— Aujourd’hui, milord ; et depuis trois mois, — sans intérim, sans interruption même d’une minute, — nuit et jour nous avons vécu ensemble.
— Voici venir la comtesse ; maintenant, le ciel marche sur la terre !… — Quant à toi, l’ami, l’ami, tes paroles sont pure folie : — il y a trois mois que ce jeune homme est à mon service. — Mais nous reparlerons de ça tout à l’heure. Qu’on le tienne à l’écart.
— Que désire mon seigneur qu’il ne puisse obtenir ? — Et quel service Olivia peut-elle lui rendre ?
— Césario, vous ne tenez pas votre promesse.
— Madame !
Gracieuse Olivia…
— Que dites-vous, Césario ?… Monseigneur…
— Monseigneur veut parler, mon devoir m’impose silence.
— Si c’est encore la même chanson, monseigneur, — elle est aussi fastidieuse et aussi désagréable à mon oreille — qu’un hurlement après une musique.
Toujours aussi cruelle ?
— Toujours aussi constante, milord.
— Dans quoi ? dans la perversité ! Femme implacable, — à vos autels ingrats et néfastes — mon âme n’a-t-elle pas murmuré les offres les plus ferventes — que jamais ait imaginées la dévotion ? Que puis-je faire ?
— Ce que voudra monseigneur, pourvu que ce soit digne de lui.
— Pourquoi, si j’en avais le cœur, ne ferais-je pas — comme le bandit d’Égypte au moment de mourir, — et ne tuerais-je pas ce que j’aime (35) ? Jalousie sauvage, — mais qui parfois a de la noblesse ! Écoutez ceci : — puisque vous jetez ma foi au rebut, et que je crois connaître l’instrument — qui me retire ma place légitime dans votre faveur, — vivez, vivez toujours, despote au cœur de marbre ; — mais ce mignon que vous aimez, je le sais, — et que moi-même, j’en jure par le ciel, je chéris tendrement, — je vais l’arracher à ce regard cruel — où il trône pour l’humiliation de son maître. — Viens, page, viens avec moi ; mes pensées sont mûres pour l’immolation ; — je vais sacrifier l’agneau que j’aime, — pour dépiter cette colombe au cœur de corbeau !
— Et moi, avec joie, avec bonheur, avec empressement, — je subirais mille morts pour vous rendre le repos.
— Où va Césario ?
Avec celui que j’aime, — plus que mes yeux, plus que ma vie, — plus, bien plus que je n’aimerai jamais aucune femme. — Si je mens, vous, témoins d’en haut, — punissez ma vie de cet outrage à mon amour !
— Malédiction sur moi ! Comme je suis trahie !
— Qui vous trahit ? qui vous offense ?
— T’es-tu donc oublié toi-même ? Y a-t-il si longtemps ?… — Qu’on fasse venir le saint pasteur.
Viens !
— Où cela, monseigneur ?… Césario, mon mari, arrête !
— Votre mari !
Oui, mon mari. Peut-il nier cela ?
— Son mari, drôle ?
Non, monseigneur. Moi ! non.
— Hélas ! c’est la bassesse de ta peur — qui te fait étouffer ta dignité. — Ne crains rien, Césario, porte haut ta fortune ; — sois ce que tu sais être, et alors tu seras — aussi grand que celui que tu crains.
Oh ! tu es le bienvenu, mon père !… — Mon père, je te somme, au nom de ton ministère sacré, — de révéler ici ce que tu sais ; nous avions l’intention — de garder ce secret, mais la force des choses — le décèle avant qu’il soit mûr ; dis-donc — ce qui s’est passé tout à l’heure entre ce jeune homme et moi.
— Un contrat inviolable d’éternel amour, — confirmé par la mutuelle étreinte de vos mains, — attesté par le saint contact de vos lèvres, — fortifié par l’échange de vos anneaux ; — et toutes les cérémonies de cet engagement — ont été scellées de mon témoignage dans l’exercice de mon ministère. — Ma montre me dit que depuis lors je n’ai fait vers ma tombe — que deux heures de chemin.
— Ah ! petit hypocrite ! que seras-tu donc, — quand le temps aura fait grisonner tes cheveux ? — Prends-y garde, une perfidie à ce point précoce — pourrait bien te précipiter dans tes propres embûches ! — Adieu ; prends-la ; mais dirige tes pas — là où, toi et moi, nous ne puissions plus nous rencontrer.
— Monseigneur, je proteste…
Oh ! ne jure pas ; — garde un peu d’honneur, si excessive que soit ta crainte.
Pour l’amour de Dieu, un chirurgien ! envoyez-en un immédiatement à sir Tobie.
Qu’y a-t-il ?
Il m’a fendu la tête, et il a également mis en sang le toupet de sir Tobie. Pour l’amour de Dieu, du secours ! Je voudrais pour quarante livres être chez moi.
Qui a fait cela, sir André ?
Un gentilhomme du comte, un certain Césario. Nous l’avions pris pour un couard, et c’est le diable incarné.
Mon gentilhomme Césario ?
Vive Dieu ! le voilà.
Vous m’avez rompu la tête pour rien ; ce que j’ai fait, j’ai été poussé à le faire par sir Tobie.
— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Je ne vous ai jamais fait de mal. — Vous avez, sans cause, tiré l’épée contre moi ; — mais je vous ai parlé doucement, et je ne vous ai pas fait de mal.
Si un toupet en sang fait mal, vous m’avez fait du mal ; je vois que pour vous un toupet en sang n’est rien.
Voici sir Tobie qui arrive clopin-clopant ; vous allez en apprendre d’autres ; mais, s’il n’avait pas tant bu, il vous aurait chatouillé d’une autre manière.
Eh bien, gentilhomme, qu’avez-vous donc ?
Ce n’est rien : il m’a blessé, voilà tout.
Sot, as-tu vu Dick le chirurgien, sot ?
Oh ! il est ivre, sir Tobie, depuis une heure ; ses prunelles étaient déjà allumées à huit heures du matin.
Alors ! c’est un coquin. Après un menuet et une pavane, ce que je hais le plus, c’est un coquin ivre.
Qu’on l’emmène. Qui est-ce qui les as mis dans ce déplorable état ?
Je vais vous assister, sir Tobie ; nous allons être pansés ensemble.
M’assister ! Tête d’âne, bonnet de fou, faquin, faquin étique, buse !
— Qu’on le mette au lit, et qu’on prenne soin de sa blessure !
— Je suis fâché, madame, d’avoir blessé votre parent, — mais, eût-il été le frère de mon sang, — je n’aurais pas pu moins faite par prudence et pour ma sûreté. — Vous me regardez d’un air étrange, et — je vois par là que je vous ai offensée. — Pardonnez-moi, charmante, au nom même des vœux — que nous nous sommes adressés l’un à l’autre, il y a si peu de temps.
— Même visage, même voix, même habillement, et deux personnes ! — Réfraction naturelle qui est et n’est pas !
— Antonio, ô mon cher Antonio, — comme les heures m’ont torturé et tenaillé, — depuis que je t’ai perdu !
Êtes-vous Sébastien ?
En doutez-vous, Antonio ?
— Comment avez-vous pu vous partager ainsi ? — Une pomme, coupée en deux, n’a pas de moitiés plus jumelles — que ces deux créatures. Lequel est Sébastien ?
Rien de plus prodigieux !
— Est-ce moi qui suis là ?… Je n’ai jamais eu de frère, — et je n’ai pas dans mon essence le don divin — d’ubiquité. J’avais une sœur — que les vagues et les flots aveugles ont dévorée…
— De grâce, quel parent ai-je en vous ? — quel compatriote ? quel est votre nom, quelle est votre famille ?
— Je suis de Messaline. Sébastien était mon père ; — un Sébastien aussi était mon frère : — c’est ainsi vêtu qu’il est descendu dans sa tombe houleuse. — Si les esprits peuvent assumer une forme et un costume, — vous êtes apparu pour nous effrayer.
Je suis un esprit, en effet, — mais revêtu des proportions grossières — que je tiens de la matrice. — Si vous étiez une femme, tout s’accorde si bien du reste, — que je laisserais couler mes larmes sur vos joues, — en m’écriant : Sois trois fois la bienvenue, naufragée Viola !
— Mon père avait un signe sur le front.
Et le mien également.
— Et il mourut le jour même où Viola, depuis sa naissance — comptait treize années.
— Oh ! ce souvenir est vivant dans mon âme ! — Il acheva, en effet, son action mortelle — le jour où ma sœur atteignit treize ans.
— Si le seul obstacle à notre bonheur mutuel — est cet habillement masculin usurpé par moi, — ne m’embrassez pas, que toutes les circonstances — de lieu, de temps, de fortune, n’aient concouru à prouver que — je suis Viola. Afin de vous le démontrer, — je vais vous mener dans cette ville voir un capitaine — chez qui sont déposés mes vêtements de fille : c’est par son généreux secours — que j’ai été sauvée pour servir ce noble comte. — Depuis lors, toutes les occupations de ma vie — ont été partagées entre cette dame et ce seigneur.
— Il résulte de là, madame, que vous vous êtes méprise ; — mais la nature en cela a suivi sa pente. — Vous vouliez vous unir à une vierge : — et, sur ma vie, vous n’aurez pas été déçue dans ce désir, — car vous avez épousé à la fois homme et vierge.
— Ne restez pas confondue : il est de sang vraiment noble. — Si tout cela est vrai, comme la réflexion le fait croire, — j’aurai ma part dans ce très-heureux naufrage.
— Page, tu m’as dit mille fois — que tu n’aimerais jamais une femme à l’égal de moi.
— Et tout ce que j’ai dit, je veux le jurer mille fois ; — et tous ces serments, mon âme les gardera aussi fidèlement — que ce globe radieux garde la flamme — qui distingue le jour de la nuit.
Donne-moi ta main, — et que je te voie sous tes vêtements de femme.
Le capitaine qui m’a amenée sur ce rivage, — a mes habits de fille ; il est maintenant en prison — pour je ne sais quelle affaire, à la requête de Malvolio, — un gentilhomme de la suite de madame.
— Malvolio le fera élargir… Qu’on aille chercher Malvolio ! — Mais, hélas ! je me rappelle à présent, — on dit qu’il est tout à fait dérangé, le pauvre homme.
— L’exaltation de mon propre délire — avait absolument banni le sien de ma mémoire.
Comment est-il, maraud ?
En vérité, madame, il tient Belzébuth à distance, aussi bien que peut le faire un homme dans son cas. Il vous a écrit une lettre ; j’aurais dû vous la remettre ce matin ; mais, comme les épîtres d’un fou ne sont pas des Évangiles, peu importe quand elles sont remises.
Ouvre-la, et lis-la.
Attendez-vous donc à être pleinement édifiée, du moment que le bouffon sert d’interprète au fou.
Par le ciel, madame…
Ah çà, es-tu fou ?
Non, madame, mais je lis des folies ; si Votre Excellence veut que je le fasse comme il faut, elle doit permettre que j’y mette le ton.
Je t’en prie, lis raisonnablement.
C’est ce que je fais, madone ; pour le lire raisonnablement, il faut que je lise ainsi. Ainsi attention, ma princesse, et prêtez l’oreille.
Lisez-la, vous, maraud.
Par le ciel, madame, vous me faites injure, et le monde le saura ; quoique vous m’ayez mis dans les ténèbres et que vous ayez donné à votre ivrogne d’oncle tout pouvoir sur moi, je n’en jouis pas moins de mon bon sens, tout aussi bien que Votre Excellence. J’ai la lettre de vous qui m’a prescrit la tenue que j’ai prise ; et, grâce à cette lettre, je ne doute pas de me justifier grandement ou de vous confondre grandement. Pensez de moi ce que tous voudrez. Je mets la déférence un peu de côté, et je parle sous l’inspiration de mon injure.
A-t-il écrit cela ?
Oui, madame.
Cela ne sent guère la démence,
Faites-le délivrer, Fabien, et amenez-le.
— Monseigneur, veuillez, toute réflexion faite, — m’agréer pour sœur comme vous m’eussiez agréé pour femme. — Le même jour couronnera, s’il vous plaît, cette double alliance, — ici, dans ma maison et à mes frais.
— Madame, j’accepte votre offre avec le plus grand empressement.
— Votre maître vous donne congé ; mais, en retour des services que vous lui avez rendus, — services si opposés à la nature de votre sexe, — si fort au-dessous de votre délicate et tendre éducation, — puisque vous m’avez appelé si longtemps votre maître, — voici ma main ! Vous serez désormais — la maîtresse de votre maître.
Et ma sœur… Vous êtes bien elle ?
Est-ce là le fou ?
Oui, monseigneur, lui-même. — Comment va, Malvolio ?
Madame, vous m’avez fait injure, — une injure notoire.
Moi, Malvolio ? Non.
— Vous-même, madame. Jetez les yeux sur cette lettre, je vous prie. — Vous ne pouvez pas nier que ce ne soit là votre écriture ; — ayez une autre écriture, un autre style, si vous pouvez ! — Ou encore dites que ce n’est pas votre cachet, votre tour. — Vous ne pouvez contester rien de tout ça. Eh bien, convenez-en donc ; — et expliquez-moi, dans toute la mesure de l’honneur, — pourquoi vous m’avez donné des marques de faveur aussi éclatantes, — en me disant de venir à vous le sourire aux lèvres, les jarretières en croix, — de mettre des bas jaunes et de regarder de haut — sir Tobie et les gens subalternes. — Puis, quand j’ai obéi dans un déférent espoir, — pourquoi avez-vous permis que je fusse emprisonné, — enfermé dans une chambre noire, visité par un prêtre, — et que je devinsse le plastron le plus ridicule — que jamais mystification ait joué ? Expliquez-moi pourquoi.
— Hélas ! Malvolio, cette écriture n’est pas la mienne, — bien que, je le confesse, elle lui ressemble beaucoup ; — mais sans nul doute c’est la main de Maria. — Et, je me rappelle maintenant, c’est elle — qui tout d’abord m’a dit que tu étais fou ; et alors tu es arrivé tout souriant, — et avec toutes les allures qui t’étaient prescrites — dans la lettre. Je t’en prie, calme-toi ; — c’est un tour des plus malicieux qu’on t’a joué là ; — mais, quand nous en connaîtrons les motifs et les auteurs, — je veux que tu sois juge et partie — dans ta propre cause.
Bonne dame, veuillez m’écouter ; — et ne permettez pas qu’aucune querelle, aucune dispute ultérieure — trouble cette heure propice — dont je suis émerveillé. Dans cet espoir, — j’avouerai très-franchement que c’est moi-même et Tobie — qui avons imaginé ce complot contre Malvolio — en expiation de certains procédés fâcheux et discourtois — que nous avions à lui reprocher. Maria a écrit — la lettre, sur les instances pressantes de sir Tobie — qui, pour l’en récompenser, l’a épousée. — Quelque malicieuse qu’ait été la farce qui a suivi, — on reconnaîtra qu’elle doit exciter le rire plutôt que la rancune, — si l’on pèse impartialement les torts — qu’il y a eu des deux côtés.
— Hélas ! pauvre dupé ! comme ils t’ont bafoué !
Dame, il en est qui naissent grands, il en est d’autres qui acquièrent les grandeurs, et d’autres à qui elles s’imposent. Je jouais, monsieur, dans cet intermède, un certain sir Topas, monsieur ; mais c’est égal. Par le ciel, fou, je ne suis pas en démence. Mais aussi vous souvenez-vous ? Madame, pourquoi vous amusez-vous d’un si chétif coquin ? Dès que vous ne souriez plus, il est bâillonné. Et c’est ainsi que le tour de roue du temps amène les représailles.
— Je me vengerai de toute votre clique.
— Il a été bien notoirement mystifié.
— Courez après lui, et engagez-le à faire la paix. — Il ne nous a encore rien dit du capitaine. — Quand cette affaire sera éclaircie et que le radieux moment sera venu, — une solennelle union sera faite — de nos chères âmes… D’ici là, charmante sœur, — nous ne nous en irons pas d’ici… Césario, venez ; — car vous resterez Césario, tant que vous serez un homme ; — mais, dès que vous apparaîtrez sous d’autres vêtements, — vous serez la bien-aimée d’Orsino et la reine de ses caprices.
Quand j’étais tout petit garçon,
Par le vent, la pluie, hé ! ho !
Une folie n’était qu’enfantillage,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Mais quand je vins à l’état d’homme,
Par le vent et la pluie, hé ! ho !
Contre filou et voleur chacun fermait sa porte,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Mais quand je vins, hélas ! à prendre femme,
Par le vent et la pluie, hé ! ho !
Jamais dissipation ne put me réussir,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Mais quand je venais à mon lit,
Par le vent et la pluie, hé ! ho !
Avec des buveurs toujours je m’étais soûlé,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Jà dès longtemps le monde a commencé,
Par le vent et la pluie, hé ! ho !
Mais peu importe ; notre pièce est finie,
Et nous tâcherons de vous plaire tous les jours.
↑(23) « Maria entend dire que la main sèche de sir André n’est pas celle d’un amoureux, la moiteur de la main étant communément considérée comme le signe d’un tempérament amoureux. » — Johnson.
↑(24) Le portrait de mistress Mall, n’étant pas du genre le plus chaste, était presque toujours dissimulé derrière un rideau, sous le prétexte qu’il était sujet à prendre la poussière. Cette créature étrange, à la fois homme et femme, avait acquis dès le commencement du dix-septième siècle une notoriété extraordinaire. Mentionnée ici par Shakespeare, mistress Mall devint l’héroïne d’une comédie de Middleton et de Dekker, laquelle fut jouée en 1611 par les comédiens du prince de Galles. Elle cumulait les divers métiers de prostituée, de receleuse, d’entremetteuse et de voleuse ; au mois de février 1612, elle fut même condamnée à faire publiquement amende honorable devant la croix de Saint-Paul. Plus tard, à l’époque des luttes entre le parlement et la monarchie des Stuarts, elle se montra fougueuse royaliste, s’enrôla parmi les cavaliers, et gagna ses éperons en volant le général Farfaix dans la plaine de Hounslow Heath. Elle mourut en 1659, après avoir dans son testament affecté une somme de vingt livres à faire couler du vin des fontaines publiques le jour de la restauration de Charles II. Le poëte royaliste Butler, dans Hudibras, la compare à Jeanne d’Arc !
↑(25) Le clown fait ici allusion à une enseigne, jadis fort commune en Angleterre, qui représentait deux ânes, et au bas de laquelle était cette inscription adressée malicieusement au lecteur : « Nous voici trois ! »
↑(26) Three merry men we be ; refrain d’une vieille chanson populaire intitulée : Robin Wood et le Tanneur.
↑(27) There dwelt a man in Babylon ; premier vers d’une autre chanson populaire : la Constante Suzanne.
↑(28) Farewel, dear heart, encore le refrain d’une vieille ballade.
↑(29) Les distributions publiques de galette et d’ale faites aux jours fériés, selon une coutume immémoriale, étaient, du temps de Shakespeare, dénoncées par les puritains comme une pratique papiste.
↑(30) La mode des jarretières croisées paraît avoir été adoptée spécialement par les puritains. Barton Holy-Day représente le puritain « comme un homme aux jarretières croisées, affublé de culottes factieuses et d’une petite fraise, haïssant le surplis et dénonçant les manchettes. »
↑(31) Les Brownistes étaient les indépendants primitifs. Leur chef, Robert Brown, parent du lord trésorier Cécil, avait été poursuivi dès 1580 par les tribunaux ecclésiastiques pour avoir dénoncé comme papiste et antichrétienne la discipline de l’Église anglicane.
↑(32) Cet énorme lit était dans la principale chambre à coucher de l’auberge du Cerf dans la ville de Ware. Le 4 mai 1610, le duc Louis Frédéric de Wurtemberg y coucha solennellement, ainsi que l’atteste un journal manuscrit, rédigé en français, récemment découvert par sir Frédéric Madden dans les archives du British Museum : « Je fus couché dans ung lict de plume de cigne, qui avoit huict pieds de largeur. »
↑(33) Allusion à la célèbre carte gravée en 1598 pour la traduction en anglais des « Voyages de Linschoten. »
↑(34) Voir la note (1) du deuxième volume à propos de la folie de la Saint-Jean.
↑(35) Peut-être une allusion à la légende de Théagène et de Chariclée.
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