Les Âmes mortes/I/4

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Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 89-133).


CHANT IV.

NOZDREF.


Notre héros gagne l’auberge de la route. — Description du lieu. — Ce que c’est qu’un estomac russe dans la province. — Le héros se fait servir un déjeuner plus qu’abondant, comme s’il eût été à la diète depuis deux jours. — Il cause avec la servante. — Nozdref et un beau-frère blond. — Ce que c’est que Nozdref, ses équipées foraines. — Il s’acharne à entraîner le héros chez lui. — Il entraîne aussi l’honnête beau-frère, mari de sa sœur, ennemi des popinations. — Désordre dans la maison comme dans la tête de Nozdref. — Celui-ci montre en détail son domaine. — Ses hâbleries de tout genre. — Le beau-frère blond est un personnage incommode aux hâbleurs ; notre héros est plus facile. — Après un dîner long et surabondamment arrosé, le beau-frère parvient à fuir ; Tchitchikof est forcé de jouer ; mais d’abord il pressent son hôte sur les âmes mortes de son domaine. — Nozdref a un langage et des manières terribles, outre cela il triche au jeu. — Grande querelle qui se renouvelle le lendemain matin avec violence, chacun estimant bien que l’autre mérite au moins la potence. — Heureuse fuite du héros, providentiellement favorisée par l’incident de l’arrivée d’un magistrat.


En approchant de l’auberge de la maison de poste, Tchitchikof ordonna qu’on s’arrêtât pour deux raisons : pour laisser les chevaux souffler une bonne petite heure, et aussi pour mettre quelque chose sous la dent, afin de se refaire des fatigues du trajet. L’auteur doit avouer qu’il envie beaucoup l’appétit et l’estomac de gens ainsi constitués ; et à ses yeux ils sont bien ridicules, vraiment, tous ces beaux messieurs de la haute volée, gravitant dans le firmament gastronomique de Pétersbourg et dans celui de Moscou, qui passent leur vie dans la méditation de ce qu’ils mangeront demain, des mets dont ils composeront leur dîner d’après-demain, qui se préparent à leur savante entreprise en avalant une pilule et des huîtres et des araignées marines et d’autres merveilles, et, après cent ou deux cents séances pareilles, partent forcément pour les eaux ou de Karlsbad ou du Caucase. Non, ces messieurs n’ont jamais éveillé en moi la moindre envie. Il n’en est pas de même des hobereaux ; le hobereau court les routes, et, dans une maison de poste, se fait servir trois livres de jambon ; à la station suivante, un cochon de lait ; dans une troisième, un quartier d’esturgeon ou un gros saucisson à l’ail, ce qui ne l’empêche pas, en arrivant à destination, n’importe à quelle heure, de se mettre à table et là, comme si de rien n’eût été, d’absorber une oukha[1] de sterlets, avec des barbottes et du frai qui craquent et gémissent entre ses dents, coupée par de fortes bouchées de gâteaux rasteagaï ou koulébeak au sauté de silure, et cela d’un appétit à donner envie de manger aux regardants. Oui, ce sont là des gens tout spécialement favorisés du ciel, de la terre et de la mer, qu’ils rendent tributaires de leur bouche. Plus d’un riche seigneur donnerait à l’instant même la moitié de ses âmes et de ses terres hypothéquées ou non hypothéquées, avec toutes les améliorations faites d’après les nouveaux procédés, soit russes, soit étrangers, pour posséder un estomac comme les gens de moyenne noblesse ; mais le mal est que, pour tout l’or et l’argent du monde, pour tous les domaines améliorés ou non, on ne peut se procurer un estomac de hobereau ou de provincial russe[2].

L’auberge aux murs de rondins noircis, calcinés par le temps, accueillit Tchitchikof sous son étroite avancée, dont le toit hospitalier portait sur quatre piliers façonnés au tour, et pareils à nos anciens chandeliers d’église. Le bâtiment ressemblait à une chaumière russe, sauf des proportions un peu plus amples. Des corniches, des rebords, des garnitures, des encadrements à jour ou en dentelle, fouillés à la hache, au ciseau et à la tarière dans le bois frais, entouraient les fenêtres, le pignon, le balcon, le perron, de manière à donner un air de gaieté au fond lugubre des murailles. Sur les volets on voyait une intention de vases rustiques hauts en couleurs, remplis d’une intention de fleurs, peinture à l’huile très-naïve et pourtant prétentieuse.

Ayant escaladé un étage par un étroit escalier de planches, Tchitchikof pénétra dans une antichambre spacieuse où il trouva une porte qui s’ouvrait avec bruit, et une grosse commère en robe de perse bigarrée, qui lui dit : « Par ici, monsieur. » Dans la chambre il y avait beaucoup de ces vieux amis qu’on rencontre dans toutes les petites auberges construites en bois, si nombreuses sur les routes à chaussée, nommément un samovar tout sillonné d’eau de vapeur saisie, figée à blanc sur le cuivre ; des parois de sapin raboté, le calfeutrage visible en bourrelet dans les interstices des rondins ; une armoire de coin pleine de théières et de tasses, et surmontée de plateaux ; des œufs de porcelaine dorés, appendus devant les images par leurs rubans rouges et bleus ; une chatte récemment délivrée d’une portée merveilleuse ; un miroir qui vous rend deux nez pour un, qui vous présente au lieu de figure, une sorte de tarte aux pommes ; et enfin des images saintes entourées de touffes d’herbes fleuries aromatiques et d’œillets secs à un tel point, que le voyageur qui s’avise de vouloir s’assurer s’il leur est resté quelque chose de leur parfum, soulève aussitôt les nuages épais d’une poussière qui a les effets de tabac d’Espagne.

« Y a-t-il un petit cochon de lait ?… cria Tchitchikof pour tout compliment à la bonne femme qui lui faisait accueil.

— Oui, monsieur, et bien à votre service.

— Au raifort et à la smetane ?

— Au raifort et à la crème aigrie, justement.

— Donnez-moi ça ; allons, leste. »

La vieille partit comme par un ressort et ne s’arrêta plus ; elle rentra vingt fois coup sur coup : 1° avec un couple d’assiettes ; 2° avec une serviette si libéralement empesée, qu’elle pouvait se tenir debout comme une écorce de vieux liège ; 3° avec un couteau à manche d’os du plus beau jaune antique et à lame réduite de deux bons tiers de sa largeur en deux endroits, mais tranchant toutefois comme une lime d’horloger ; 4° avec une fourchette à deux dents et demie ; 5° avec un poivrier affectant la forme d’une fiole lacrymatoire attique ou toscane ; 6° avec une salière parfaitement incapable de garder son aplomb, sinon dans une position inclinée… Mais bientôt notre héros, selon une habitude prise de longue date, entama avec cette femme une conversation en règle ; il ne manqua pas de lui demander si elle tenait elle-même l’auberge, ou si c’était son mari, son frère, son parrain ou son compère qui était aubergiste… quel revenu annuel donnait l’établissement ; si elle avait des fils ; si son fils aîné avait femme ou s’il était garçon ; quelle femme il avait prise, riche ou pauvre ; s’il y avait eu une dot, et en quoi elle consistait ; non : eh bien, si le beau-père a été content ; s’il ne s’est pas au contraire fâché comme s’il recevait trop peu de présents en donnant sa fille.

Tchitchikof n’était pas homme à rien oublier dans ces sortes d’enquêtes. Il va sans dire qu’il ne manqua pas de se faire nommer en détail, un à un, posément, tous les gentillâtres d’alentour, petits et grands, riches et pauvres ; il lui fallut tout savoir, et ses questions tombaient là dru comme grêle.

La bonne femme connaissait surtout Blokine, Potchitäef, Myllnoï, Tchéprakof dit le Colonel, Sabakévitch…

« Sabakévitch ? Ah ! tu connais Sabakévitch[3] ?

— Comment donc ? et assez, vraiment. »

Tchitchikof sut alors que la vieille connaissait non-seulement Sabakévitch, mais aussi Manîlof, et qu’à ses yeux Manîlof était bien plus velicat, probablement plus délicat, plus grand et plus aimable que Sabakévitch. En effet, jugez donc : Manîlof se fait bouillir, cuire au beurre ou rôtir une poule, et en attendant, il s’amuse avec un quartier de veau, puis il tâte d’un foie de mouton, s’il y en a de prêt, et il se borne à goûter de ceci et de cela ; mais Sabakévitch, lui, ne se fait servir qu’une seule viande, mange tout le plat, demande s’il n’y en a pas encore un peu au four… comme si on l’eût fraudé de quelque partie ; et il ne paye jamais que ce qui lui avait été dit du prix de la portion ordinaire.

Comme il conversait de la sorte, tout en expédiant un cochon de lait, et qu’il n’en restait plus qu’une bouchée empalée sur la fourchette brèche-dent, on entendit un bruit d’équipage au pied de la maison. L’hôtesse disparut, la bouchée aussi. Tchitchikof se leva, regarda par la fenêtre et vit, arrêtée devant l’avancée, une légère britchka attelée d’un troïge fringant. Deux hommes descendirent de cette britchka, l’un blond et de haute stature, l’autre brun et de moins haute taille. Le grand blond était en hongroise bleu foncé, le brunet en simple arkhalouk d’une étoffe orientale à raies[4]. Après eux, arrivait d’un pas très-lent une méchante calèche, vieux débris tiré par un méchant quadrige à long poil, à qui le rafraîchissement de l’étrille était jouissance inconnue ; chaque haridelle, bridée de cordes à puits, avait pour licou un collier en loques. Le blond gravit à l’instant l’étroit escalier ; le brun restait au bas à palper quelque objet dans la calle de la britchka, en causant avec son domestique ; et en même temps il faisait des signes à la calèche fantastique qui approchait. Il sembla à Tchitchikof reconnaître cette voix-là, et, pendant qu’il regardait ainsi au dehors, le blond avait tâté à la porte, trouvé le loquet et ouvert. C’était un grand maigre, non pas vieux, mais usé ; il portait de très-petites moustaches rousses. À son visage hâlé et en quelques endroits comme brûlé, on pouvait aisément croire qu’il était parfaitement fait à la fumée, non de la poudre à canon, mais du tabac le plus âcre. Il salua poliment Tchitchikof, qui lui rendit sa politesse avec son aisance habituelle. Il est fort vraisemblable qu’il leur eût suffi de quelques minutes encore pour lier conversation et faire ample connaissance, car il y avait déjà un bon acheminement ; tous deux, presque en même temps, avaient témoigné leur satisfaction de voir que la poussière des routes eût été parfaitement abattue par les pluies de la nuit, de sorte, disaient-ils, qu’il fait bon voyager par cette fraîcheur… lorsque le voyageur brun entra tout à coup, jeta sa casquette, sans transition, de dessus sa tête droit au beau milieu de la table, et se hérissa gaillardement le crin, en y passant en tous sens son long démêloir à cinq doigts. C’était un beau et vigoureux jeune homme à figure pleine et vermeille, ornée de trente-deux perles du premier choix, riant entre des lèvres de corail, le tout encadré dans deux gros favoris des plus drus, sous une luxuriante forêt de cheveux aile de corbeau ; bref, c’était un homme frais et sain comme une pomme de Crimée cueillie sur l’arbre.

« Bah ! bah ! bah ! s’écria-t-il aussitôt en étendant parallèlement les deux bras vers Tchitchikof, toi ici ? »

Tchitchikof reconnut Nozdref, ce même Nozdref près de qui il avait dîné chez le procureur fiscal et avec qui il s’était trouvé en quelques minutes sur le pied d’une si grande familiarité que Nozdref s’était mis à le tutoyer, sans pourtant que, de son côté, il eût donné lieu à cela le moins du monde.

« Où es-tu donc allé ? chez qui ? dis ; » reprit Nozdref ; et, sans lui laisser le temps de répondre, il ajouta : « Moi, mon cher, je reviens de la foire. Félicite-moi ; j’ai été rincé, oui, cher ami, rincé, mais rincé à fond. Tiens, regarde un peu par cette fenêtre, vois dans quel véhicule je suis arrivé… » Ici il pencha au dehors la tête de Tchitchikof, qui pensa se heurter cruellement contre le châssis. « Tu vois quelle drogue de calèche ! c’est du miteux, du vermoulu, j’espère !… j’ai dû grimper dans sa britchka… » En parlant ainsi, il montrait du doigt son compagnon. « Çà, à propos, vous ne vous connaissez pas… c’est Mijouïef, mon beau-frère ! Nous n’avons fait que parler de toi toute la matinée ; je lui disais : « Il faut que nous nous trouvions ensemble avec Tchitchikof. » Aïe, aïe ! frère, tu ne te figures pas comme je viens d’être rincé. Croiras-tu que, non-seulement j’ai perdu quatre excellents trotteurs, mais tout, tout ce que je portais sur moi, regarde, regarde, plus de chaîne, plus de montre, plus d’épingle… »

Tchitchikof regarda et vit qu’en effet le beau Nozdref n’avait plus ni épingle ni chaîne ; il lui semble même qu’il avait des éclaircies dans un de ses favoris.

« Eh bien, me croiras-tu, si j’avais eu encore vingt roubles en poche, je dis vingt roubles, pas davantage, je regagnais tout… Bah ! tout, entendons-nous ; outre que je rattrapais toute ma perte, je gagnais encore, parole d’honneur ! trente bons mille roubles, et ils seraient ici, ici, ici, dans ce portefeuille.

— C’est ce que tu disais justement dans ce moment-là, objecta le grand blond flambé ; eh bien, là-dessus, moi, je t’ai donné cinquante roubles, qui sont allés pourtant avec les autres.

— Oui, c’est vrai, je les ai perdus aussi, mais je ne les aurais pas perdus, non… je ne les aurais pas perdus, certes… si je n’eusse pas fait une bêtise… vrai, je ne les aurais pas perdus si je n’eusse eu l’imprudence, après le paroli, de plier un canard sur ce maudit sept ; je pouvais sans cela faire sauter toute la banque.

— Bien, mais tu ne l’as pas fait sauter.

— Eh non, parce que j’ai plié un canard à contretemps. Est-ce que tu aurais dans la tête que ton major joue bien, par hasard ?

— Bien ou mal, je ne dis pas, mais il t’a étrillé.

— Le bel exploit ! j’en aurais joliment raison, va ; il ne me pèse pas ça, ton major. Qu’il essaye donc un petit doublet, alors tu verras ce que deviendra ce fameux brelandier major ! Mais au reste, cher Tchitchikof, comme nous nous en sommes donné les premiers jours ! Ah ! il faut avouer que la foire a été, cette année, dans tout son beau. Les marchands disent eux-mêmes qu’il n’y avait jamais eu une affluence et un entrain pareils. Tout ce qu’on avait amené de chez moi a été supérieurement vendu. Ah ! frère, comme nous avons bamboché ! rien que de se rappeler, foi d’honnête homme ! je te dis… mais quel dommage, quel dommage que tu n’étais pas là ! Figure-toi qu’à trois verstes de la ville il y avait en ce moment un régiment de dragons, que tous les officiers, tous, du premier au dernier, au nombre de quarante, étaient en ville… et nous avons bu, et nous avons bu ! Tiens, frère, il y avait le rotmistre Potsélouïef… voilà un bon enfant ! quel homme avec cela ! des moustaches qui tombent jusques sous les aisselles… c’est lui qui appelle le vin de Bordeaux de la Bourdachka : « Hé, garçon ! qu’il dit, en avant donc la bourdachka, que ces messieurs se gargarisent !… » Et le lieutenant Koufchinnikof, hein, beau-frère, dis, quel charmant homme ! on peut bien dire que celui-là est le bambocheur par excellence, le roi de la bamboche… Nous ne nous sommes pas quittés pendant trois jours. Quels vins nous avons eus du marchand Ponomarëf ! Il faut que tu saches que Ponomarëf est un si grand coquin qu’il n’y a pas moyen de rien prendre dans ses boutiques ; il mêle à ses vins des décoctions de bois de sandal, de bouchon brûlé, de baies de sureau, et le diable sait encore quelles drogues ; mais si, une fois, il va lui-même ouvrir chez lui le sésame, le saint des saints, le petit caveau particulier, oh ! ma foi, là, il n’y a plus rien à dire, il vous met dans l’empirée. Voilà comment, le lieutenant des brocs (Koufchinnikof) et moi, nous avons eu à discrétion un champagne près duquel le champagne du gouverneur est bon peut-être à laver les pieds des chevaux. Songe que c’était non pas seulement du vrai veuve Cliquot, mais un certain Cliquot-matradoura, comme qui dirait, vois-tu, du double, du triple Cliquot. Moi je suis allé voir Ponomarëf, je l’ai prié… comme on prie ces gens-là, et après un petit quart d’heure d’attente inquiète, j’ai rapporté de là en triomphe une bouteille d’un certain vin français qu’ils appellent bonbon… un bouquet ! mais un bouquet… quintessence de rose, de violette, de… je ne peux pas te dire. Oui, nous nous en sommes donné !… Après cela nous arrive avec un grand froufrou le prince… le prince… au diable son nom ! Son premier soin est d’envoyer, chez le marchand de vin, prendre du champagne… mais serviteur ! ni dans les boutiques, ni chez Ponomarëf lui-même, plus une seule bouteille ! les officiers avaient fait le vide le plus complet. Nous avions fait le vide. Crois-tu qu’à moi seul, à dîner, j’ai séché dix-sept bouteilles de vin de champagne !

— Allons, allons, tu n’as pas bu dix-sept bouteilles, dit froidement le grand blond.

— Vrai comme je suis un galant homme, je les ai bues, répondit Nozdref.

— Tu es libre d’avancer ce qu’il te plaît, mais je te dis, moi, que tu n’en boirais pas dix.

— Parions ! parions !

— Bah ! laisse donc.

— Voyons, parions ce fusil que tu viens d’acheter contre ce que tu voudras.

— Je ne veux pas.

— Ah ! c’est que tu rentrerais à la maison sans fusil sur l’épaule, sans bonnet sur la tête, je t’en réponds. Ah ! frère, frère Tchitchikof, que c’est embêtant que tu n’étais pas des nôtres ! Je sais bien que nous n’aurions pas pu t’arracher là-bas d’avec le lieutenant Koufchinnikof… Oh ! comme vous vous seriez convenus ! Celui-là ne ressemble pas au procureur fiscal ni à toutes ces poules mouillées d’employés grippe-sous ; celui-là, frère, whist, banque, boston, pharaon, il sait tout, il est à tout, il tient tout… Oui, cela valait la peine de venir… hhhhah méchant marcassin, va, mauvais porcher, va… embrasse-moi, chère âme, embrassons-nous ! je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne ! Mijouïef, regarde, vois-moi celui-ci ; le sort me l’a montré, et je te le montre ; que m’est-il et que lui suis-je, moi ? Il nous est tombé Dieu sait d’où, mais le voici et moi aussi… c’est comme à la foire ! Là-bas, frère, y en avait-il des équipages ! un fouillis… J’ai joué, figure-toi, à la fortune, à la fortune, moi ! je tourne la flèche, bon, un pot de pommade ; je tourne… une tasse de porcelaine ; je tourne… une guitare… puis, je tourne, je tourne, je tourne… diable emporte, je reperds mes gains et six roubles argent en sus. Ah ! j’aurais voulu te voir faire la connaissance du lieutenant ! J’oubliais de te dire… nous avons été ensemble à presque tous les bals. Il y en a un où il s’en trouvait une… si légèrement costumée… mais si légèrement… vois tu… je pensais : « Diable emporte ! diable emporte ! ! » Mais Kouftchinnikof, ah l’animal ! oh le dragon ! ah bestia, bestia ! deux heures entières il lui a débité en français (naturellement en français) des compliments brrrr ! Au reste il faut dire qu’il en avait une fameuse réserve même pour les simples petites dames qui n’entendent que le russe… quel luron ! il appelle ça s’ôter le harnais, et faire que le club local se souvienne un peu qu’on est en foire… À propos, un spéculateur avait amené une superbe partie de poisson séché, fumé, des dos d’esturgeon surtout… Ha, justement, j’en ai un là dans l’horrible patache, vous verrez… c’est heureux que je l’aie acheté pendant que j’avais de l’argent. Çà, Tchitchikof, où est-ce que tu vas maintenant, cher ?

— Je vais chez un individu à qui j’ai affaire.

— À tous les diables l’individu, cher ami, tu viens avec moi ?

— Non, puisque j’ai affaire.

— Affaire, affaire !… à d’autres ! Ah ! toi, Opodeldock Ivanovitch ! affaire ! bien trouvé, ma foi !

— Non, vrai, j’ai une affaire à traiter, et urgente même.

— Je parie que tu mens ! Eh bien, voyons, dis, dis chez qui.

— Chez Sabakévitch. »

À ce nom, Nozdref partit d’un de ces éclats de rire à cascades dont seuls sont capables les hommes frais et sains, aux dents de sucre raffiné, aux joues veloutées et rebondies. Un voyageur, qui s’étirait à moitié endormi dans une troisième chambre, ressauta, resta sur son séant une minute ou deux sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passait ; et finit par murmurer : « Au diable le fou qui rit là dedans à ébranler les portes, les poutres et les plafonds ! »

« Qu’y a-t-il donc là de si risible ? » dit Tchitchikof.

Nozdref continua de rire aux éclats, et seulement on entendait de temps en temps des demi-mots et des mots entiers, qui étaient comme des notes de repère dans les soubresauts et les saccades d’une variation éperdue :

« Saba… chez Saba… kévitch ! Ohi ! ohi ! ohi !… Ha ! ha ! ha ! ha !… Ah ! laisse donc… lais… laisse-moi un peu rire… rire… ou j’en crèverai… Ohi ! ohi ! chez Sabakévitch ! Oh ! oh ! ouf !…

— Il n’y a rien là de risible : je lui ai donné parole, et je vais, en effet, d’ici droit chez lui.

— Eh bien, moi, je te dis que tu te souviendras toute ta vie d’être allé là ; ça vit comme un meurt-de-faim. Je ne dis pas pour sa table : il mangerait la portion de trois éléphants à son déjeuner ; mais c’est un animal. Je connais ton caractère ; va, tu auras un fameux pied de nez si tu comptes trouver là ton boston, ton whist, ton petit pharaon et quelques bouteilles de champagne-bonbon ; ah ! bien oui, c’est joliment son style… Écoute, frère, crois-moi, envoie au diable le Sabakévitch, et viens avec moi ! Ah ! cher ami, de quel balyk[5] je te régalerai ! Ponomaref, en me le donnant, me saluait, me saluait… et il me disait : « C’est pour vous seul, au moins ! Tournez et retournez toute la foire, vous ne trouverez pas un balyk de cette qualité-là ! » Tu me diras que Ponomaref est un filou… eh ! mon Dieu, je lui ai dit en face : « Écoute, notre pourvoyeur et toi, vous êtes les deux plus insignes voleurs du gouvernement ! » Il a ri, l’animal ; oui, il a ri en se caressant la barbe. Kouftchinnikof et moi, nous déjeunions chaque jour dans sa boutique. Ah ! frère, j’oubliais de te dire… d’abord je sais que tu ne me quittes plus… tu vas voir quelque chose que je ne céderais pas pour dix mille roubles, je t’en avertis d’avance. Hé ! Porphiri, cria-t-il de la fenêtre à son domestique. Ce manant dégrossi, pourvu d’un couteau-serpe, expédiait un gros quartier de pain surmonté d’une forte tranche de balyk, que le drôle avait adroitement enlevée en tirant quelque objet de la profondeur de la vieille calèche. Hé ! Porphiri, cria Nozdref, apporte-moi le canioule… C’est celui-là qui sera un crâne mâtin ! continua-t-il en s’adressant à Tchitchikof. Je ne l’ai pas acheté, mais bien volé ; celui à qui il était ne voulait, pour rien au monde, s’en défaire ; mais halte-là, j’avais jeté le grappin… je lui ai promis ma jument gris pommelé, tu sais, que Kostyref a échangée avec moi contre les deux petits alezans de l’oncle… »

Tchitchikof ne connaissait pas plus l’oncle ni Kostyref qu’il ne connaissait les deux alezans ni la jument grise. Il est clair que Nozdref faisait confusion ; mais il était sujet à ce genre de confusion.

« Bârine, qu’est-ce qu’on vous servira ? vint demander en ce moment l’hôtesse au bon Nozdref, très-préoccupé du mâtineau que l’homme n’apportait pas assez vite.

— Rien !… Ah ! frère, comme nous nous en sommes donné !… Au reste, oui, apporte-nous de l’eau-de-vie, mais un moment ; quelle eau-de-vie as-tu ?

— J’ai de l’anisette…

— Bon ; donne-moi un petit verre d’anisette.

— Et à moi aussi un verre, et qu’il soit bien propre ! dit le grand blond.

— Au théâtre il y avait une actrice qui chantait comme un serin, la canaille ! Kouftchinnikof, qui était assis près de moi, me dit : « Voilà, frère, avec qui il ferait bon aller à « la cueillette aux fraises ! » Il me semble qu’il y avait bien à la foire au moins une cinquantaine de baraques[6] de bateleurs et de cabotins de tout genre. J’ai vu là un nommé Fenardi faire, quatre heures durant, la roue du moulin sans se reposer une minute. »

Ici Nozdref reçut un verre d’anisette rustique tout droit des mains de la vieille, qui, pendant qu’il absorbait d’un trait ce breuvage, lui fit une profonde révérence.

« … Ha, bien, donne-le-moi, » cria-t-il en voyant entrer Porphiri, porteur du mâtineau.

Porphiri était vêtu exactement comme son maître, avec cette seule différence que son arkhalouk ouaté était plus noir et plus graisseux.

« Là, là ! Non, mets-le ici ; oui, ici, sur le plancher. »

Porphiri déposa sur le plancher un petit chien rondelet aux quatre pattes écourtées, et dans cette pose à la crapaudine, il flairait très-gentiment de son petit museau le plancher poudreux.

« Voilà, voilà un chien ! » dit triomphalement Nozdref en le tenant suspendu par la peau du cou.

Et le mâtineau poussa un petit gémissement plaintif.

« Eh bien ! tu n’as pas fait ce que je t’ai ordonné, dit Nozdref à Porphiri, en regardant le ventre du petit chien ; tu n’as pas même pensé à le peigner.

— Comment ? je l’ai peigné.

— D’où vient qu’il est plein de puces ?

— Je n’en sais rien ; peut-être qu’elles lui sont venues de la britchka.

— Tu mens, tu mens ; tu lui as laissé ses puces et tu lui en as ajouté des tiennes… Vois donc ! vois donc, Tchitchikof, quelles oreilles !… Oui ; mais touche donc de la main.

— Je vois sans cela ; c’est un chien d’une bonne espèce, dit Tchitchikof.

— Mais touche-lui donc les oreilles, les oreilles ; vois-moi cela !

— Oui, oui, ce sera un fort bon chien, dit notre héros en touchant les oreilles du canioule pour complaire à Nozdref.

— Et vois quel nez froid… Soupèse, soupèse ! »

Tchitchikof, pour ne pas contrarier un ami, prit le chien d’une main, lui toucha le nez de l’autre, et le remit sur le plancher en faisant une petite moue admirative et disant :

« Un flair superbe !

— Je le crois bien, c’est un vrai mordache[7]. J’avoue qu’il y avait bien longtemps que j’en convoitais un… Bien, Porphiri, emporte-le et le soigne un peu mieux ; prends-y garde, drôle ! »

Porphiri prit le petit animal sous le ventre et le reporta dans la vieille calèche.

« Écoute, Tchitchikof, il faut absolument que tu viennes à présent même chez moi ; cinq verstes au plus ; nous serons là en vingt minutes. De chez moi tu iras ensuite chez Sabakévitch, si le cœur t’en dit. »

Tchitchikof pensa en lui-même :

« Au fait, pourquoi n’irais-je pas chez Nozdref ? En quoi vaut-il moins que les autres ? il est comme tout le monde et, de plus, il vient de se mettre à sec à la foire. On voit qu’il suit en tout son premier mouvement ; il peut y avoir moyen d’obtenir de lui gratuitement quelque chose que je sais bien… Bien, bien ! allons, dit-il ; mais ne t’avise pas de me retenir au-delà de quelques heures, car le temps m’est précieux. À cette condition, je suis maintenant tout à toi.

— À la bonne heure ! c’est convenu, mon âme, c’est convenu ; avance, il faut, pour ça, que je t’embrase. »

Là-dessus Nozdref et Tchitchikof échangèrent des baisers.

« Voilà qui est bien ; nous allons nous mettre tous les trois en route !

— Non pas, non pas, de grâce, et, je prends, quant à moi, mon congé, dit le grand blond ; j’ai affaire chez moi.

— Tarata, tah, tah… des folies ! Bah, frère, je ne te lâche pas.

— Non, vrai, ma femme serait furieuse, et elle aurait grandement raison de l’être. Maintenant monsieur t’offrira bien une place dans sa britchka, n’est-il pas vrai ?

— Ni, ni, ni, ni, ni, ni ! n’ose pas même penser à nous quitter ! »

Le grand blond était un de ces hommes dans le caractère desquels, au premier coup d’œil, on lit indépendance et obstination. On a à peine ouvert la bouche que vous les voyez déjà disposés à dire non ; il semble que jamais on ne les amènera à reconnaître pour sage ce qui est manifestement contraire à leur sentiment ; il semble que jamais ils ne traiteront un sot en homme d’esprit, et surtout que personne, jamais, ne les fera danser à sa flûte ; puis, en suivant un peu de l’œil leur conduite, on ne tarde pas à voir qu’ils sont, en réalité, d’une insigne mollesse ; qu’ils cèdent le plus facilement du monde, juste sur les points où ils étaient le plus intraitables ; qu’ils acceptent pour gens d’esprit les plus grands sots, et vont danser d’assez bonne grâce à la musique de ceux qui braillent.

« Absurde !… » dit Nozdref répondant à quelque objection du grand blond, qu’il coiffa aussitôt de sa casquette.

Ils descendirent ensemble l’étroit escalier ; à leur vue, les équipages se rapprochèrent du perron.

« Et pour l’anisette, bârine ? vous n’avez pas payé, dit l’hôtesse.

— Ha ! c’est bien, c’est bien. Écoute, beau-frère, paye, je te prie ; je n’ai pas un gros de cuivre en poche, figurez-vous.

— Qu’est-ce qu’il te faut, la mère ? dit le beau-frère.

— En tout quatre-vingts kopecs.

— Elle radote ; donne-lui cinquante kopecks ; c’est plus qu’assez.

— C’est peu, bârine, dit la vieille, qui n’en prit pas moins la pièce avec joie ; elle n’était pas en perte, car elle avait, à bon escient, demandé le quadruple du vrai prix de son anisette. Aussi, s’élançant essoufflée, sur son perron, elle ouvrit les portes avec soin et se confondit en révérences à l’adresse du noble trio, qui ne faisait plus la moindre attention à elle. »

Les voyageurs prirent place : la britchka roula de front avec celle des deux beaux-frères, de sorte qu’ils pouvaient librement dialoguer chemin faisant, au risque de se mordre le bout de la langue. À leur suite roulait, mais de plus en plus distancée à chaque minute, la petite calèche de Nozdref, tirée par des rosses qui n’avaient plus que la peau sur les os. Là était Porphiri avec le mâtineau.

Comme le dialogue qui avait lieu entre nos voyageurs offrirait, nous le sentons, un assez médiocre intérêt à nos lecteurs, nous aimons mieux mettre le temps à profit en leur parlant de Nozdref, à qui il est très-probablement réservé de faire quelque figure dans la suite de notre poëme.

La personne de Nozdref est nécessairement un peu de la connaissance de tout lecteur russe : c’est un de ces hommes avec lesquels on ne peut manquer de s’être rencontré dans une maison de poste, à une foire ou chez un hobereau quelconque. On les appelle les roués. Dès l’enfance, ils passent à l’école pour de bons camarades, et, malgré cela, ils sont souvent fort rudement battus. Dans l’expression de leurs traits il y a toujours quelque chose de droit, d’ouvert et de franc. Il est dans leur usage de brusquer la connaissance, et vous n’avez pas eu le temps de les bien envisager, que déjà ils vous disent toi. Quand ils vous donnent leur amitié, il semble bien que ce soit pour une éternité ; mais il arrive communément que le soir même, à la suite d’un joyeux souper, les deux nouveaux amis en soient déjà venus aux coups. Ils sont grands parleurs, dissipateurs, bavards, affronteurs, batailleurs… c’est une race très-voyante.

Tel était Nozdref à trente-cinq ans, tel il avait été à dix-huit et à vingt-quatre, grand amateur de la bamboche. Le mariage l’avait d’autant moins changé, que sa femme n’avait pas tardé à quitter la partie et à passer dans l’autre monde, lui laissant pour fiche de consolation deux petits garçons, dont, au fond, il n’a nul souci, et à qui, pourtant, il ne manque pas d’attacher une bonne jeune, accorte et fraîche. Il lui était, en général, comme impossible de rester plus de vingt-quatre heures à la maison. Son nez, toujours au flair, éventait à cinquante kilomètres à la ronde, sans ouvrir le calendrier, l’endroit où il y avait une foire avec tout le cortège ordinaire de bals et de plaisirs. En un clin d’œil il était là ; à peine arrivé, il avait des querelles et il faisait esclandre autour du tapis vert : car il avait, comme tous ses pareils, la passion des cartes. Aux cartes, comme nous l’avons vu dans le premier chant, il ne jouait pas toujours loyalement, ayant une certaine adresse de main pour les tours de passe-passe, de sorte que fort souvent la partie se terminait par un autre jeu, jeu dans lequel on ne se déchaussait point pour le meurtrir à coups de pieds. Ses favoris plantureux et superbes étaient d’un attrait irrésistible en ces occasions, et parfois il regagnait les terres de son obéissance avec un seul favori, qui même était assez cruellement ravagé. Mais ses joues pleines et rebondies de santé étaient faites de si bonne chair et contenaient une telle force végétative, que de nouveaux favoris croissaient plus beaux, comme pour le rendre content et fier de la perte de ceux dont on l’avait méchamment privé dans les orages forains.

Et ce qu’il y a d’étrange, ce qui même ne peut arriver en aucun autre pays qu’en Russie, venait-il, au bout de quelques temps, à se trouver avec ces mêmes connaissances, ces mêmes compagnons de jeu et d’orgie, et d’eux à lui, comme de lui à eux, l’accueil n’était ni pire ni meilleur qu’aux précédentes rencontres. Voyez-les !… quelle apparence qu’il se soit jamais rien passé de fâcheux entre ces hommes là !

Nozdref était, sous un certain rapport, un homme historique ; on n’a pas connaissance d’une seule assemblée où, par ses faits et gestes, il n’ait donné lieu à quelque histoire. Là où il s’arrête pour quelques heures, il est sûr que, si l’on n’a pas de gendarmes pour l’emporter à bras-le-corps hors de la salle, ses amis sont nécessairement mis en demeure de déployer eux-mêmes la vigueur de leurs muscles et de le rouler jusque dans la rue. À défaut de pareille aventure, toujours bien lui arrivera-t-il quelqu’une de ces choses qui n’arrivent qu’à lui : ou il se jettera à corps perdu au buffet et se dévouera à sécher vingt flacons avec intermittence de frénétiques éclats de rire ; ou il se lancera, en plein salon, dans la blague transcendante, voie où il ira si loin, que lui-même en aura presque conscience et scrupule. Souvent ainsi, sans but, il se surprend à faire de l’art dans le mensonge, comme simple amateur d’improvisation hasardée. Tout à coup (il ne sait pas plus que vous à quel propos) il vous racontera, par exemple, qu’il avait un cheval au pelage bleu lapis-lazuli ou rose tendre… ou quelque autre bourde de même valeur ; de sorte que ceux, qui auparavant, l’écoutaient, s’en vont en lui disant : « Allons, frère, il paraît que tu te mets à fondre les balles[8] ? »

Il y a des gens qui ont la manie de faire un désagrément à la personne qui se trouve pour le moment devant eux, sans autre mobile que le plaisir qu’ils prennent à mystifier : tel, par exemple, homme de marque pourtant, doué d’un noble extérieur et plaqué d’une étoile, vous serrera la main, vous entretiendra d’objets fort graves, éveillant par là dans votre esprit un ordre de pensées des plus sérieux, et puis tout à coup, du même ton, du même air, il vous lâche une bourde grossière et vous regarde en face d’un front extrêmement calme. C’est une mystification, soit ; mais, à bien considérer la bourde mystifiante en elle-même, il vous est fort difficile d’en concilier la grossière absurdité avec ce beau visage d’homme, avec cette étoile qui décore sa poitrine, avec ce noble début de conversation propre à évoquer les grandes et profondes pensées… en sorte que vous restez là à vous perdre en conjectures ; et, n’y comprenant rien, vous haussez les épaules, c’est tout.

Nozdref, lui, n’était pas constellé, mais il avait cette passion, et toutes les personnes qui l’approchaient de plus près étaient les plus exposées aux traits de ce genre. Il répandait les faux bruits les plus apocryphes qu’on pût ramasser en aucun lieu. Il avait rompu un mariage, il avait mis obstacle à une affaire de commerce considérable, et il ne se regardait nullement comme votre ennemi ; tout au contraire, si l’occasion vous le faisait rencontrer de nouveau, il se montrait plein d’affection, et disait : « Çà, il faut pourtant que tu sois une fière canaille, que tu ne viens jamais me voir chez moi. »

Nozdref était divers et multiple de sa personne ; il était tout à tous et à toutes… mais par frasques, et non autrement. Dans la même minute il vous proposait d’aller où il vous plairait, de prendre part n’importe à quelle entreprise, de changer avec vous quoi que ce soit du vôtre contre quoi que ce soit du sien : fusil, chien, cheval, britchka, montre ou pipe, tout était pour lui objet d’échange ; non qu’il eût la moindre idée de gagner à ceci, c’était simplement l’effet d’une manie de fugue et de volte-face, d’une mobilité extrême de caractère, d’un érétisme d’émotions telles quelles.

Si, à la foire, il lui arrivait de tomber sur un simple et de le mettre à sec, il courait aussitôt à acheter tout ce qui, avant sa victoire, lui avait frappé les yeux dans les boutiques et autour des boutiques : des harnais, des pastilles de sérail, des mouchoirs de cou pour la petite bonne, un poulain ou un poney, une caisse de raisin sec, un lavabo d’argent, une pièce de toile de Hollande, un sac de fleur de farine, une paire de pistolets à cinq coups, un baril de harengs, des tableaux, un devant de cheminée, un aiguisoir à procédé pour les couteaux, des pots, des bottes de chasse, de la faïence… et cela, pour tout l’argent gagné.

Mais il arrivait rarement que ce bagage parvint à destination ; souvent dès le même soir, le tout était livré à un autre joueur plus favorisé ou plus retors ; parfois avec addition de la pipe plus ou moins richement montée du perdant, et de la montre garnie de sa chaîne d’or, et d’autres fois avec tout un attelage de quatre beaux pareils, le cocher et la calèche y compris ; de sorte qu’après cette injure de la fortune, le gentilhomme en était réduit à courir, en simple petit surtout ou en arkhalouk d’étoffe boukhare, à la recherche de quelque ami qui consentit à le prendre dans son équipage : tel était Nozdref. Il est très-possible que certaines personnes disent que c’est là une figure bien usée, et que, s’il y a eu des Nozdref, il n’en existe plus aujourd’hui. Hélas ! ceux qui parleront ainsi sont peut-être de fort honorables patriotes, mais je dois à la vérité de déclarer que rien n’est plus vivant, plus vivace, plus répandu que le Nozdref dont je viens d’esquisser le caractère : oui, Nozdref est partout au milieu de nous ; seulement l’enveloppe, le cafetan, diffère un peu de Nozdref à Nozdref. Il y a dans le monde des personnes pleines d’exigence ; pour reconnaître le Nozdref de ma peinture, il faudrait qu’elles le vissent en arkhalouk, la figure ornée d’énormes favoris à clairières, et pour cadre une foire… sans quoi, à leurs yeux Nozdref n’est plus Nozdref. Changez le cadre, elles ne voient plus le tableau.

Cependant les trois équipages étaient venus défiler devant le perron de Nozdref ; rien dans la maison n’était préparé à recevoir maître ni visiteurs. Au beau milieu de la salle à manger posaient en pieds de bancs échassiers, deux tréteaux surmontés de deux badigeonneurs qui reblanchissaient le plafond, la corniche et les murs, en entonnant une de ces chansons sans fin, dont la campagne seule connaît le charme secret. Nozdref fit à l’instant mettre dehors les manœuvres avec leurs tréteaux, et laver à l’écouvillon de tille le plancher de la pièce, puis il se jeta dans la chambre voisine pour donner différents ordres. Les deux visiteurs l’entendirent commander au cuisinier un dîner en règle ; Tchitchikof commençait déjà à sentir une petite pointe d’appétit ; mais, d’après le menu qui venait d’être tracé, il lui fut facile de conclure qu’on ne se mettrait pas à table avant cinq heures.

Nozdref rentra, résolu de montrer à ses conviés tout ce qui se trouvait dans son domaine ; et, en effet, en deux heures de temps il leur fit voir tout, ce qui s’appelle tout, superficiellement sans doute, mais inexorablement tout, et l’exercice fut rude. Ils allèrent d’abord, comme de raison, à l’écurie ; là ils virent deux juments, l’une de robe gris pommelé, l’autre alezan strié de jaune ; puis un étalon bai d’assez peu d’apparence, mais que Nozdref jurait avoir payé dix mille roubles[9].

« Tu n’as pas donné dix mille francs de cette bête-là, allons donc ! mille, peut-être, oui, dit le beau-frère.

— Dieu m’est témoin que je l’ai payée dix mille.

— Prends Dieu à témoin tant que tu voudras, je n’en crois rien.

— Parions ! parions !

— Je ne veux pas parier. »

Nozdref montra des stalles vides où il y avait eu aussi, naguère, de superbes bêtes. Ils trouvèrent sans surprise, dans ce même endroit, un vieux bouc, animal qu’une ancienne croyance fait regarder comme indispensable dans une écurie où l’on prend quelque souci du salut des chevaux. Le bouc de Nozdref exhalait des senteurs énergiques. Il vivait au mieux avec plus gros que lui ; et, en passant et repassant à plaisir sous le ventre, soit de l’étalon, soit des juments, il était évidemment chez lui et ne faisait pas autrement sensation.

Ensuite Nozdref mena ses hôtes voir un louveteau qu’il tenait à la chaîne : « Voici, dit-il, un louvat ; regardez-moi ces yeux. Je le nourris de viande de boucherie toute crue et saignante, bien entendu… Oh ! moi, je veux que ce soit un fauve, un carnassier, un vrai loup ; si je le vois faire le bon chien, je lui casse la tête sur place. »

Ils allèrent de là visiter l’étang où, au dire de Nozdref, on pêchait des poissons d’une belle taille, que c’était peu de deux hommes pour en porter un de biais, sur une civière, jusqu’au large banc qui est sous les fenêtres de la cuisine ; ce dont, toutefois, le beau-frère douta fort, et il ne se gêna pas pour le lui dire.

« Ah çà ! Tchitchikof, dit Nozdref, je vais te montrer une admirable laisse de chien : ce sont des chairs, un jarret, une oreille, un flair ! en général, mes chiens n’ont pas leurs pareils dans le district. » Et il mena ses hôtes à une très-jolie petite construction entourée d’une grande cour fermée de toutes parts par une bonne palissade.

À peine entrés dans l’enclos, ils virent grouiller, aboyer, hurler, bâiller, frétiller et bondir tout un peuple de chiens de tous les pelages, de toutes les formes de pattes, de museau, d’oreilles, portant les noms les plus bizarres : Stréleaï, Obrougaï, Porkaï, Séverga, Kaçatka, Dopékaï, Pripékaï, Nagrada, Pojar et vingt autres. Nozdref était là parfaitement au sein de sa famille. Tous les fidèles sujets de ce petit empire, portant la queue, qui horizontalement, qui verticalement, qui en trompette, accoururent à l’envi, comme pour souhaiter la bienvenue au trio de gentilshommes. Le plus vif enthousiasme fut surtout, comme de droit, pour le maître, qui eut pour un moment sur les bras, les épaules, le dos et la poitrine, toute une pèlerine de vingt ou vingt-quatre grosses pattes amies. Obrougaï crut devoir témoigner les mêmes égards à Tchitchikof, et, parfaitement debout devant lui sur ses pattes de derrière, il lui lécha les lèvres, les narines et les gencives de sa vigoureuse langue, avec toute l’affection possible, et ne fut pas médiocrement étonné de voir l’objet de ces honneurs lui cracher aux yeux avec une ingratitude complète. Ils passèrent en revue les chiens les plus remarquables par la fermeté de leurs chairs noires. Il y avait là, en général, de fort bons chiens. Les trois seigneurs allèrent ensuite faire visite à une chienne de Crimée devenue aveugle de vieillesse, mais qui, deux ans auparavant, était une admirable bête. Elle était, en effet, aveugle et en danger de mort.

Ils allèrent de là examiner le moulin, joli moulin placé sur un cours d’eau qui tarit peu, mais il y manquait la pièce dans laquelle on affermit la meule. « Allons maintenant voir ma forge, » dit Nozdref ; et ils allèrent visiter une forge assez bien établie, seulement sur un trop grand pied pour un pareil domaine, et assez loin de la route.

« Tenez, voici un champ, dit Nozdref en prenant à gauche de la forge, un champ où il vient tant de lièvres, qu’il y a des heures où on ne voit plus un pouce de terrain ; c’est au point qu’en me promenant par ici sans penser à rien, moi qui vous parle, j’en ai attrapé un par les pattes de derrière.

— Bah ! jamais, jamais tu n’attraperas un lièvre à la main, fit observer le grand blond.

— Il le faut pourtant bien, puisque je te dis que j’en ai pris un. À présent, je vais te faire voir ma frontière, reprit Nozdref, s’adressant à Tchitchikof ; c’est la ligne où finit ma propriété. »

Nozdref conduisit ses hôtes à travers un champ en très-grande partie inégal, plein de ronces, de pierres et de flaches qui le rendent indéfrichable. Nos promeneurs devaient monter et descendre à chaque pas, faire des détours fatigants, et parfois traverser des espaces labourés. Tchitchikof commençait à éprouver une certaine lassitude. Dans beaucoup d’endroits les pieds se sentaient sur un sol spongieux et moite, où la trace des pas se remplissait d’eau, tant le niveau en était bas. Dans les premiers moments ils avancèrent avec précaution ; mais, voyant bientôt que leur prudence tournait contre eux, ils marchèrent droit en avant sans regarder où il y avait plus ou moins de vase. Après avoir parcouru de la sorte une assez grande distance, ils virent en effet une limite qui consistait en un poteau et en un petit fossé. « Voici ma limite ! dit Nozdref ; tout ce qui est de ce côté-ci est à moi… Et même de ce côté-là, tiens, ce bois que nous voyons bleuir là-bas, avec ce qui s’étend de bonnes terres derrière le bois, c’est aussi à moi…

— Et quand donc ce bien-là est-il devenu ta propriété ? dit le beau-frère ; est-ce que tu l’as acheté récemment ? Il n’était pas à toi, mais bien à…

— Récemment, oui, tout récemment, répondit Nozdref.

— Comment as-tu donc fait pour acheter des bois en si peu de temps ? car…

— Il y a trois jours, j’en ai fait l’acquisition… et, ma foi, j’avoue que je l’ai payé diantrement cher.

— Il y a trois jours, tu étais à la foire.

— Eh ! Sophron, que tu es singulier ! Est-ce qu’on ne peut pas en même temps être à la foire à trente, à cinquante verstes et acheter ici un terrain dont on a envie ? J’étais à la foire, moi, de ma personne ; mais mon intendant, ici, a terminé pour moi.

— C’est ton intendant qui a passé le contrat, bravo ! c’était pressé !… Eh bien, soit. » Et malgré cette phrase conciliante, le taquin continua à douter du fait de l’achat ; je n’en veux pour preuve qu’un certain branlement qu’il imprima à sa tête pendant plus de cinq minutes. Il y a des parents bien fâcheux parfois.

Les conviés de l’acquéreur de forêts furent ramenés, par le même détestable chemin, à la maison domaniale.

Nozdref les conduisit droit à son cabinet, où, du reste, il n’y avait pas trace de livres, de papier ni de bureau-table, ni de rien de ce qu’on voit dans tous les cabinets ; il n’y avait là que des sabres sans prix (entendez-le comme vous voudrez), puis deux fusils, l’un de trois cents, l’autre de huit cents roubles.

Le beau-frère les regarda l’un et l’autre, et de nouveau branla la tête… C’était chez lui une sorte de parti pris. Puis furent exhibés des poignards turcs sur le meilleur desquels était gravé, par quelque erreur sans doute, Savélie Sibiriakof, ce qui supposerait un armurier russe… russe impossible !… Après les poignards il fut exposé un orgue de barbarie. Nozdref, placé en face de ses conviés, se mit, pour les charmer, à tourner lui-même la manivelle. L’orgue joua, et même assez agréablement ; mais il paraît qu’il y avait eu dans la mécanisme quelque perturbation dont l’effet ne laissait pas que d’avoir sa bizarrerie, car l’ouverture du Jeune Henri prenait, sans autre transition qu’une sorte de hoquet ou de sanglot, le beau milieu de Malbrouck s’en va-t-en guerre, qui lui-même devenait presque aussitôt la valse de la Reine de Prusse, prise à la cinquième ou sixième mesure, pour entrer, vingt mesures plus loin, en pleine ouverture de la Caravane du Caire. Nozdref, sentant bien qu’il y avait là quelque chose de peu régulier, abandonna la manivelle ; mais il se trouvait dans cet orgue une flûte des plus obstinées, qui persista encore plusieurs minutes à siffloter toute seule, avant d’exhaler deux ou trois grognements sourds dans lesquels elle s’éteignit.

Au jeu de l’orgue succéda une revue de pipes ; il y en avait en bois, en terre blanche, en écume de mer[10] ; il y en avait de culottées et de non culottées, d’encottemaillées de laiton et de non emmaillotées, mais simplement coiffées d’un casque ; il y eut un tuyau de bois de rose surmonté d’un superbe moundchtouk d’ambre, récemment gagné aux cartes, et une bourse à tabac (je crois pouvoir dire une blague) brodée par une certaine comtesse, quelque part, dans une maison de poste, charmante femme qui était tout à coup devenue folle de Nozdref. Selon lui, elle avait des mains du plus exquis superflu, mot de peu d’usage dans le langage russe, mais dont l’emploi, dans la bouche de Nozdref, parut vouloir signifier le comble de la beauté et de la délicatesse dans le modelé.

Après une légère dégustation apéritive consistant en un tout petit morceau ou deux ou trois du fameux balyk rapporté de la foire et un bon verre à madère d’eau-de-vie commune, les trois gentilhommes se mirent à table en d’excellentes dispositions ; il était à peu près cinq heures.

Il paraît que le dîner n’était pas, chez Nozdref, regardé comme un objet digne de beaucoup d’attention ; les plats avaient bien peu de figure ; l’un était brûlé, un autre n’était pas cuit ; le cuisinier, probablement, se livrait sans contrainte à son inspiration du jour : il jetait dans ses casseroles ce qui lui tombait sous la main. Avait-il près de lui du poivre, il mettait du poivre ; un chou, il mettait son chou ; il versait du lait et du sirop de sucre, avec des feuilles de laurier et du clou de girofle, puis il jetait des tranches de jambon, des pois, des abatis de volaille et force cannelle ; bref, tout y passait, et il ne s’agissait que de servir chaud : le mets aurait toujours bien une saveur quelconque. Nozdref ne fit aucune attention à ce qui fut présenté en ce genre de produits ; mais il fut, en revanche, doublement attentif au service des vins : on n’avait pas encore donné la soupe qu’il avait déjà rempli deux grands verres devant chacun de ses convives, l’un, de vin de Porto, l’autre, de haut Sauterne. Notez, je vous prie, que c’était du haut Sauterne, car vous saurez que, dans nos chefs-lieux de gouvernement et dans nos villes de district, de mémoire d’homme on n’a vu paraître une seule bouteille de pur et simple vin de Sauterne.

La soupe était à peine absorbée et l’un des verres pleins à peine effleurés, que Nozdref fit déboucher une bouteille d’un madère tel que le feld-maréchal lui-même n’avait rien de meilleur à sa table. C’était, en effet, un madère si plein de feu qu’il brûlait le palais et l’œsophage. Nos marchands, connaissant le goût des seigneurs de la province pour le meilleur madère, ne manquent jamais d’y mêler une bonne dose de rhum, si ce n’est même de vodka tsarienne[11], parfumée au suc brûlé, persuadés qu’ils sont que l’estomac russe supporte tout au monde. Puis Nozdref donna ordre qu’on apportât la fine bouteille de bourguignon-champagnon, et il nous expliqua que ce vin, encore peu connu et très-cher, a le double bouquet du bourgogne et du champagne, s’il est pris à la chaleur de la chambre ; que, tiède, c’est un excellent bourgogne, et que, frappé à la glace, c’est quelque chose, de plus fin que le crément comme pur champagne.

Le libéral dispensateur de ces excellents vins versait avec un zèle infini dans les verres de ses conviés ; Tchitchikof remarqua, sans faire semblant de rien, que le cher hôte ne se versait à lui-même presque rien. Cette observation le mit sur ses gardes, et, dès que Nozdref se tournait vers son beau-frère soit pour lui adresser la parole, soit pour lui verser rasade, il se hâtait de renverser son verre dans son assiette.

Bientôt Nozdref fit apporter sur la table un ratafia de sorbier, qui avait, disait-il, tout à fait le goût de la prune de reine-Claude, mais qui, en réalité, exhalait une âcre odeur de brandevin imparfaitement saturé de sorbe cueillie avant maturité. Les conviés paraissant ne point trouver le goût de prune au prétendu ratafia, Nozdref ne douta point qu’ils ne rendissent du moins justice à un certain balsame ou baume de dessert, le seul vrai parfum des bouches, qui portait un nom si difficile à retenir en mémoire, qu’aux trois fois qu’il le dit il y eut des variantes incroyables, mais dont il ne parut pas avoir conscience.

Le dîner et la popination prirent fin, mais longtemps encore les convives restèrent attablés ; c’est que la verbosité du maître de la maison tarissait moins vite que ses bouteilles. Tchitchikof n’avait garde d’aborder auprès de Nozdref, en présence du grand beau-frère, la question qu’il ne perdait jamais de vue. Le beau-frère était un tiers, et il est des négociations qui ne souffrent pas un tiers, ce tiers fût-il un aveugle, un sourd-muet, un homme annihilé, un homme chargé de sommeil et venant à tout moment becqueter la table du bout de son nez, comme le faisait déjà le grand blond.

Mais celui-ci ayant lui-même remarqué son état et craignant de sombrer en ces parages, demanda la parole et sollicita une autorisation de départ. Il parla d’une voix lourde et pâteuse, qui le faisait ressembler à l’homme qui, selon le dicton russe, entreprendrait de seller un cheval de roulier et de lui passer le licou en se servant d’une pince à fil d’archal au lieu des deux bras.

« Non, non, non ! je ne te lâche pas ! cria Nozdref.

— Cher ami, ne me retiens pas ; il faut que je parte ; tu me désobligerais beaucoup que de me retenir ici dix minutes de plus… balbutia le beau-frère, que sa chaise, bien que légère, embarrassait singulièrement, tant elle se montrait attachée à ses jambes.

— Des bêtises ! des bêtises ! nous allons faire une petite banque.

— Fais ta banque toi-même comme tu l’entendras ; moi, je ne peux pas rester ; ma femme est sûrement furieuse contre moi ; il faut que j’aille lui dire tous les détails de la foire ; je lui dois, vrai, je lui dois ce petit plaisir-là. Tu me fais une grande injure que de songer seulement à me retenir.

— Ah ! ta femme, ta femme ! Est-il bon avec sa femme ! La grande affaire, vraiment, que vous avez à traiter ensemble aujourd’hui !

— Non, frère, vois-tu ; c’est une femme si bonne, si dévouée, si sage ! Elle me rend de tels services que, tiens, les larmes me viennent aux yeux… Non, non, ne me retiens pas ; foi d’honnête homme, je pars ; je te le dis en toute sincérité, il faut que je parte !

— Eh ! qu’il parte ! Qu’est-ce qu’il y a à faire de lui ? chuchota Tchitchikof à l’oreille de Nozdref.

— Au fait, c’est bien vrai ! dit Nozdref, moi j’exècre les gens fadasses ! » Et il ajouta en haussant la voix et les épaules : « Bon ! ta femme veut pelotonner sa laine, va lui tenir l’écheveau. Que le diable t’emporte, Fétiouk[12] !…

— Ah ! frère, ne m’appelle pas Fétiouk à propos d’elle ; moi, je lui dois la vie. Elle est si charmante, si bonne, si caressante !… Elle entre dans les moindres détails ; je devrais lui dire tout, tout ce que j’ai vu à la foire… Oh ! excellente, excellente !…

— Eh bien ! va donc la trouver !… Allons, file… mais file donc !

— Je pars, frère ; tu es chez toi ; excuse-moi ; je ne puis rester, vrai, je ne puis pas. C’est à mon grand regret que je te quitte comme ça, mais… impossible autrement.

— File ! on te dit.

— Impossible autrement… Pardon !… »

Le beau-frère répéta encore bien longtemps ses excuses ; il était assis dans sa britchka que Tchitchikof l’entendit, de la fenêtre, qui s’excusait encore ; et quand il fut bien loin, et qu’il n’avait plus autour de lui que des champs de blé, Tchitchikof observa, aux grands gestes qu’il faisait, sans nul souci du cocher, qu’il continuait de se confondre en des excuses que le vent ne pouvait apporter jusqu’à eux. Quelque chose nous dit que sa femme dut remettre au lendemain pour satisfaire sa curiosité sur les détails de la foire.

« Un garçon de rien ! dit Nozdref qui se tenait à la fenêtre, et regardait l’équipage s’éloigner au grand trot. Je suis moi-même content qu’il ait vidé le plancher. Son cheval de volée n’est pas mauvais, sais-tu ; il y a bien longtemps que je veux le lui raccrocher ; mais le moyen, je te prie, d’empoigner un homme qui se fait tout de suite un bouclier de sa femme. Pouah ! Fétiouk ! Fétiouk ! »

Là-dessus ils passèrent dans la chambre de réception. Porphiri donna des lumières. Tchitchikof remarqua dans les mains de son hôte un jeu de cartes sous banderole. D’où sortait ce jeu de cartes, c’est ce qu’il ne put deviner, car il ne vit Nozdref ouvrir aucun tiroir ni même s’approcher d’aucun meuble.

« Çà, frère, pour employer à quelque chose le temps de notre soirée, je fais la banque pour trois cents roubles, n’est-ce pas ? » dit Nozdref ; et, tout en parlant, il pressa légèrement les cartes ; l’enveloppe banderolée creva, sauta et fut repoussée du pied derrière un crachoir.

Tchitchikof feignit de n’avoir rien vu ni entendu, et, comme s’il se rappelait une chose, il se hâta de dire :

« Ah ! j’oubliais ; j’ai une prière à te faire.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Promets que tu accompliras ma prière.

— Dis quelle prière.

— Non pas ; promets d’abord.

— Bon.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur.

— Voici ma prière : il est certainement mort dans ton village, depuis le dernier recensement, beaucoup de paysans qui ne sont pas encore rayés des matrices de la révision ?

— Oui ; après ?

— Fais-les passer sous mon nom ; cède-les moi, hein ?

— Qu’as-tu à faire de ça ?

— Cela me sera bon à quelque chose.

— À quoi, par exemple ?

— À quelque chose, je te dis, bien sûr à quelque chose.

— Tu as quelque idée, c’est clair ; quelque trame ténébreuse, quelque tour pendable se prépare…

— Quelle trame ? quel tour ? Allons donc ! quel tour joue-t-on avec rien ?

— Des morts, ce n’est rien, à la bonne heure ; mais encore, pourquoi t’en faut-il ?

— Es-tu curieux ! qui va flairer ainsi chaque bagatelle ?

— Ainsi tu ne veux pas me dire le pourquoi ?

— Je te le dirais si tu avais le moindre avantage à le savoir. Eh bien, c’est comme ça, une fantaisie.

— Ah ! tu biaises ! Eh bien, je ne fais rien que tu ne m’aies expliqué le pourquoi.

— Tu vois, tu vois… est-ce honnête à toi ? Tu as donné ta parole, et voilà qu’aussitôt tu la foules aux pieds.

— Chante, chante ! Je ne fais rien que tu ne m’aies dit ce que tu veux faire de mes morts. »

Tchitchikof pensa qu’il fallait pourtant bien se décider à lui donner une raison quelconque ; il réfléchit un peu en balançant la tête, puis il déclara, d’un air de confidence amicale, qu’il lui fallait un certain nombre d’âmes mortes pour acquérir un certain degré de considération dans le monde ; qu’il ne possédait que de petites terres éparpillées, et qu’un bon chiffre en âmes ferait meilleur effet pour lui.

« Tu mens, tu mens ! cria Nozdref sans lui laisser le temps d’achever ; fi ! tu mens, je te dis ! »

Tchitchikof sentit qu’il avait, en effet, allégué là un prétexte assez misérable ; il reprit :

« Ah ! je vois bien qu’on ne peut pas te tromper, toi ; allons, je vais te dire la vérité. Seulement, je t’en prie, ce sera tout à fait entre nous, n’est-ce pas ? J’ai résolu de me marier… oui… mais il faut que tu saches que le père et la mère de la jeune personne sont des gens positifs et ambitieux que c’est une pitié. Je n’ai pas le courage de me dégager, mais l’épreuve est rude pour moi qui vivais si insoucieux… Ils veulent absolument que le futur de leur fille soit propriétaire et seigneur de trois cents âmes au moins ; et, comme je n’ai pas, je te l’avoue, cent cinquante âmes vaillant sur terre, il m’est venu l’idée de compléter en appar…

— Allons, voilà que tu mens de plus belle ! tu mens, entends-tu ?

— Eh bien, moi, je soutiens que je ne t’ai pas menti de cela ! dit Tchitchikof avec assez de fermeté en montrant l’extrémité de l’ongle de son petit doigt.

— Je donne ma tête à couper que tu mens !

— Cela devient offensant, à la fin. Qu’est-ce que c’est donc que ça, et pourquoi veux-tu absolument que je mente ?

— Eh mais, c’est que je te connais ; tu es un grand filou ; souffre que je te dise ça, moi, de bonne amitié. Si j’étais ton chef, je te pendrais, vois-tu, au premier arbre du chemin. »

Tchitchikof fut piqué au vif. Toute expression tant soit peu grossière ou malséante lui était, par elle-même, désagréable, même quand elle ne s’adressait pas à lui ; ajoutons qu’en nulle occasion il ne souffrait patiemment les grandes familiarités, à moins que la personne qui se les permettait ne fût d’un rang très supérieur. Aussi ressentit-il avec déplaisir le langage de son hôte.

« Parole d’honneur ! reprit celui-ci, je te pendrais ; je te le dis franchement, non pour te faire injure, mais tout amicalement entre nous.

— Il y a à toute chose une limite, dit Tchitchikof avec le sentiment de la dignité offensée. Si tu veux te faire honneur d’un pareil langage, fréquente les casernes et les corps de garde. »

Puis il ajouta après une minute de recueillement : « Tu ne peux pas donner, eh bien ! vends.

— Te vendre mes morts ! bon ; mais, canaille, je sais que tu ne donneras presque rien.

— Tu es plaisant, en vérité ; est-ce que tes âmes mortes sont des diamants de l’eau la plus fine, par hasard ?

— C’est bien ça ! allons, je t’avais deviné.

— Eh frère, qu’est ce que c’est donc que cette juiverie ? tu devrais tout simplement m’en faire présent.

— Çà, voyons, pour te prouver que je ne suis pas un pleutre, je te les donnerai absolument pour rien. Tu vas m’acheter mon étalon, et je te les donne par-dessus le marché.

— Bah ! qu’ai-je affaire de ton étalon ? dit Tchitchikof réellement surpris de la proposition.

— Ce que tu feras d’un étalon pareil ? Tu veux rire. Et tiens, je l’ai payé moi dix mille roubles, je veux te le donner pour quatre mille R. c’est là, j’espère, une marque d’amitié.

— Je n’ai que faire d’un étalon, je ne possède pas de haras.

— Attends donc que je m’explique : tu n’as à me compter à présent que trois mille roubles, et pour les mille autres tu me les payeras plus tard.

— Je ne veux pas d’étalon, je n’en veux pas ; garde ton étalon.

— Je te vois venir ; c’est ma jument alezan qui t’a donné dans l’œil.

— Il ne me faut pas de jument non plus.

— Pour la jument et le cheval gris que tu as vu en ville à ma drochka couverte, je te prends 2 000 R. sans plus, est-ce dit ?

— Je n’ai aucun besoin de chevaux.

— Alors tu les vends ; je te garantis qu’à la première foire on t’en donnera le triple.

— En ce cas va plutôt toi-même à la première foire, et tu auras 6000 R. au lieu de deux.

— Je sais fort bien que je puis les avoir moi-même, mais je veux que tu gagnes cela, toi. »

Tchitchikof remercia son hôte de tant de bienveillance, mais il refusa net d’acheter le cheval gris et la jument alezan, comme il avait refusé l’étalon.

« Eh bien, tu m’achèteras des chiens. Je te vendrai à une telle baisse que cela donne un frisson de joie de regarder deux broudastaï[13], tu sais, à moustaches et aux poils hérissés en brosse, une ossure cambrée comme à pas une race ; c’est à n’en croire ni ses yeux ni ses mains, l’ergot rentré et la patte toute ramassée. Ils ne laissent pas la plus petite trace après eux.

— Des chiens ! à moi qui ne chasse jamais !…

— Qu’est-ce que ça fait ? Je veux que tu aies des chiens. Au reste, écoute, si tu ne veux pas de chiens, tu m’achèteras mon orgue, c’est une pièce superbe. Il m’est revenu à quinze cents roubles, vrai comme je suis honnête homme, je te le donne pour neuf cents.

— Et que veux-tu que je fasse d’un orgue ? Bon si j’étais un de ces pauvres diables d’Allemands qui se traînent sur les routes pour gagner quelque petit pécule en tournant la manivelle.

— Ah ! ceci est une tout autre sorte d’orgue ; les Allemands n’ont pas des orgues en bois d’acajou pour aller mendier ; celui-ci serait déjà par lui-même une fortune pour eux. Je vais te le montrer encore. »

Ici Nozdref, ayant saisi le bras de Tchitchikof, se mit en devoir de l’entraîner dans l’autre chambre, et celui-ci eut beau chercher à s’affermir le pied sur le plancher, et assurer qu’il savait quelle sorte d’orgue c’était, il dut se résigner à entendre encore une fois comme quoi Malbrouck s’en va-t-en guerre. « Si tu veux ne pas payer en argent tous les neuf cents roubles, voici ce qu’il y a à faire ; je te donne mon orgue et tout ce que j’ai d’âmes mortes, et toi, tu me donnes ta britchka et trois cents roubles en sus. Tôpe là !

— Superbe combinaison ! Et moi, je m’en irai à cheval portant l’orgue en sautoir, n’est-ce pas ?

— Pas du tout. Moi, comme ami, je te donnerai une autre britchka. Allons dans ma remise, je te montrerai ton affaire. Tu n’auras que la peine de lui faire donner une couleur à ton choix et un vernis, et tu auras une britchka réellement délicieuse.

— Que ce diable d’homme est assommant ! ouf, je n’en puis plus ! » pensa Tchitchikof.

Et il résolut de repousser à outrance toutes les britchkas, tous les orgues, les étalons et les chiens, malgré l’incompréhensible cambrure des côtes de ceux-ci et leurs pattes ramassées qui ne laissent aucun vestige.

« La britchka, l’orgue et les âmes mortes ensemble… c’est dit !

— Rien de tout cela ! dit Tchitchikof, je ne veux pas.

— Et pourquoi est-ce que tu ne veux pas ?

— Je ne veux pas tout simplement parce que je ne veux pas, et cette raison est très-suffisante.

— Ainsi, voilà comme tu es, toi ! ainsi d’aucune manière avec toi, on ne peut, comme cela se pratique toujours entre bons amis et camarades, faire échange… Au fait, c’est moi qui m’étais trompé ; il y a des hommes à deux visages ; c’est facile à connaître.

— Je ne suis pas tout à fait un imbécile, voilà tout. Juge toi-même : aurais-je donc le moindre bon sens d’acquérir des objets dont je n’ai aucun besoin ?

— C’est bon, ne perds pas tes paroles ; je te connais maintenant à fond, tu n’as jamais été qu’une racaille !… Eh bien, écoute, nous allons faire une petite banque, veux-tu ? Je mettrai tous mes morts sur une carte et l’orgue avec les morts, hein ?

— Bah ! jouer à la banque, c’est se livrer à l’inconnu, » dit Tchitchikof.

Et en même temps il jetait obliquement un regard attentif sur les cartes que son hôte avait tenues longtemps dans les mains. Les deux tailles du jeu et la moucheture du dos des tarots lui semblèrent fort suspectes.

« L’inconnu ? où prends-tu l’inconnu ? Il n’y a rien d’inconnu dans ceci ! aie seulement la chance pour toi et tu gagneras à l’infini. Voici une carte… ah ! quel bonheur ! dit-il en commençant à donner afin de stimuler son homme, quel bonheur ! mais quel bonheur ! ! ! Et comme cela lui tombe ! Ahi ! ahi ! ahi ! voici ce maudit neuf sur lequel j’ai perdu là-bas tout ce que je pouvais perdre. J’avais le pressentiment que je serais vendu, et pourtant, fermant les yeux, je pensai en moi-même : « Par tous les diables, vends-moi, ruine-moi, neuf maudit !… »

Tandis que Nozdref racontait sa déconvenue de la foire et se livrait à sa petite manœuvre, Porphiri apporta une bouteille. Mais Tchitchikof se refusa aux sollicitations du vin comme du jeu, du jeu comme du vin.

« D’où vient que tu ne veux pas jouer ? dit Nozdref.

— Je ne suis pas disposé ; et d’ailleurs, je l’avoue, en général, je n’aime pas le jeu.

— Comment se fait-il que tu n’aimes pas le jeu ?

— Je n’aime pas le jeu, voilà tout, répondit Tchitchikof en haussant les épaules.

— Eh bien alors, tu es un pas grand-chose.

— Tel que j’ai été créé, tel je suis resté ; qu’y aurais-je pu faire ?

— Tu es un fétiouk, voilà ce qui m’est démontré. J’ai pensé auparavant que tu étais un homme assez comme il faut. On ne peut pas te parler comme on parle à quelqu’un de semblable à soi ; tu n’as pas une minute d’élan et pas ombre de sincérité. Tu es un autre Sabakévitch, un ladre, un vilain tel que lui !

— À quel propos, est-ce que tu me dis des injures ? suis-je si coupable de n’avoir pas de goût pour le jeu ? Vends-moi tes âmes mortes, vends-les-moi, si tu as le cœur de marquer un prix de vente à ce qui n’est plus.

— Tu auras un talamaque[14], animal ! Je voulais te donner mes âmes mortes pour rien, à présent je ne les donne ni ne les joue. Offre-m’en trois royaumes, tu ne les auras pas. Voilà un cuistre ! par exemple, voilà un pleutre ! Dès ce moment-ci je ne veux plus avoir aucun rapport avec toi. Hé ! Porphiri ! va dire aux écuries qu’on ne donne point d’avoine à ses chevaux… ils n’ont qu’à s’accommoder du foin tout seul. »

Tchitchikof était bien loin de s’attendre à une pareille conclusion. Nozdref ajouta en s’adressant à lui : « Je voudrais de tout mon cœur ne t’avoir jamais vu ! »

Il y avait, on le voit, mésintelligence entre l’hôte et son convié, mais non pas rupture ; la preuve, c’est qu’après ces explications ils ont soupé ensemble. Mais il ne parut aucun de ces vins à dénominations savantes ; la seule bouteille qui fut mise sur la table entre les deux convives portait sur l’étiquette le nom de vin de Chypre ; le contenu était, à tous égards, une détestable piquette.

Après le souper, Nozdref dit à Tchitchikof, en l’emmenant dans une chambre latérale où on lui avait préparé un lit : « Voici ton lit ; mais je ne veux pas te souhaiter une bonne nuit ; tu ne vaux pas ça ! » Et il sortit.

Tchitchikof resta seul, dans la plus fâcheuse position d’esprit. Il s’en voulait, il se faisait d’amers reproches d’être venu perdre son temps chez un homme si turbulent, et surtout de s’être conduit comme un véritable insensé en laissant apercevoir à un tel homme le secret de ses excursions. Il se disait que Nozdref, étant redoutable par sa langue, ne manquerait pas de déblatérer, d’inventer des couleurs, d’imaginer des détails à l’infini, de faire d’un grain de sable une roche et de sa roche une montagne ; il fallait s’attendre maintenant à voir courir toute sorte de mauvais bruits. À chaque instant il en revenait à conclure que la conjoncture était fort pénible, sinon même fort dangereuse, et qu’il s’était conduit en véritable étourdi.

Ces pensées le piquaient, le mordaient, lui échauffaient le sang, et, pour surcroît d’infortune, au moment où la fatigue allait lui procurer une heure ou deux d’un repos plus ou moins lourd, plus ou moins réparateur, des armées d’insectes… bref, au lieu de repos et de sommeil, il dut subir une autre petite torture que celle de tantôt.

Il se leva de très-bonne heure, Son premier soin fut de chausser ses bottes, de s’affubler d’une robe de chambre qui avait été déposée sur une chaise, et de se rendre, à travers la cour, dans l’écurie, où il ordonna à Séliphane d’atteler promptement sa britchka ; et, comme il retraversait la cour, il se rencontra nez à nez avec Nozdref qui, la pipe à la bouche, était, lui aussi, en robe de chambre flottante. Nozdref salua amicalement son convié et lui demanda comment il avait passé la nuit. Tchitchikof murmura assez sèchement une de ces réponses qui n’en sont pas une, mais qui ont pour objet d’en tenir lieu.

« Eh bien, moi, frère, dit Nozdref, figure-toi que, toute la nuit, j’ai été assiégé dans les règles par de si dégoûtantes ordures que je ne pourrais sans horreur en faire le récit ; pour t’en donner seulement une idée, il m’a semblé, plus d’une heure, je crois, que j’avais dans la bouche toute une horde de vampires microscopiques célébrant des jeux et faisant les grandes manœuvres, et à la fin, pour abréger, figure-toi que j’ai rêvé qu’on me battait de verges ; et devine qui me houspillait… mais non, tu ne devinerais jamais, c’étaient… quelle absurdité, pense donc !… c’étaient Potsélouiëf et Kouftchinnikof ! »

Tchitchikof pensa : « Pourquoi n’est-ce qu’un cauchemar ? Et que ne viennent-ils, en effet, te donner sur le cuir de bonnes et durables marques du grand cas qu’ils font d’un héros de foire tel que toi ?

— Et les drôles n’y allaient, ma foi, pas de main morte… Je me suis naturellement réveillé tout en nage, et avec d’horribles cuissons par tout le corps. Ces cuissons, tu te doutes bien d’où elles venaient. Çà, va donc t’habiller, je suis à toi tout à l’heure ; mais avant tout il faut que je lave énergiquement la tête à ma canaille d’intendant, pour la manière dont il tient ma maison en ordre et propreté quand je n’y suis pas. »

Tchitchikof rentra, se rasa, se lava à grande eau et s’habilla. Lorsque ensuite il passa dans la salle à manger, il y trouva une table portant avec une bouteille de rhum entamée tout ce qu’il faut pour le thé. Par toute la chambre on voyait les traces du dîner et du souper de la veille. Il paraît que le balai de crin faisait, dans les appartements de cette maison de fort rares apparitions. Non-seulement sur le plancher, il y avait des dessins en miettes de pain et tabac à demi consumé, mais on voyait sur la nappe même des placards de cendre écrasée.

Nozdref ne tarda pas à paraître, mais vêtu comme il l’avait été dans la cour ; il n’avait rien, absolument rien sous la robe de chambre, et il était tout fier de l’épais bocage qui croissait plantureusement dans le creux de sa poitrine. Debout, tenant à la main son long tchoubouck[15], et toutefois prenant son thé à la cuiller, il semblait poser pour les peintres, qui ont le bon goût de haïr à la mort les muguets de salon à taille serrée et à coiffure soit frisottante, soit tondue ras comme celle des recrues fraîches.

« Eh bien ! quelle est ton idée, voyons ? dit Nozdref après quelques instants de silence ; si tu veux mes morts, jouons-les.

— Je t’ai dit que je ne joue pas. Je suis prêt à te les acheter.

— Et moi, je ne veux pas vendre. On ne se vend rien entre amis. C’est bien moi qui irai faire, dans ce genre-là, de la spéculation, des profits de roubles et de copecks ! Une petite banque, c’est tout autre chose. Allons, voyons, ce sera fait en un tour de main ; viens couper.

— Je t’ai dit que non.

— Et faire un échange, cela te va-t-il ?

— Pas davantage.

— Eh bien, écoute, jouons aux dames ! Ho ho ! là, tu me les gagneras toutes… c’est que j’en ai vraiment beaucoup, et c’est du dernier ridicule qu’on ne puisse pas les faire radier dans les matrices. Hé, Porphiri ! apporte-nous ici le damier… ici, bien… non, là… là… et vois s’il y a tous les pions.

— C’est un soin inutile ; je ne jouerai pas.

— Ce n’est plus la banque, ça ; aux dames il n’y a plus de hasard… et pas moyen de tromper ; on joue mieux ou plus mal, tout dépend de là. Je commence par te déclarer que je sais à peine la marche, et j’espère bien que tu vas me rendre des pions. »

Tchitchikof réfléchit ; il jouait assez bien ce jeu, et il pensait que Nozdref ne saurait, en effet, tenter aucun tour de sa façon, à moins que d’être un escroc achevé, un prestidigitateur du premier ordre.

« Va donc pour les dames, puisque aussi bien il faut que tu passes ton envie de me gagner quelque chose.

— Toutes mes âmes mortes tant qu’il y en aura contre cent roubles !

— Pourquoi cent roubles ? ce serait monstrueux ; elles vont si tu veux pour cinquante.

— Un enjeu de cinquante roubles ! tu te moques ! sommes-nous des écoliers ? Il faut cent roubles, et plutôt, moi, j’ajouterai aux âmes un de mes chiens de qualité moyenne, ou bien, tiens, ce cachet d’or qui malheureusement m’a bien fait faute à la foire ; c’est lui peut-être qui m’aurait ramené tout.

— Cent roubles contre les âmes et le cachet… bon.

— Combien me donnes-tu de pions ?

— À quel propos des pions ? certainement je n’en donne pas un.

— Eh bien, tu me donneras double avantage pour commencer.

— Non ; je ne te demande, moi, ni pions ni avantage, et je joue mal moi-même.

— Mal ? tu joues mal ?… ils jouent tous mal, ces malins-là… Bien, bien, bien, nous savons ! dit Nozdref en avançant un pion pour ne pas en avoir tout à fait le démenti.

— Il y a cinq ans que je n’ai pas eu un damier devant moi, dit Tchitchikof sans murmurer, et en croisant le pion de son adversaire.

— Nous savons, nous savons comme vous jouez mal, messieurs les aigrefins ! reprit Nozdref en avançant le pion de sa deuxième ligne.

— Oui, il y a bien longtemps, bien longtemps que je n’ai joué, reprit à son tour Tchitchikof en étayant son premier pion joué.

— Nous savons très-bien votre manière de jouer mal ! dit Nozdref d’un air de grande simplicité, et il poussa un pion… mais en même temps son petit doigt recourbé en dessous en avança un autre.

— Oui, oui, il y a bien cinq ans que… eh, eh ! frère, qu’est-ce que c’est que ce farceur qui n’attend pas son ordre de marche ? remets-le donc à sa place.

— Qui ça ?

— Eh ! mais le pion que tu as dérangé avec la manche de ta robe de chambre, je crois. »

Comme Tchitchikof s’expliquait ainsi, un autre pion ennemi, un intrus, un troisième noir, se trouva plongé parmi ses jaunes sans qu’il fût moyen de dire poliment comment Nozdref en trois coups était presque à dames[16].

« Il n’y a aucune possibilité de jouer aux dames avec toi, dit modérément Tchitchikof en se levant de la table ; tu ne sais pas le jeu du tout, tu avances trois pions à la fois, ou bien ils se multiplient dans ton jeu, les pions…

— Comment trois pions ? comment trois pions ? si ma manche a fait un petit dérangement ici, je vais la retrousser… tiens, es-tu content ?… et je remets le pion à sa place. Cela peut arriver, ce semble, à tout le monde.

— Et celui-ci qui est dans mes flancs.

— Où ça ?

— Ici cet intrus, un treizième qui va à dames sans façon.

— C’est possible qu’il aille à dames… mais tu dois pourtant te rappeler…

— Je me rappelle chaque pion joué ; quant à celui-ci, tu viens de l’improviser. Il ne peut avoir de place nulle part dans ton jeu.

— Comment pas de place ! pas de place ! celui-ci est fort ! dit Nozdref en rougissant. Allons, c’est un exercice de composition comme un autre.

— Non, frère, c’est toi qui composes… mais la composition n’est pas bonne.

— Çà, pour qui me prends-tu donc en définitive ? Est-ce que je suis un filou, un grec, à ton avis ?

— Je ne te qualifie d’aucune de ces manières ; seulement je ne joue plus.

— Ah ! pour ça, pardon, mais la partie est commencée, elle doit être finie ; il n’y a pas à dire non.

— J’ai plein droit de refuser, parce que tu ne joues pas comme il sied à un homme qui se respecte.

— Tu en as menti ! et n’aie pas l’audace de parler ainsi !

— C’est toi qui mens à ta conscience.

— Je n’ai pas triché, et toi, tu ne peux pas renoncer à une partie commencée.

— Tu ne me feras pas jouer malgré moi ! » dit froidement Tchitchikof ; et s’avançant contre la table, il mêla les pions sur le damier.

Nozdref prit feu et se redressa devant Tchitchikof si près que celui-ci dut par prudence reculer de deux pas.

« Je te ferai jouer pourtant ! Tu as brouillé les pions, ce n’est rien ; je me rappelle parfaitement toute la marche de la partie ; nous allons tout remettre en place, entends-tu ?

— Non ! c’est bien résolu, je ne jouerai avec toi ni aujourd’hui ni jamais.

— Tu refuses de jouer ? oui, tu refuses… absolument ?

— Tu sens bien toi-même qu’on ne peut pas jouer avec toi.

— Dis tout bonnement la chose ; tu ne veux pas jouer, hein ? dit Nozdref en s’approchant de son ami plus près encore que la première fois.

— Non, je ne veux pas ! » dit fermement Tchitchikof, et il éleva toutefois les deux mains de manière à en faire un double bouclier à son visage, car l’affaire était réellement des plus chaudes.

La précaution était parfaitement justifiée ; Nozdref avait soulevé la main d’une façon très-menaçante, et il eût bien pu arriver que l’une des belles joues pleines et vermeilles du sage héros de notre odyssée se couvrît d’un stigmate ineffaçable ; mais après avoir détourné le coup, il saisit les deux avant-bras du redoutable hôte et les tint avec une grande vigueur.

« Porphiri ! Pavlouchka ! » cria à plein gosier Nozdref furieux, tout en s’efforçant d’échapper aux étreintes de son convié.

À ce cri du maître de la maison, Tchitchikof, pour éviter de rendre des laquais témoins d’une scène scandaleuse, et sentant d’ailleurs que c’était un soin inutile de retenir ainsi à la force du poignet, une minute de plus ou de moins, son adversaire, lui rendit la liberté de ses mouvements. Dans ce même instant parut sur le seuil Porphiri, immédiatement suivi de Pavlouchka, gaillard taillé en force et avec qui il n’aurait pas fait bon lutter.

« Eh bien ! voyons, tu ne veux pas finir la partie ? réponds-moi bien nettement ; je te le demande pour la dernière fois ! dit Nozdref les lèvres tremblantes de colère.

— Il est impossible d’achever cette partie-là, » dit Tchitchikof, et il regarda avidement par la fenêtre : il vit dans la cour sa britchka toute prête qui l’attendait, et Séliphane sur son siège guettant un signe de notre héros pour venir se ranger contre le perron, le recevoir et l’enlever bellement.

Mais il n’était aucun moyen de sortir d’une chambre où un ennemi en fureur guettait son moindre mouvement, et quand, des deux côtés de la porte, se tenaient comme en sentinelle deux patauds qui lui auraient broyé les membres pour ne pas être broyés eux-mêmes par la fureur du maître, en cas de désobéissance ou d’hésitation.

« Ainsi tu ne veux pas finir la partie ? répéta Nozdref avec un visage enflammé.

— Si tu eusses joué comme il convient à un galant homme, bon ; mais à présent je ne peux pas.

— Ah ! tu ne peux pas, lâche ! c’est quand tu vois que la partie est mauvaise que tout à coup tu brouilles le jeu et que tu dis : Je ne peux pas. Ah çà ! rossez-le, » cria-t-il à tue-tête en s’adressant à Porphiri et à Pavlouchka, et lui-même il s’empara d’un fort tuyau de pipe en merisier.

Tchitchikof devint blanc comme son linge. Il voulut dire quelque chose, mais ses lèvres seules remuaient ; sa langue était glacée dans sa bouche.

« Rossez-le ! » criait Nozdref en s’élançant en avant, son tuyau de merisier à la main, tout en feu, tout en sueur comme s’il marchait à l’assaut d’une forteresse inaccessible. « Rossez-le ! » criait-il de la même voix qu’au moment d’un grand assaut véritable, crie à sa compagnie : « Camarades ! en avant ! » un petit sous-lieutenant quelconque, dont la bravoure désespérée est déjà si connue qu’il y a eu ordre de l’arrêter par les bras et par les épaules au moment de la plus grande chaleur du combat. Que faire ? le jeune héros est en proie au vertige guerrier, son imagination est ébranlée ; devant ses yeux s’offre l’image de Souvarof, et la journée aura des gloires pour les vrais braves. « Camarades ! en avant ! » crie-t-il en avançant toujours, sans penser que là où il entraîne du monde, des milliers de canons de fusil sont tenus en joue dans les embrasures de ces murs épais, inaccessibles et qui montent jusqu’aux nues, qu’il va, comme un léger duvet, être emporté dans l’air avec tous ses hommes, et que déjà siffle le globule fatal qui va traverser d’outre en outre la gorge d’où s’échappent ces belliqueuses exclamations.

Mais si Nozdref, ici, représentait assez bien le désespéré sous-lieutenant s’élançant pris de vertige contre la forteresse assiégée, il est juste de convenir, d’une autre part, que le fort, contre lequel il s’avançait si crânement, ne ressemblait en rien à la forteresse imprenable, inaccessible, de mon parallèle. Nous reconnaissons que, bien au contraire, l’homme-forteresse éprouvait une telle frayeur que l’âme lui était descendue sous la plante du pied.

Déjà la table dont Tchitchikof avait espéré se faire un rempart venait de lui être enlevée par l’agression des vils satellites de l’assaillant ; déjà, l’œil clignotant, le courage presque éteint, il allait se résigner, la mort dans le cœur, à faire sur lui-même l’épreuve du tuyau tcherkesse de son hôte, et Dieu sait ce qu’il serait advenu de lui ! mais il plut aux destins de préserver les côtes, les épaules, l’épine dorsale et toutes les nobles et délicates parties de notre héros ; tout à coup tinta, comme du haut des nues, le son aigre d’une clochette de poste ; un bruit de roues roulantes se joignit de plus en plus distinct aux tintements du grelot ; une télègue s’arrêta bruyamment devant le perron, et l’on eut, dans tout l’appartement, l’écho du puissant reniflement et de l’ardente respiration des trois chevaux écumeux qui venaient de s’arrêter au terme d’une course bien fournie.

Tous machinalement regardèrent par la fenêtre ; un homme à moustaches, en surtout demi-militaire, descendit de la télègue. Après deux ou trois brèves questions faites dans l’antichambre, il entra dans la minute même où Tchitchikof, fort mal remis de sa terreur, se trouvait dans la plus détestable situation du monde.

« Qu’il me soit permis de savoir, messieurs, lequel de vous deux est Nozdref, le maître de cette terre ! dit l’inconnu en regardant tour à tour avec ébahissement Nozdref, qui se tenait muni d’un lourd tuyau de pipe comme d’une arme offensive, et Tchitchikof, qui commençait à éprouver un peu plus de calme et à refléter dans son regard une douce lueur d’espérance.

— Permettez-moi, avant tout, de savoir à qui j’ai l’honneur de parler, dit gravement Nozdref en s’avançant vers son interlocuteur.

— Le chef de la police du district, le capitane-ispravnik.

— Et qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je suis venu ici, monsieur, vous déclarer, et vous déclare, en vertu d’un ordre qui m’a été intimé par la justice, que vous êtes sous jugement, c’est-à-dire à la disposition des tribunaux, et resterez dans cette situation jusqu’à ce qu’il soit rendu sentence et arrêt définitif dans le procès qui vous a été intenté récemment.

— Quelle bêtise ! un procès à moi ? une accusation ? Qu’est-ce que c’est donc, au fait, voyons, que cette affaire ?

— Vous êtes impliqué dans l’enquête qui se poursuit au sujet d’une orgie où plusieurs gentilshommes, dans l’état d’ivresse, ont fait violence à Maximof, propriétaire et seigneur ainsi qu’eux, et cela, nommément, en le frappant de verges.

— Vous mentez ! Je n’ai de ma vie aperçu nulle part ce M. Maximof dont vous parlez.

— Mon très-honoré monsieur, permettez-moi de vous faire observer que je suis un ancien militaire, officier ou fonctionnaire public, et justement, à cette heure, dans l’exercice de mes fonctions. Le mot que vous venez d’employer là, vous pouvez sans doute le dire à quelqu’un de vos serfs et non pas à moi. »

Nozdref fit un haut-le-corps superbe ; ses lèvres serrées et son regard braqué fixement sur le magistrat pouvaient faire redouter un éclat, mais sans grande conséquence pour les témoins.

Cependant Tchitchikof n’éprouva nullement la curiosité de voir ce qu’allait répondre son hôte et ami ; satisfait de la diversion, il alla tout doucement s’emparer de son chapeau, puis il se glissa, se dissimula derrière l’édile imperturbable, gagna l’antichambre, le perron, la cour, sauta dans sa britchka, et ordonna à Séliphane de prendre le large, puis de lancer ses chevaux à toute vitesse.

  1. Oukha, soupe aux poissons, bien autrement compliquée que la bouillabaisse provençale. Avec des poissons de choix, on obtient un bouillon exquis. L'Oukha est le nom de l’un des dix chefs-d'œuvre de Krylof le fabuliste, qui sera encore plus grand dans l'histoire de la langue russe que dans celle de la poésie.
  2. Si les estomacs dont parle le poëte étaient chose vénale comme les vins des meilleurs clos de France, il est probable que les Anglais les auraient accaparés en Russie comme le reste, car depuis le XVe siècle jusqu’en 1853, ils avaient réellement le monopole de tout ce que la Russie produit de plus précieux.
  3. Ce nom vient de sabâka, chien. C’était un homme rude, une rude langue. C’est l’interlocuteur qui n’aborde guère les gens qu’en leur marchant sur les pieds. Nous le retrouverons au V et au VIe chant.
  4. L’arkhalouk à petit collet droit, coupe perpendiculaire à agrafes sur la poitrine, taille bien prise, robe à plis, qui ne descend qu’aux genoux ; la coupe en varie peu. Tous ces costumes sont décrits dans notre édition des Mémoires d’un seigneur russe.
  5. Balyk, dos d’esturgeon sauré (séché à la fumée), objet de grande spéculation sur les bords du Volga.
  6. Aucun peuple au monde ne s’entend mieux que les Russes à construire ces baraques foraines, ces cirques, ces théâtres improvisés, et à les faire disparaître en un tour de main.
  7. Le mordache est un dogue assez recherché en Russie ; on l'appelle presque toujours mordachka (terminaison amicale) parce qu'on le trouve mignon de caractère, malgré sa physionomie hargneuse.
  8. Se mettre à fondre les balles est à peu près synonyme de : dire des folies ébouriffantes. On raconte que, dans une ancienne maison de fous de Moscou, se trouvait un homme qui avait conspiré, et qui avait échappé à la prison et au supplice par le fait d'une aliénation mentale. Pendant près de cinquante ans qu’il vécut en cet état, il avait toujours l’air très-fatigué, venant, à son compte, de fondre des balles en nombre fabuleux, ou très-pressé d'aller à ses affaires, c'est-à-dire fondre des balles, et tous ses camarades de préau s'expliquaient très-sérieusement en ce sens ses lassitudes ou sa marche précipitée. De là peut-être ce mot de fondre des balles pour déblatérer, gasconner à outrance.
  9. 10 000 roubles assignats certainement ; c'est-à-dire plus de 10 000 fr.
  10. Nous disons en écume de mer, puisque le mot est reçu, de l’aveu même du poëte philologue qui a chanté chez nous l’art de fumer.
  11. Vodka est le nom le plus général de l’eau-de-vie russe.
  12. Fétiouk, appellation injurieuse pour un homme ; ce mot dérive du θ des Russes emprunté, dans le Xe siècle, au θ des Grecs. Il parait que décidément cette lettre est regardée jusqu'à ce jour, et depuis bien longtemps en Russie, comme très-inconvenante, bien qu'indispensable en une foule de mots où l’on ne peut pas la remplacer par la lettre russe qui a valeur de l’f latin, encore une lettre d’importation étrangère et fort peu en faveur dans le langage, mais qui, du moins, n'est pas malséante comme le θ d'origine grecque.
  13. La broudastaïa est une espèce de chien de chasse d’une laideur accomplie, qui n’a peut-être pas d’analogue hors de Russie.
  14. L’expression Tu auras un talamaque dont nous n’avons pas réussi à trouver la signification ou l’origine, est traduite, dans d’autres éditions, par Compte là-dessus. [Note des correcteurs.]
  15. Ce mot, qu’on a déjà vu, désigne un tuyau de pipe à l’orientale, souvent long de deux mètres.
  16. Le jeu russe est de douze pions de chaque côté, trois lignes de quatre chacune ; de là chaque pion poussé a une bien autre importance qu’au jeu polonais dont on fait usage en France.