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Les Âmes mortes/I/5

La bibliothèque libre.
Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 134-168).


CHANT V.

SABAKÉVITCH.


Notre héros et Séliphane et le troïge fuient en toute hâte, tous également mécontents, par des motifs divers, de la redoutable hospitalité de Nozdref. — Rencontre d’un fougueux attelage de six chevaux, tirant une élégante calèche. — Choc terrible des neuf bêtes. — Plusieurs paysans accourent ; en une demi-heure de travail l’ordre est rétabli. — La calèche croise la britchka et Tchitchikof reprend sa route, entièrement distrait de ses récentes terreurs. — Il fait des réflexions du genre le plus positif sur la ravissante jeune demoiselle qu’emportait la calèche et qu’il avait contemplée avec extase. — La raison chez lui l’emporte toutefois de beaucoup sur la poésie de ces angéliques et fortuites apparitions. — Il s’aperçoit qu’il est sur les terres de Sabakévitch. — Il arrive à la maison du maître. — Il est reçu par Sabakévitch et présenté à madame, comparse qui trône en reine, et, le plus souvent, se tait en esclave. — Tchitchikof, pour entretenir inoffensivement la conversation, tente de louer ses illustres connaissances de la ville. — Autant sont nommées, autant sont mises en quartiers par l’homme dont la langue n’est pas moins terrible que les pieds. — On se met à table ; Sabakévitch, à propos des mets qu’il sert, fait un tableau très-fâcheux de la cuisine des autres. — Chez lui, il est vrai, tout est de première qualité et en surabondance. — Il vend à notre héros toutes ses âmes mortes de serfs mâles à deux francs soixante centimes, après en avoir demandé cent francs, puis cinquante, puis trente, et il propose les âmes mortes femelles, et, sur le refus de Tchitchikof, il dit : « C’est juste ; l’un aime le pope, l’autre aime la popesse. » — Les terres de Sabakévitch, le bourru accommodant, sont contiguës à celles d’un homme très-riche, nommé Pluchkine, chez qui Tchitchikof va se rendre, attiré par tout le mal qu’on dit du richard. — Éloge de l’idiome russe.


Notre héros, nous en convenons de bonne grâce, avait éprouvé une de ces terreurs blanches dont on ne revient pas vite, et, quoique son troïge allât à fond de train, quoique le village de Nozdref fût depuis longtemps hors de vue, caché là-bas derrière des plaines, des plis de terrain, des collines et des bocages, il regardait toujours avec frayeur, comme s’il s’attendait à être vivement poursuivi. Il respirait avec peine, et, ayant essayé de se rendre compte de ce qui se passait en lui, en glissant sa main droite au-dessous de son sein gauche, il sentit que le cœur lui battait comme se débat une pauvre caille méchamment emprisonnée dans une cage. « Eh ! quel bain il nous a fait prendre ! voyez un peu cet enragé ! » Et il y eut en outre, dans ce peu de paroles prononcées à intermittences, beaucoup de sous-entendus à l’adresse de Nozdref, en fait d’imprécations bien lourdes, bien terribles, qui n’eussent pu s’exprimer que par des mots inconnus même à nos plus gros dictionnaires… Que faire ? Il était Russe, et, de plus, fort en colère. Ajoutons qu’en cette affaire il n’avait pas eu lieu de rire. « Ce qu’il y a de sûr, se dit-il à lui-même, c’est que, sans ce M. l’ispravnik, je ne serais peut-être déjà plus de ce monde. Je serais disparu comme le globule d’air qui s’élève au fond de l’eau sans laisser de trace : sans héritiers, sans postérité, sans laisser à mes futurs enfants ni patrimoine ni bonne renommée. » Notre héros avait une grande sollicitude pour sa postérité.

« Pouah ! le vilain monsieur ! se disait à lui-même Séliphane ; je n’ai jamais vu, Dieu merci, un pareil bârine ! C’est à ce point que, pour sa conduite, je lui aurais volontiers craché sur l’éperon. Ne donne pas à manger à un homme, bon ! c’est un homme, il avisera ; mais tu dois nourrir le cheval, parce que le cheval… le cheval aime l’avoine ; c’est sa satisfaction à lui. L’avoine est pour le cheval ce qu’est pour nous la pitance : pain, sel, oignon et chou tout ensemble. »

Les chevaux, de leur côté, n’emportaient pas non plus de bons sentiments à l’égard de Nozdref ; non-seulement le Bai et le Président, mais le Tigré aussi, tous étaient dans une disposition qui faisait peu d’honneur à l’hospitalité de Nozdref. Il est pourtant vrai de dire, quant au Tigré, qu’il recevait ordinairement pour sa part une avoine moins choisie, et que Séliphane ne la versait jamais dans l’auge sans lui dire : « Hé ! lâche, tiens, tu ne vaux pas cela ! » Mais pourtant c’était de l’avoine et non pas de simple foin. Il la mangeait avec plaisir, et quelquefois il parvenait à fourrer son long museau dans les auges des camarades pour voir quelle était leur victuaille, et cela surtout quand Séliphane n’était pas dans l’écurie. Chez Nozdref, du foin toute la nuit, et le matin rien que du foin ! c’était mal, très-mal ; et tous étaient à bon droit mécontents.

Mais bientôt tous ces mécontents rêvasseurs et fugitifs éprouvèrent une forte et soudaine diversion ; tous, à un choc terrible, fermèrent à la fois les yeux, et les rouvrirent aussitôt plus grands que de coutume : une calèche attelée de six chevaux avait fondu sur eux comme l’ouragan, et ils entendaient, comme au-dessus de leur tête, des cris de dames qui partaient de l’intérieur de l’équipage aristocratique, et Séliphane, en particulier, était en butte aux rudes gronderies et aux menaces d’un cocher inconnu : « Ah ! misérable, ah ! brigand, je te crie à tue-tête de tirer à hue… Corbeau maudit ! tu es donc sourd et aveugle quand tu es soûl, va-nu-pieds, heim ! »

Séliphane, sans doute, comprenait l’énormité de sa faute ; mais, comme le Russe n’aime pas à reconnaître ses torts devant ceux qui ont à se plaindre de lui, il fit bonne contenance, et, de son côté, cria de tout son gosier : « Eh ! toi, comment te lances-tu à fond de train sans regarder à rien ? As-tu laissé tes yeux en gage au cabaret ? » Après cela il se mit en devoir de tirer en arrière la britchka pour se dégager, de cette manière, de l’attelage étranger ; mais l’opération était difficile, car tout s’était terriblement enchevêtré. Le Tigré humait avec une curiosité charmante les nouveaux camarades qui se trouaient resserrés contre lui à droite et à gauche.

Au milieu de cette bagarre, les dames qui étaient assises dans la calèche regardaient tout cela d’un regard effaré. L’une était une vieille au nez pointu, aux lèvres minces, très-entoilettée, visiblement très-prétentieuse et très-nulle, une duègne à l’air éternellement piqué. L’autre était une jeune personne de quelque seize ans, aux cheveux d’or lissés avec art sur une jolie petite tête de noble demoiselle. L’ovale de son visage, avec la forme d’un œuf, en avait la fraîcheur, la transparence, la blancheur, le lustré mat, qualités qu’on remarque dans les œufs frais pondus, qu’élève entre deux doigts la main calleuse de la femme de charge pour voir briller au travers les rayons du soleil ; ses fines oreilles aussi avaient une merveilleuse diaphanéité, qui s’imprégnait d’une chaude et purpurine lumière. Ajoutez que la frayeur qui se peignait sur ses lèvres demeurées entr’ouvertes et dans ses yeux prêts à s’injecter de larmes, tout cela, en elle, était si gentil et d’un effet si gracieux, que notre héros la regarda pendant quelques minutes sans prêter la moindre attention à l’esclandre qui venait d’avoir lieu entre les chevaux et les cochers.

« Ôte-toi donc de là, corbeau nijégorodien ! » criait le cocher étranger. Séliphane tira vigoureusement à lui les guides ; le cocher étranger en fit de même ; les chevaux reculèrent de quelques pas en arrière, et de nouveau se rapprochèrent en embrouillant de plus en plus les courroies.

À cette occasion, le cheval tigré fut si content de ses nouvelles connaissances, qu’il eût voulu ne plus sortir de presse, et, remerciant le destin de l’aventure, il posa amoureusement son long museau sur le cou d’un de ses nouveaux compagnons, et il semblait lui chuchoter beaucoup de drôleries que l’autre, de son côté, paraissait écouter avec un sensible plaisir, car il remuait à chaque instant les oreilles.

La bagarre dura assez longtemps pour qu’il pût accourir un certain nombre de paysans qui, par bonheur, n’étaient pas fort éloignés de là.

Un pareil spectacle est une vraie bénédiction pour le paysan russe ; c’est quelque chose comme, pour l’Allemand, le club et les gazettes ; il se fut bientôt assemblé autour de l’équipage toute une cohue. Il ne resta au village que les très-vieilles femmes et les tout petits enfants.

Les courroies furent relâchées ; quelques petits coups donnés du plat de la main sur le museau du Tigré l’engagèrent à reculer de deux pas ; bref, on désenchevêtra les deux attelages. Mais, soit dépit de la part des chevaux de la calèche de ce qu’on les avait si vite séparés de leurs trois nouveaux camarades, soit tout bonnement folle obstination, leur cocher avait beau faire claquer son fouet autour des oreilles et leur en caresser les flancs, ils restaient immobiles et comme pétrifiés. L’intérêt redoublait aux yeux des bons villageois ; il y avait émulation d’activité et de bons conseils ; l’un d’eux paraissait avoir voix prépondérante en de tels incidents ; il cria d’un ton rempli d’autorité : « Çà, voyons, toi, Andréouche, prends au mors le bricolier et le fais avancer, et toi, père Mitiaï, enfourche-moi le timonier ! » Aussitôt le père Mitiaï, qui était un grand maigre à barbe rousse, grimpa sur le timonier, et fit l’effet, les uns disaient d’un clocher de village, d’autres disaient du croc aux seaux, c’est-à-dire de la longue perche, terminée par un crochet, au moyen de laquelle on tire l’eau des puits à la campagne.

Le cocher cingla de quelques petits coups de fouet le flanc de ses bêtes ; mais rien, toujours rien, et le père Mitiaï ne fut d’aucun secours. « Un moment, un moment ! cria le grand ordonnateur piqué au jeu, toi, père Mitiaï, passe-moi lestement une jambe sur le bricolier, car voici, justement à point, l’oncle Miniaï qui va m’enfourcher le timonier, et vous verrez la fête ! » L’oncle Miniaï, grand, gros gaillard à larges épaules et à barbe noire de jais, à bedaine rebondie comme un samovar monstre qui serait destiné à préparer la décoction bouillante de miel et réglisse[1] pour tout un marché transi de froid, l’oncle Miniaï, disons-nous, se mit très-volontiers à califourchon sur le timonier, qui fléchit presque jusqu’à terre sous le fardeau.

« À présent ça ira, crièrent les moujiks.

— Fouaille-moi, fouaille-moi vertement l’Isabeau, cocher ! dit l’ordonnateur villageois, et pique même ce drôle qui est fort comme le roc et qui se permet de rager sur place comme le coramora[2]… Ah ! je… »

Mais, voyant que le poids du cavalier et le fouet et les cris rétablissaient l’immobilité au lieu de produire le mouvement, le père Mitiaï et l’oncle Miniaï s’installèrent tous deux sur le timonier, et Andréouche grimpa aussitôt sur le bricolier. Il y eut un petit piétinement instantané, après quoi l’immobilité fut plus désespérante que jamais. À la fin le cocher, perdant patience, chassa de devant lui l’oncle Miniaï et le père Mitiaï, et il était temps, car déjà ses pauvres bêtes étaient en nage, exactement comme s’il leur eût fait franchir un relais tout d’une haleine au grand galop. Il leur accorda une minute de repos, après quoi elles partirent d’elles-mêmes.

Pendant tout le temps que dura cette scène, Tchitchikof n’eut d’yeux que pour la jeune demoiselle inconnue. Il essaya, à plusieurs reprises, de lui adresser la parole pour entendre sa voix, mais il lui fut impossible d’en trouver l’occasion ; la dame porte-respect entendait merveilleusement son service. Les chevaux de ces dames se mirent tout d’abord au grand trot ; la jolie tête à l’ovale délicat, la ravissante personne aux traits fins, à la taille de guêpe, au sourire enchanteur, disparut dans un lointain confus, comme une gracieuse vision dans les nues, et il resta une route poudreuse, une britchka poudreuse, le troïge connu de nos lecteurs, Séliphane, Tchitchikof, la platitude et le vide des champs d’alentour.

Contraste trop ordinaire : partout dans la vie, en un lieu quelconque, sur tous les degrés inférieurs si rudes, si ignoblement sales et si hideusement pauvres de la société humaine, et au milieu de toutes les classes supérieures si fâcheusement propres et si uniformément lisses et froides, partout, disons-nous, il se rencontre sur la route de l’homme une apparition qui ne ressemble point à ce qu’il avait eu occasion de voir jusqu’alors ; apparition qui éveillera, cette seule fois peut-être, un sentiment différent de ceux qu’il lui était réservé d’éprouver toute sa vie. Partout, à travers quelques-uns des chagrins dont notre existence est tissue, jaillit un vif éclair de joie. Ainsi il arrive quelquefois qu’un brillant équipage aux harnais dorés, au fringant attelage, aux portières à panneaux armoriés que surmontent des glaces du plus pur cristal, traverse quelque misérable village, perdu loin de tout chemin fréquenté, où, de vie d’homme, on n’a vu d’autre véhicule que la charrette primitive, la modeste téléga, et longtemps encore les villageois se tiennent bouche béante et tête découverte, que déjà le merveilleux carrosse, roulant toujours sans secousse, sans bruit, avec une rapidité fantastique, a tout à fait disparu à leurs yeux interdits.

C’est ainsi que la blonde apparition de tout à l’heure s’est évanouie dans l’espace. Qu’il se fut trouvé là, au lieu de Tchitchikof, un jouvenceau de quelque vingt ans, hussard, uhlan, étudiant, un néophyte, un récipiendaire quelconque de la vie, et, grand Dieu ! que ne se serait-il pas éveillé, agité, enflammé en lui ! Certes, il serait resté longtemps immobile et comme ensorcelé, l’œil plongé dans un lointain imperceptible à d’autres regards, oubliant la route qui lui reste à faire et l’heure avancée, et les reproches que lui attirera son retard, oubliant le service ou l’université, la famille, le monde réel et tout ce qu’il comporte de devoirs et de nécessités, s’oubliant lui-même complètement avec tout ce qui n’est pas la blonde apparition évanouie.

Mais notre héros était déjà entre deux âges, et d’un caractère froid et circonspect ; il devint pensif, symptôme chez lui, non de folie, mais de sagesse. Il songeait habituellement à quelque objet grave, et ne se laissait point aller au vague des idées ; il raisonnait plus volontiers de toute chose en homme positif :

« Charmante petite créature… charmante ! dit Tchitchikof en ouvrant posément sa tabatière et en se délectant avec lenteur d’une prise de tabac, tandis que la britchka escaladait au pas une montée ; mais, au fait, qu’y a-t-il en elle de principal à considérer ? Ce qui est bien certain, c’est qu’évidemment elle vient de sortir de son pensionnat ou de quelque institut impérial ; c’est qu’il n’y a rien dans sa personne des manières de la femme, c’est-à-dire de ce qui, dans la femme, nous choque et nous déplaît, même à notre insu, et quand nous faisons montre du contraire. Elle est, jusqu’à ce jour, comme un enfant ; tout en elle est encore assez près de la nature ; elle dit ce qu’elle pense ; elle rit là où elle se sent en disposition de rire. On peut encore faire d’elle tout ce que l’on veut : elle peut devenir une merveille, une femme modèle ; elle peut aussi tourner à rien, et il y a mille pour un à parier qu’elle tournera à rien qui vaille : les mamans et les tantes vont se mettre cordialement à leur besogne traditionnelle, qui consiste à former l’enfant à leur image et ressemblance, croyant, de très-bonne foi, non pas dénaturer l’image de Dieu, mais achever, perfectionner l’œuvre du créateur.

« En un an de ce travail de mine, elles auront tellement creusé, fouillé, redressé, courbé, émondé, que le père lui-même ne pourra plus reconnaître sa fille, et il croira de son devoir d’admirer le beau résultat de tant de soins. Viendront, pour celle qui cesse heureusement d’être une enfant, la dissimulation, l’afféterie, l’orgueil ; la jeune personne, devenue ainsi grande demoiselle, ne fera plus un geste ni un mouvement que d’après certaines instructions ; elle devra à chaque instant s’arrêter et penser avec qui et comment, et jusqu’à quel point, elle doit et peut parler, qui et de quel regard elle doit regarder ; elle craindra, à chaque minute, de dire plus ou autrement qu’il ne convient, et de s’embrouiller ridiculement entre le faux qui l’assiége et le vrai qui la sollicite de jour en jour plus faiblement, et elle finira par ne plus faire autre chose que mentir toute sa vie et de toute l’économie de sa personne ; de tout cela, il ressortira ce qui plaît au diable !… »

Ici Tchitchikof se tut quelque temps, après quoi il ajouta, toujours à demi-voix et se parlant à lui-même :

« Mais il serait curieux et intéressant de savoir qui elle est, quel est son père, si celui-ci est un riche propriétaire d’un caractère honorable, ou bien tout simplement un brave homme possesseur d’un capital acquis au service… hum !… C’est qu’au fait, s’il était donné pour dot à cette charmante petite quelque chose comme deux cent mille roubles, cela pourrait devenir un morceau assez appétissant, et la possession pleine et entière de ce morceau devrait assurer le bonheur d’un honnête homme. »

Ces deux cent mille roubles se dessinaient si attractivement à l’imagination de notre sage héros, qu’il commença, dans les intimes profondeurs de son âme, à se fâcher contre lui-même de n’avoir pas su profiter de la bagarre pour demander au postillon ou au cocher de la calèche quelles aimables voyageuses il menait là.

Bientôt, cependant, le village de Sabakévitch s’étant montré donna un autre cours aux pensées de Tchitchikof, et les ramena à leur objet exclusif. Le village lui sembla être assez considérable ; deux bois, l’un de bouleaux, l’autre de pins, l’un sombre de teinte, l’autre plus clair, s’échappaient à droite et à gauche comme deux ailes gigantesques. Au cœur de l’ensemble on voyait s’élever une maison de bois à mezzanine, à toits rouges et à murailles peintes à la colle en gris foncé, une maison enfin dans le genre de celles qu’on bâtit pour les militaires ou les colonies allemandes. Il était évident seulement que, pendant la bâtisse, l’architecte avait été continuellement aux prises, non pas avec le manque de fonds, mais avec les goûts du maître de cette maison. L’architecte devait avoir été entêté de symétrie, le maître, de bonne et commode distribution des appartements ; et on voyait que celui-ci n’avait pas tarder à claquemurer, d’un côté, toutes les fenêtres percées par l’obstination de l’artiste, et à en percer lui-même une toute petite, suffisante pour aérer une pièce qui, probablement, était son garde-manger, pièce qu’il voulait grande et sous la main, et non pas petite et éloignée de l’appartement. Le fronton ne répondait pas au milieu de la façade : c’est que, malgré toutes les réclamations de l’architecte, le maître de la maison fit, de son autorité de maître, abattre, d’un côté, une colonne sur quatre qu’exige impérieusement, pour les colonnes, la règle d’un nombre pair ; et l’artiste vit avec douleur ce trait de vandalisme steppien, sa façade rendue boiteuse et borgne par l’impitoyable égoïsme d’un ignare, esclave de ses habitudes et despote dans la moindre de ses volontés.

La cour de la maison était ceinte d’une grille en bois, d’une force et d’une épaisseur sans exemple. Il est à croire que le seigneur de ce domaine était du moins grand partisan de la solidité. On avait employé pour les écuries, les remises, les hangars et la cuisine, des poutres du premier choix, d’un si fort diamètre qu’il y en avait là pour un siècle à ne s’inquiéter que du feu. Les chaumières des paysans pouvaient de même braver l’action du chaud, du froid et de l’humide. Là, point de faux murs, point de rebords en planches tailladées en arabesques, point de fioritures, point d’avances faites à l’œil du passant, point de complaisance à la niaiserie villageoise ; tout était carrément posé et fortement relié dans les conditions austères du besoin et de la durée. Il n’y avait pas jusqu’au puits qui était garni, de haut en bas, d’un encaissement en superbes rondins du meilleur chêne, tel qu’il est dans l’usage d’en employer presque exclusivement pour les moulins et pour les vaisseaux de l’État. Bref, en quelque lieu que Tchitchikof portât ses regards, il vit toute chose lui offrir l’indice incontestable de la solidité, du bon état d’entretien, d’un genre d’ordre, si l’on veut, un peu dur, un peu lourd, mais rationnel et digne d’attention.

En tournant pour se ranger de flanc devant le perron, il entrevit, à l’une des fenêtres, deux figures qui regardaient : une figure de femme en bonnet, tête étroite et longue affectant la forme du concombre, et une figure d’homme, visage à large surface, comme les citrouilles de Moldavie appelées gorlianki, dont l’écorce sert, en Russie, à faire des balalaïki petites guitares primitives, à deux cordes, l’ornement et la joie de tout élégant jouvenceau russe, clignoteur et siffloteur, clignant de l’œil et sifflotant, la bouche en cœur, pour toutes les jeunes filles aux tresses d’or, au cou et à la gorge de lis, qui s’assemblent si volontiers pour écouter son modeste et doux trin, trin, fron, fron, fron.

Les deux figures qui regardaient s’étaient, au même instant, rejetées en arrière pour n’être pas aperçues. Sous le perron couvert parut un laquais en veste grise à collet droit, de drap bleu clair ; ce fut lui qui introduisit Tchitchikof dans la pièce d’entrée, où apparut en même temps le maître de la maison. À la vue du visiteur, il lui dit sans autre compliment : « Je vous prie, » et il l’introduisit dans les appartements.

Tchitchikof jeta un coup d’œil rapide sur Sabakévitch, qui, vu ainsi chez lui, comme hôte, lui fit, cette fois, à peu près l’effet d’un ours de moyenne grandeur. Ce qui contribuait beaucoup à la ressemblance, c’est que l’habit qu’il portait était fourré et pelucheux, que les manches en étaient larges, que le pantalon, fait de la même étoffe, était long, que lui-même marchait en se balançant de droite à gauche, en appuyant sur le plancher, et, trop souvent, sur les pieds du prochain de manière à lui faire crier miséricorde.

Son teint était très-analogue à la couleur d’un sou de cuivre rouge neuf, que le balancier aurait manqué au point d’en faire une pièce de rebut lancée pourtant dans la circulation, et d’autant plus remarquée. On sait que dans le monde il y a un assez grand nombre de ces visages que la nature semble avoir formés dans de certains moments de somnolence ou d’humeur contre la société, sans se donner la peine de recourir à son bel outillage : fins ciseaux, limes cintrées, vilebrequins, etc., etc. Là elle sembla avoir procédé à tour de bras, la hache à la main ; deux coups ont fait le nez, un troisième la bouche, une tarière a percé les yeux… et, sans passer aucune espèce de rabot ni de doloire sur l’ensemble, elle a mis cela au monde pour que cela vive, et cela vit. Ce qui frappait dans Sabakévitch c’est un visage très-propre à rappeler l’idée d’une de ces distractions de la nature ; il le tenait plutôt incliné vers le plancher qu’élevé vers les corniches ; et, de plus, il avait le cou roide, court, sans aucune élasticité, ce qui était cause qu’au lieu de regarder ceux avec qui il s’entretenait, il avait les yeux comme attachés soit à un poêle, soit à une porte ouverte ou fermée. Tchitchikof le regarda encore une fois à la dérobée, au moment où ils passaient dans la salle à manger ; c’était, je dis, un ours, un ours accompli ! Le monde est bien obligé de chercher de telles analogies ; aussi l’appelait-on généralement, dans le pays : Mikhaïl Séménovitch[3].

Connaissant l’habitude de Sabakévitch de marcher sur les pieds d’autrui, il n’avançait les siens qu’avec de grandes précautions, et lui livrait un large passage. Au reste, lui-même, sachant qu’il était sujet à faire crier les imprudents, lui demanda s’il ne l’avait pas incommodé. Tchitchikof le remercia de cette attention en lui assurant qu’il n’y avait eu, jusqu’à ce moment, aucune incommodité.

En entrant au salon, Sabakévitch montra un fauteuil à son visiteur et lui dit son mot : « Je vous prie. » Tchitchikof, en prenant place, jeta un coup d’œil sur de grandes lithographies coloriées, suspendues aux parois en guise de tableaux ; ces estampes, solidement encadrées, représentaient les grands capitaines de la Grèce moderne : c’étaient Botzaris, Miauli, Kanaris et le fier Maurocordato, en uniforme, à grands pantalons rouges et en lunettes. Ces héros ont tous des cuisses et des moustaches d’un développement si extraordinaire, que cela faisait frémir rien que de les regarder seulement en gravure. Puis, à part, au-dessus du canapé, venait un portrait de la fameuse héroïne grecque Bobélina, dont une jambe seule était plus volumineuse que tout le corps de n’importe lequel des petits-maîtres qui pullulent aujourd’hui dans nos salons.

Le maître de la maison, étant lui-même un homme de remarquable corpulence, avait probablement voulu que cette chambre fût ornée de personnages taillés en hercules. Explique après cela qui pourra comment était venu tomber, au milieu de ces athlètes, un portrait du bon prince Bagration, représenté très-maigre et très-chétif, avec ornements de petits drapeaux et de petits canons en trophée, dans un cadre mesquinement étroit. Non loin de l’illustre Bobélina, près de la fenêtre, était accrochée une cage occupée par un gros merle très-noir, mais moucheté de blanc, qui regardait de biais et en dessous ; ce qui faisait penser : « Tel maître, tel merle. » L’hôte et son visiteur eurent à peine gardé le silence trois minutes que la porte du salon s’ouvrit pour introduire la dame du logis, femme de très-haute stature, en bonnet à larges rubans qu’on lui avait reteints, selon toute apparence, dans la buanderie de la maison. Elle entra d’un pas fort grave, et tenant la tête droite comme un palmier. Tchitchikof, sans se bien demander pourquoi, chercha des traits grecs dans le visage de la dame. Pourquoi n’y aurait il pas eu dans cette chambre M. et Mme Colocotroni, par exemple ?

« C’est ma Phédoulia Ivanovna, » dit Sabakévitch.

Tchitchikof s’avança aussitôt devant Phédoulia Ivanovna pour lui baiser la main, et celle-ci, par distraction peut-être, fit un mouvement vif dans lequel cette main toucha à la fois les lèvres et les dents du monsieur, qui eut ainsi l’occasion de savoir que Mme Sabakévitch se lavait les mains dans l’eau des concombres salés, ce qui est, dit-on, très-bon pour la peau.

« Mon ange, je te recommande Pâvel Ivanovitch Tchitchikof, reprit Sabakévitch ; j’ai eu l’honneur de faire la connaissance de monsieur chez le gouverneur et chez le directeur de la poste. »

Phédoulia Ivanovna ne dit que le mot habituel de son mari : « Je vous prie, » et elle accompagna cette invitation de s’asseoir d’un mouvement de tête qui rappelle un geste familier aux comédiennes à qui il arrive de représenter les reines. Puis elle s’assit sur le divan, s’enveloppa la taille de son mouchoir de mérinos, et, de ce moment, tout en elle demeura immobile, jusqu’aux sourcils et à la prunelle de l’œil.

Tchitchikof de nouveau promena ses regards sur les parois, de nouveau admira les énormes jambes et les interminables moustaches de Kanaris, la taille athlétique de l’héroïne Bobélina, et le merle qui était tout pensif dans sa cage.

Il régna, pendant près de cinq minutes, un silence général ; puis on fut presque distrait par quelques coups de bec que le mauvis[4] donnait au fond de sa prison de bois pour attraper des grains de blé. Tchitchikof fit une troisième revue des objets de la chambre, et il eut le plaisir de reconnaître pour un bureau couvert un très-gros meuble de noyer monté sur quatre gros pieds massifs tout contournés, qui, avec le dessus cintré qu’on pouvait abaisser et relever à volonté, avait aussi quelque chose de l’ours. Table, fauteuils, chaises, tout était lourd et incommode ; chaque objet, jusqu’au poêle massif et aux portes massives, semblait dire : « J’ai de qui tenir ; j’appartiens et je ressemble à Sabakévitch, notre maître. »

« Nous avons parlé de vous chez le président de cour, chez Ivane Grégorévitch, dit à la fin Tchitchikof, voyant que ses hôtes n’entameraient pas la conversation ; c’était jeudi dernier ; nous avons passé le temps fort agréablement.

— Je ne suis pas allé ce jour-là chez le président, répondit Sabakévitch.

— C’est un charmant homme.

— Hein ! qui ça est charmant ? dit Sabakévitch en regardant son poêle comme certains regardent au miroir.

— Le président.

— Cela vous a paru ainsi, à la bonne heure ; en réalité, c’est un imbécile tel que le monde n’en avait jamais vu. »

Tchitchikof fut un peu étourdi d’une opinion si vivement formulée ; mais, pensant que Sabakévitch avait peut-être quelque sujet de rancune contre le président, il ajouta :

« Sans doute, comme nous tous, il n’est pas sans quelque petite faiblesse ; mais le gouverneur, voilà un homme excellent !

— Le gouverneur, un homme excellent !

— Eh oui, n’est-il pas vrai que c’est un esprit droit, un cœur loyal et grand ?…

— Comme brigand, j’en conviens, il n’a pas son pareil !

— Y pensez-vous ? le gouverneur, un brigand ! dit Tchitchikof éperdu, ne pouvant comprendre que le gouverneur pût être appelé brigand. Je ne l’aurais jamais pensé, je l’avoue, et permettez-moi de vous faire observer qu’il y a, dans ses mœurs et ses habitudes, beaucoup de choses qui porteraient plutôt à le supposer doux et simple. »

Et il allégua pour preuve les dessous de chandeliers, les dessus de tabourets et les bourses qu’il brodait de ses propres mains, et l’expression souriante des traits de son visage.

« Les traits de son visage aussi sont d’un brigand ! Donnez-lui un couteau et lâchez-le sur la grand’route, il assassinera, oui, il assassinera s’il y a pour lui cinq roubles à gagner ; lui et le vice-gouverneur, c’est Gog et Magog. »

Tchitchikof pensa qu’il avait aussi quelque différend secret avec le vice-gouverneur, et, pour trouver une sorte de terrain neutre, il prit le parti de le faire parler du maître de police, avec qui il avait semblé être en bonnes relations :

« Au reste, dit-il, je vous dirai que, quant à moi personnellement, l’homme de la ville qui me plaît le plus, c’est toujours le maître de police, parce que celui-là, du moins, a un caractère ouvert et un cœur droit. À sa seule physionomie on reconnaît le galant homme.

— On voit l’insigne larron ! c’est un homme qui vous trompe, vous trahit sans aucun scrupule, et, le même jour, dîne gaiement à votre table. Eh ! je les connais tous à fond, et tous pour des voleurs ; la ville est ainsi composée : un coquin appuie l’autre coquin, puis il le fait tomber lourdement, si l’autre ne l’a pas prévenu à temps. Chez eux les Judas ne vont pas tous se pendre, mais le Christ est toujours vendu. Un seul là dedans est… passable ; c’est, si vous voulez, le procureur, et, pour dire même toute la vérité, celui-là aussi est un être ignoble. »

Après ces biographies apologétiques exprimées en si peu de mots, Tchitchikof vit bien qu’il n’y avait pas à lui parler des autres fonctionnaires, et il prit bonne note en lui-même que Sabakévitch n’était pas pour les longs panégyriques.

« Eh bien ! mon cœur, nous allons dîner, dit à Sabakévitch sa tendre épouse.

Je vous prie, » dit à son ordinaire Sabakévitch en montrant sur la table un grand plateau.

Le maître de la maison et son hôte burent chacun un verre d’eau-de-vie ; ils mangèrent un antecœnium, comme il est d’usage dans toute la vaste Russie, ville ou campagne, dégustation composée de salaisons et de toutes sortes d’apéritifs énergiques ; et ils suivirent dans la salle à manger la dame du lieu, qui les précédait en glissant gravement, à peu près comme une oie qui navigue sur l’étang d’un jardin.

Nous étions trois, et il y avait sur la table quatre couverts. À peine étions-nous dans la salle, qu’il apparut, pour occuper la quatrième place, une figure étrange de dame ou de demoiselle, parente, femme de charge, ou duègne, ou dame de compagnie, ou tout cela, je ne sais ; mais enfin, une femme de quelque trente ans, qui vivait dans la maison, était coiffée en cheveux bouclés, et drapée d’une robe bariolée. Il y a comme cela, dans le monde, des êtres qui subsistent, non comme un objet, mais comme un accident, verrue, ou tache, ou agrément, sur les objets. Ces êtres occupent toujours une même place, n’ont qu’une manière de porter la tête, et font l’effet d’une meule ; vous pensez que de leur bouche il ne sort jamais un mot, une syllabe ; mais allez un peu à la chambre des filles, à l’office, à la lingerie… et vous me direz après cela si elles ont une langue : ho ! ho !

« Les choux, mon âme, sont excellents aujourd’hui ! dit Sabakévitch après avoir mangé la soupe aux choux, et en se versant d’un plat dans son assiette un énorme quartier de niania, mets délicat qui consiste en une poitrine de mouton farcie d’un bon gruau de sarrasin, de cervelles et de pieds de veau. Tenez ! voici une niania, reprit-il en s’adressant à Tchitchikof, comme vous n’en trouverez pas à la ville ; là, le diable sait ce qu’on vous sert.

— Chez le gouverneur, pourtant, la table est assez bonne, dit Tchitchikof.

— Mais, savez-vous comment se fait la cuisine chez lui ? Non, vous ne le savez pas ; si vous le saviez, vous n’auriez plus envie de manger.

— Je ne sais pas comment se fait sa cuisine, je ne peux donc pas en parler ; mais je sais que les côtelettes de porc frais et le poisson à la sauce rousse sont très-appétissants chez lui.

— Moi je sais ce qu’on prend pour sa table au marché ; celui qui fait ses provisions, c’est sa canaille de cuisinier, qui a appris de belles choses dans un restaurant français ; ces gens-là vous écorchent un chat et vous le servent en civet ; vous croyez manger du lièvre.

— Quelle horreur ! Pourquoi dire cela ? observa Mme Sabakévitch, visiblement le cœur sur les lèvres.

— Ah ! ma chère âme, je n’invente pas ; c’est ainsi que cela se fait chez eux ; c’est la même histoire chez tous, vois-tu. Tout ce qui chez nous est de rebut, tout ce que notre Akoulka jette, révérence parler, dans le baquet aux ordures, tout cela chez eux va dans la soupe. Oui, tel est leur potage. Va un peu, va goûter leur consommé ; il est gentil, le consommé !

— Je ne dis pas, cher pigeon ; mais, à table, tu racontes toujours de ces choses…

— Mais, mon ange, songe donc, si je faisais moi-même ces choses-là… Tu m’entends au contraire toujours dire qu’on ne me fera pas manger des ordures. Des grenouilles, par exemple, des grenouilles, tu aurais beau me dire que c’est plus délicat que le poulet… tu me les présenterais sous une enveloppe de sucre glacé, tu ne m’en feras pas mettre une dans la bouche… Et les huîtres, hein ! les huîtres, nous savons à quoi elles ressemblent les huîtres, hum ! suffit. Çà, Paul Ivanovitch, prenez donc un peu plus de cette poitrine de mouton… et du gruau ! du gruau !… ce n’est pas là, voyez-vous, de cette ignoble fricassée de mouton, comme on en fait dans leurs cuisines savantes, avec de la chair qui a traîné quatre jours sur l’étal du boucher. Ce sont toutes inventions de ces docteurs en soupe salée, les Allemands et les Français ; cuisiniers et médecins, je les pendrais tous dos à dos, avec leurs livres en sautoir ! Ce sont eux qui ont imaginé la diète et le régime, des cures par la faim ! De ce qu’ils ont, eux, bon ! une nature chétive et des os de cartilage, ne vont-ils pas s’imaginer que l’estomac russe s’accommodera de leur science de malades et de meurt-de-faim ! Non, c’est de la jonglerie, de la duperie, et ils n’en viendront pas à leurs fins avec nous, je vous en réponds. » Ici Sabakévitch roula autour de son assiette de gros yeux pleins de colère, en balançant son menton sur sa gorge perdue dans un bourrelet de graisse. « La civilisation ! crient-ils ; la civilisation ! moi, voyez-vous, d’abord, de leur civilisation d’huîtres et de grenouilles, je… je… je… me ris… Je dirais plus volontiers un autre mot ; mais sans doute à table il y a des bienséances à garder… Chez moi, il n’en va pas ainsi ; chez moi, si nous sommes dix à table, sert-on du porc, c’est tout un porc ; sert-on du mouton ! c’est tout un mouton ; est-ce une oie après ça qu’on présente, c’est toute l’oie… Plutôt je n’aurai que deux plats, mais je verrai ce que je mange, et je mangerai mon soûl. »

Sabakévitch appuyait ses principes par les exemples ; il avait précipité sur son assiette la moitié du plat, et il mangea tout ; il suça et rongea jusqu’au dernier petit os avec une sorte de scrupule et les yeux demi-fermés.

« Voilà, il faut en convenir, pensa Tchitchikof, une mâchoire de première force !

— Chez moi cela ne se passe pas ainsi ! chez moi, poursuivit Sabakévitch en s’essuyant de sa serviette les mains et le menton, ce n’est pas, Dieu garde ! comme chez un certain Pluchkine, un pleutre qui a huit cents âmes libres de toute hypothèque, qui dîne plus misérablement que le dernier de mes pâtres.

— Qu’est-ce que c’est que ce Pluchkine ? dit Tchitchikof.

— Un vaurien, un avare tel qu’on ne peut rien imaginer d’approchant. Les détenus, les misérables qui sont aux fers dans nos prisons, vivent mieux que lui. Il a mis tous ses paysans à la besace ; on meurt de faim sur ses terres.

— Est-il possible ? reprit Tchitchikof avec intérêt ; quoi, en vérité, il meurt fréquemment des paysans sur ses terres ?

— Ses paysans meurent comme des mouches.

— Comme des mouches ?… Çà, permettez-moi de vous demander s’il habite près ou loin de chez vous.

— À cinq verstes d’ici.

— Quoi, à cinq verstes seulement ! s’écria Tchitchikof, qui éprouvait en ce moment une légère palpitation de cœur. Dites moi, en sortant de votre porte cochère, est-ce à gauche ou à droite ?

— Je ne vous conseille même pas de savoir par où l’on arrive jusqu’à un pareil chien. Il est plus excusable, moins malséant de hasarder un pied n’importe en quel lieu que d’entrer sur ses terres.

— Moi, je n’ai aucun projet, aucun, aucun… et je questionne par suite de l’habitude que j’ai de m’intéresser à toutes les localités, » répondit à cela Tchitchikof.

À la poitrine de mouton en niania succédèrent des gâteaux au fromage de crème dont il n’était pas un qui, par son ampleur, ne débordât l’assiette ; et aux gâteaux, un dindon de la taille d’un veau par lui-même, et de plus rembourré d’un nombre incroyable de bonnes choses : œufs, riz, foies, gésiers, champignons roux, et Dieu sait quoi encore, tout ce que les capacités de l’oiseau en purent contenir ; le tout bien compacte, et pourtant venant s’ébouler en charrois dans la grande cuiller à sauce.

C’est cette pièce succulente et dignement fêtée qui finit le dîner. Quand, après ce brillant coup de fourchette, on se leva de table, Tchitchikof se sentit plus lourd d’un quintal. La comparse disparut, et nos trois personnages principaux passèrent gravement, très-gravement au salon. Là déjà, sur la table, les attendait une petite assiette de cristal remplie d’une conserve qui n’était ni de poires, ni de prunes, ni de cerises, ni d’aucune baie reconnaissable ; une cuiller était là posée par le bas sur le bord, mais personne n’y toucha ; et la dame, estimant que la chose était faite mesquinement, alla dans l’office mettre d’autres confitures sur trois autres assiettes, et ajouta une quatrième assiette contenant six belles cuillers de dessert.

Tchitchikof, pressé de mettre à profit l’absence de la dame, s’adressa à Sabakévitch, qui, étendu dans un fauteuil bas et profond, geignait, gémissait par suite d’une mangerie si copieuse, se signait et se portait à tout moment la main sur les lèvres ; il lui dit :

« Je voudrais causer un peu affaires avec vous.

— Voici des conserves, dit la dame en rentrant essoufflée, mais grave, et suivie d’un plateau de confitures : du raifort confit dans du miel, des…

— Bien, bien ; nous ferons honneur à tout cela, dit Sabakévitch ; toi, va-t’en dans ta chambre ; Pâvel Ivanovitch et moi, nous allons mettre habit bas et faire un petit somme. » Et devinant à un mouvement de sa femme qu’elle allait envoyer une masse de lits de plume et une pyramide d’oreillers, il se hâta d’ajouter : « N’envoie rien ; notre idée est de nous reposer comme cela dans les fauteuils. Tu gênes monsieur ; va donc, mon ange ! »

La dame se retira aussitôt, sans trop comprendre comment ils refusaient des oreillers.

Sabakévitch inclina la tête, et prit la position d’un homme à qui l’on va parler affaires ou demander conseil. Tchitchikof prit de fort loin ; il parla du grand et glorieux empire de Russie en général, s’extasia sur son immense étendue, ajoutant que le fameux empire romain lui-même n’embrassait pas une si grande diversité de peuples et de pays… que les étrangers s’étonnent avec raison… (Sabakévitch écoutait immobile, sa tête placée à angle droit sur la poitrine)… et que, d’après les lois de cet empire supérieur à tout autre en majesté… les âmes révisées qui avaient, après le recensement, terminé leur existence terrestre, continuaient, jusqu’à la révision suivante, d’être tenues pour vivantes ; qu’à la vérité, les âmes qui naissaient pendant cet espace de dix ou douze ans, restaient inconnues à l’administration, le gouvernement voulant épargner aux greffes et aux chancelleries un nombre infini d’affaires minutieuses, et au fond assez inutiles, et au mécanisme gouvernemental, par lui-même déjà si compliqué, un fâcheux rouage de plus… (Sabakévitch écoutait toujours, sans rien changer à sa pose d’écoutant) ; et que cette mesure, malgré ses raisons d’être irrécusables, était souvent onéreuse pour beaucoup de propriétaires terriens, en les obligeant à payer l’impôt pour des morts comme pour des vivants, et que lui Tchitchikof, par considération personnelle pour lui, Sabakévitch, ne ferait pas difficulté de prendre sur lui cette charge réellement pesante.

On conçoit qu’en touchant ici le vif de la question, Tchitchikof s’expliqua avec une grande circonspection ; il évita le terme d’âmes mortes, et dit : âmes non existantes.

Sabakévitch écouta jusqu’au bout toute cette introduction, toujours la tête penchée en avant, et sans que sur son visage il fût possible d’entrevoir une pensée, un mouvement. Il semblait que, dans ce corps impassible, il n’y eût point d’âme, ou que, s’il y en avait une, comme c’était le cas, elle ne fût nullement là où elle devait être, mais, comme dans l’immortel Kostcheï[5], couverte d’une couche si épaisse, que tout ce qui pouvait chez elle s’agiter au fond ne produisait pas le plus léger mouvement à la surface.

« Ainsi ?… ajouta interrogativement Tchitchikof, qui attendait non sans un certain émoi un mot de réponse.

— Il vous faut des âmes mortes ? dit Sabakévitch d’un air tout aussi simple que s’il se fût agi de blé ou de fagots.

— Oui, dit Tchitchikof… des âmes qui aient quitté ce monde.

— Des âmes mortes, bon ; des âmes mortes… j’en trouverai ; eh ! comment ne s’en trouverait-il pas ici comme ailleurs ?

— Eh bien ! s’il s’en trouve chez vous, il vous sera, sans aucun doute… agréable… d’en être débarrassé.

— Je suis prêt à vous les vendre… dit Sabakévitch qui venait de relever momentanément la tête, et qui s’était aperçu par un rapide coup d’œil que son convive devait avoir ici en vue quelque avantage.

— Ah diantre ! pensa Tchitchikof, en voici un qui est tout prêt à vendre avant que j’aie bien dit ce que je veux ! » Et il ajouta, parlant à son hôte : « Vendre ?… mais votre prix alors ?… Je vous demande ça, quoiqu’il s’agisse ici d’un objet pour lequel, vraiment, la question du prix… est au moins étrange.

— Cent roubles la pièce, pour ne pas surfaire.

— Cent roubles la pièce !… s’écria Tchitchikof, qui après cette exclamation involontaire resta bouche béante et l’œil fixé sur son hôte, ne sachant s’il avait mal entendu ou si peut-être la langue de Sabakévitch, qui était grasse et pâteuse, n’avait pas prononcé cent, voulant prononcer un.

— Est-ce que cela vous semble cher ?… Quel est votre prix à vous ?

— Mon prix ? mon prix ?… Mais il y a eu malentendu ; l’un de nous deux a perdu de vue l’objet dont il s’agit. Pour des âmes non existantes, j’estime, moi, la main sur la conscience, que quatre-vingts copecks[6] l’âme sont un prix superbe.

— À qui en avez-vous, avec vos quatre-vingts copecks ?

— Je dis ce que je pense, et on ne peut pas donner plus.

— Je ne suis pas un vendeur de souliers d’écorce.

— Vous conviendrez pourtant que je n’ai pas parlé d’acheter des vivants.

— Ho ! ho ! eh bien ! cherchez ailleurs un fou qui vous livre à quatre-vingts copecks une âme inscrite dans les rôles du cens.

— Eh ! qu’importe qu’elles soient inscrites par une fiction administrative ? Ce n’est plus que de l’encre sèche ; ces âmes sont dès longtemps en congé illimité ; tout ce qui vous reste d’elles, c’est une charge, un impôt à payer. Au reste, pour ne pas vous fatiguer en vaines paroles, je vous offre un rouble cinquante copecks ; il me serait impossible d’ajouter un demi-centime.

— Fi ! fi ! qui va dire un pareil prix ? cela s’appelle marchander. Dites donc une fois un prix acceptable.

— Comment, Mikhaïl Séménovitch ? mais je vous ai dit en conscience le vrai prix ; ce qui est impossible est impossible ; vous savez bien vous-même les choses ; mais pour vous, nommément pour vous, j’ajouterai un demi-rouble.

— Quelle avarice ! Et pourtant moi je ne vous demande pas cher, dit avec une certaine volubilité Sabakévitch ; il y a tel coquin qui vous trompera sur la qualité, oui, mais non pas moi ; il vous vendra des ordures pour des âmes ; chez moi, ce sont des noix pleines comme des balles de fusil, je vous assure… toutes marchandises d’élite. Si ce n’est pas un artisan, c’est un cultivateur des plus robustes, un travailleur exemplaire… Mais songez donc, voilà, par exemple, le carrossier Mikhéef, il ne lui est pas arrivé une seule fois de commencer une patache… chez lui tous équipages à ressorts, et ce n’est pas de l’ouvrage de Moscou, dont on voit la fin dans les vingt-quatre heures ; non, non, c’est du solide, allez ! Et notez que lui-même tapisse l’intérieur, vernit l’extérieur, et peint, si vous voulez, les panonceaux des portières. »

Tchitchikof se disposait à faire observer que Mikhéef n’était plus de ce monde… Mais Sabakévitch était lancé en plein courant de paroles ; sa langue battait avec la rapidité des palettes d’une roue de moulin ; il était en veine d’éloquence, il poursuivit :

« Et Probka Stépane, mon charpentier, je mets ma tête sur le billot si vous trouvez jamais nulle part un pareil gaillard. Une force et une stature incroyables ! S’il eût servi dans la garde, Dieu sait ce qu’on n’aurait pas fait de lui à Pétersbourg ; songez donc que c’est un homme de six pieds et demi de haut. »

Tchitchikof de nouveau ouvrit la bouche pour faire observer que Probka était couché à tout jamais à quatre pieds sous terre ; mais Sabakévitch allait d’un tel train qu’il n’y avait pas à l’interrompre, et qu’il fallait se taire et l’écouter.

« Et mon tuilier-briquetier Milouchkine… un luron qui vous construit un poêle, un bon poêle, n’importe en quelle maison. Et le bottier Maxime Téliatnikof, qui, s’il bat son cuir le matin, vous présente une paire de bottes le soir ; et quand il confectionne des bottes, il n’y a, ma foi, qu’à s’y mirer et à lui dire un grand merci ; un homme, après cela, qui n’a jamais porté une goutte d’eau-de-vie à ses lèvres. Et Erémeï Sorokoplech !… celui-là en vaut trente ; il allait trafiquer à Moscou. Je ne sais pas ce qu’il fait, mais, rien que de sa redevance, il rapporte cinq cents beaux roubles à son maître. Voilà, voilà du monde solide ! ce n’est pas là ce que pourrait vous offrir un Pluchkine, par exemple. Ah ! les miens…

— Mais permettez, permettez donc un moment !… dit à la fin Tchitchikof, impatienté d’un torrent de paroles qui semblaient devoir se précipiter ainsi jusqu’au soir. Pourquoi faites-vous donc cette énumération de leurs qualités ? il n’y a plus rien à tirer de ces braves gens-là, puisqu’ils ne sont plus. Un caillou peut quelque part soutenir une palissade ; un mort n’est pas même bon à ça.

— Eh ! mon Dieu, sans doute ce sont des morts… oui, ils sont morts… ils sont morts… mais, voyez-vous, je regarde autour de moi et chez moi-même ceux que l’on tient pour vivants… je les regarde, et je me dis : Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ? Ce sont, monsieur, des mouches, et non pas des hommes.

— Ils vivent du moins, ils servent, ceux-ci ; les autres sont de la fantasmagorie.

— Non pas, non pas ! je vous soutiens, moi, que Mikhéef était un homme auquel vous ne trouveriez pas son pareil. Quelle fantasmagorie ? allons donc ! un colosse qui n’aurait pu tenir dans cette chambre ; une force de poitrine, d’échine et de jarret comme pas un cheval… Faites-moi donc le plaisir de me dire où l’on pourrait trouver une pareille fantasmagorie ! »

Sabakévitch dit ces derniers mots en paraissant s’adresser droit à Bagration et à l’intrépide Kanaris appendus au mur, comme il arrive assez communément aux gens qui conversent ou discutent, quand l’un des interlocuteurs, tout à coup, à l’improviste, s’adresse à un tiers qui ne fait que d’entrer, et que parfois il ne connaît pas, de la bouche de qui il sait bien qu’il n’entendra ni réponse ni question, mais sur qui il ne laisse pas d’attacher ses regards exactement comme s’il le prenait pour arbitre ; on sait que le survenant, en ces occasions, un peu troublé d’abord, ne sait ensuite que dire dans une affaire dont il ne connaît nullement le sujet, ou bien reste un moment dans une immobilité bienséante jusqu’à la seconde où il peut esquiver cette algarade fascinatrice.

« Non, dit Tchitchikof, je ne donne pas plus de deux roubles.

— Eh bien, eh bien ! pour que vous ne disiez pas que je demande trop et que je ne veux pas vous obliger, ce sera à 75 roubles l’âme ; à 75 roubles en assignations, distinguons ! Et vraiment, c’est parce que c’est vous et que je tiens à votre amitié !

— Qu’est-ce qu’il a donc, vraiment ? pensa Tchitchikof ; me prend-il par hasard pour un imbécile ? » Et il ajouta presque à voix haute : « Voilà qui est bien étrange, c’est comme si nous jouions ici la comédie. Qu’est-ce, au fond, que la comédie, si ce n’est quelque chose d’analogue à ceci ?… Vous êtes, ce semble, un homme d’assez d’esprit, vous avez des manières, du savoir-vivre, vous n’êtes pas dépourvu de sagacité ; il s’agit ici d’un objet, pfou, pfou, pfou[7] !… quelle serait donc la valeur vénale de cet objet ? qui a besoin de cela ?

— Çà, écoutez donc, vous en achetez ; c’est donc bon à quelque chose ! Vous en achetez ; et moi, c’est à cette occasion que j’en vends. »

À cette réflexion de son hôte, Tchitchikof se mordit la lèvre et ne sut que répondre. Il commençait à parler de circonstances de famille et d’affaires en termes lointains et vagues ; Sabakévitch lui dit tout simplement :

« Je n’ai aucun besoin de savoir quelles sont vos affaires de famille ; vos relations sont votre affaire à vous et ne me concernent en rien, que je sache. Il vous fallait des âmes, je consentais à vous en céder ; vous vous repentirez de n’avoir pas acheté celles que je vous proposais. »

L’emploi de l’imparfait affligea Tchitchikof ; il dit tristement :

« À deux roubles, bon !

— Ah ! vrai, c’est tout à fait comme la pie de Jacques dont parle le proverbe ; il n’a qu’un mot, il le répète à tout propos. Vous êtes arrivé au chiffre deux, vous pouvez tout aussi bien en partir. Allons, donnez un prix sortable.

— C’est un chien d’homme, un diable, pensa Tchitchikof ; au fait, il ne me mènera que jusqu’où je voudrai aller. Jetons-lui une noisette. Pour vous faire plaisir, j’ajoute 50 copecks et finissons !

— Puisque c’est comme ça, à la bonne heure, je vous dis mon dernier mot : 50 roubles. Je perds au marché, c’est une faiblesse ; vous n’aurez nulle part à si bon marché des gens tels que ceux-là.

— Butor, va ! » dit en lui-même Tchitchikof ; et ensuite il continua à demi-voix : « Dans le fait, c’est se tourmenter à propos de rien ; il y a cent endroits où l’on me donnerait très-volontiers gratis ce que j’offre de payer ici, enchanté encore d’être délivré de ce qui n’est qu’une charge. Qui serait assez fou, s’il peut faire autrement, de payer l’impôt pour ce qui n’existe pas en sa possession ?

— Mais savez-vous que de pareils acquêts, je dis cela entre nous et de bonne amitié, ne sont pas toujours très-permis, et que, si je racontais ou qu’un autre racontât la chose, l’homme qui s’en occupe n’obtiendrait aucune confiance pour les contrats à faire, et qu’il courrait grand risque de ne pouvoir plus traiter avec personne.

— Ah ! le lâche ! quelle batterie il a placée là ! » pensa Tchitchikof ; et prenant un air des plus froids, il dit : « Vous êtes le maître de vos actions ; quant à moi, si j’achète, ce n’est nullement que j’aie besoin de le faire, c’est tout bonnement mon idée, et peut-être suivrai-je cette idée, peut-être non ; c’est selon ce que j’aurai en tête demain, dans quinze jours, dans trois ans, je ne sais. Vous ne voulez pas à deux roubles et demi ? Adieu !

— Est-il roide ! est-il chiche ! pensa Sabakévitch. Eh bien, à la garde de Dieu, vous m’en donnerez 30 roubles pièce, et elles sont toutes à vous.

— Il y a longtemps que je vois que vous ne voulez pas vendre ; adieu donc.

— Permettez, permettez ! » dit Sabakévitch en le retenant par la main et lui foulant le pied.

Notre héros avait, hélas ! oublié de se tenir en garde ; il s’en repentit vivement en poussant un cri de douleur et en faisant machinalement trois fois le tour de son fauteuil à cloche-pied.

« Pardon, ah, pardon ! il me semble que je vous ai incommodé. De grâce, asseyez-vous là, je vous prie !… »

En parlant ainsi, il le plongea dans un autre fauteuil, sans grande secousse, et même avec une certaine dextérité, ressemblant, en cette occasion, à l’ours qui, instruit par l’homme, sait tourner sur lui-même, faire le beau, et même, par divers mouvements expressifs, répondre à diverses questions telles que celles-ci : « Fais-nous voir, Micha, comment font les femmes, pour transpirer abondamment aux étuves ; » ou bien : « Comment, Micha, s’y prennent les petits garçons pour voler des pois ? »

« Je perds ici un temps précieux, j’ai affaire ailleurs.

— Une minute ! Je veux vous dire à présent un mot qui ne vous fera pas de peine. » Ici il s’approcha et lui dit à l’oreille, comme s’il se fût agi d’un secret important :

« Vous pliez un canard, et ça y est.

— C’est-à-dire vingt-cinq roubles l’âme ? Non, pas un huitième de canard ; je n’ajoute pas un copeck à ce que j’ai dit. »

Sabakévitch garda le silence ; Tchitchikof aussi se tut. Ce silence se prolongea deux minutes ; le merle étonné marmotta je ne sais quoi, se parlant à lui-même, et Bagration, de dessus son nez d’aigle, et de sa position élevée, regarda avec la plus grande attention ce qu’il adviendrait de cette négociation.

« Quelle sera donc, sérieusement, votre offre dernière ? dit Sabakévitch.

— Deux roubles et demi.

— Ouhh ! vrai, c’est comme si pour vous une âme d’homme était de la râpure de raifort étuvée. Allons, donnez trois roubles, et tout est dit.

— Impossible.

— Il n’y a rien à faire avec vous ; touchez-là ! Je suis en perte… mais enfin, dans mon caractère, il y a beaucoup de celui du chien, comme le dit mon nom ; je ne peux m’empêcher de faire ce qu’on veut de moi. Çà, pour que tout soit selon les formes légales, il me semble qu’il faut un acte de vente.

— Certainement.

— Alors il faut que je me rende à la ville. »

Ainsi finit la négociation. Ils convinrent d’être en ville le lendemain et d’y faire instrumenter au greffe du tribunal civil l’acte d’acquisition. Tchitchikof, au préalable, demanda la liste des âmes vendues. Sabakévitch n’objecta rien à cette demande ; il alla à l’instant s’installer à son grand et gros bureau, fit glisser de bas en haut dans la coulisse le couvercle demi-cylindrique, et se mit à inscrire autographiquement tous ses morts, non-seulement par leurs noms et surnoms, mais avec mention de leurs qualités louables.

Tchitchikof, qui restait désœuvré, se prit à examiner en détail toute la vaste carrure du noble écrivain. Il regarda avec ébahissement ce dos large comme la croupe des chevaux de Viatka, ces bras et ces jambes comparables à ces grosses bornes de granit que l’on met le long de certains trottoirs et autour des monuments publics, et il se dit dans son for intérieur : « De quelle masse superbe le ciel t’a gratifié en sa bonté ! c’est bien de toi, au reste, qu’on peut dire comme de nos habits de province : Mal coupé, mais fortement cousu !… çà, es-tu ours-né, ou l’es-tu devenu par suite de ta vie de solitude agreste, de tes moissons, de tes tontes, de tes récoltes de miel, de ta continuelle fréquentation des rustauds ? Sont-ce les paysans de ton obéissance qui ont fait de toi ce qu’on appelle un homme de poings, un poing serré ? Mais non, je pense que tu aurais été exactement le même, qu’on t’eût élevé à la dernière mode, qu’on t’eût lancé dans le grand tourbillon, et que tu eusses vécu en plein Pétersbourg. Toute la différence consiste en ce que, à présent, tu empiles sur ton assiette du chou, du gruau, des carottes et d’énormes gâteaux de lait avec toute une moitié de poitrine de mouton, et qu’alors tu mangerais des côtelettes aux truffes et du pâté de foie gras. Ici tu tiens directement en ta puissance de simples moujiks, tu vis en bonne intelligence avec eux, et tu ne leur feras pas tort, parce que, éveillé comme tu l’es sur tes intérêts, tu réfléchis qu’ils sont à toi et que le mal que tu leur ferais te reviendrait d’une façon ou d’une autre à toi-même. À Pétersbourg ou à Moscou, tu servirais certainement, tu aurais sous tes ordres des employés à qui tu donnerais à tort et à travers de bonnes chiquenaudes, sachant que leurs chagrins et leur dommage les regardent et leur restent ; ou bien tu pillerais les caisses de la couronne. Non, si l’on est un vrai poing serré, on ne devient pas une main ouverte en palme, et, si ce poing se laisse jamais lever un doigt ou deux, c’est tant pis et non pas tant mal. Si un haut fonctionnaire de ce rang a entrevu la superficie d’une science quelconque, plus tard, lorsqu’il se sera emparé d’une charge éminente, il assommera de son savoir d’emprunt une foule de gens qui, inférieurs ou subordonnés, ont, eux, véritablement voué un culte honorable à quelque branche des sciences. Ah ! si tous ces lourds et durs poignets…

— Voici la liste ! dit Sabakévitch en se retournant sur quatre roulettes de fauteuil en ce moment-là bien à plaindre.

— La liste ! donnez, donnez. »

Il parcourut l’écrit d’un œil rapide et en admira la netteté et l’exactitude visible : non-seulement étaient inscrits en détail le métier, les noms, l’âge et la position de famille, mais des observations sur la conduite et le caractère des individus étaient consignées dans une colonne particulière. Bref, il y avait plaisir à voir le dilettantisme notarial du bon propriétaire.

« Çà, donnez-moi des arrhes, dit Sabakévitch.

— Pourquoi des arrhes ? Vous recevrez toute la somme demain à la signature.

— Non, c’est l’usage.

— Vous m’embarrassez ; je n’ai pas d’argent avec moi. Ah ? tenez, voici pourtant dix roubles.

— Dix roubles ! dix roubles ! donnez-moi au moins cinquante.

— Je n’ai plus rien.

— Vous avez, vous avez ! regardez bien.

— C’est ma foi vrai ! tenez, en voici encore quinze, cela fait vingt-cinq ; faites-moi le plaisir d’en donner le reçu.

— Qu’est-ce que vous ferez de ce reçu ? nous aurons l’acte demain !

— Vous savez bien qu’il faut en pareil cas un reçu ; les heures se suivent et ne se ressemblent pas ; que n’arrive-t-il pas en quelques heures ?

— Bien, donnez-moi l’argent.

— Pourquoi ? je l’ai à la main, il ne s’envolera pas. Écrivez : Reçu vingt-cinq roubles à compte, etc., etc. ; et les vingt-cinq roubles iront de ma main dans la vôtre.

— Permettez. Pour écrire : Reçu vingt-cinq roubles, il faut avoir les vingt-cinq roubles sous les yeux. »

Tchitchikof livra à Sabakévitch les vingt-cinq roubles ; celui-ci, les ayant disposés à sa gauche sur le bureau et les tenant assujettis sous ses gros doigts, quoiqu’il n’y eût aucun courant d’air dans la chambre, écrivit sur un petit carré de papier avoir reçu vingt-cinq roubles en assignations impériales comme arrhes et à compte du prix convenu d’une vente d’âmes à consommer le lendemain. Après avoir calligraphié et sablé le récépissé, il le couvrit de sa main droite, et, de la gauche, se mit à examiner de très-près les assignats.

« En voici un qui est bien vieux ! dit-il en le regardant du côté du jour ; il est un peu bien gras, déchiré, écorné… mais, entre amis, on n’y regarde pas de si près.

— Je le disais bien que c’est un poing, un poing massue, et non un homme. Oh ! gros butor, va ! se dit in petto Tchitchikof.

— Çà, dites moi, vous ne voudriez pas les âmes femelles ?

— Grand merci ; non.

— Je ne vous prendrais pas cher. En faveur de la bonne connaissance, savez-vous que je n’accepterais pas plus d’un rouble de chaque pièce ?

— Non, je n’ai pas besoin de ce sexe-là.

— Ah ! eh bien, si vous n’en avez pas besoin, il n’y a pas à en parler avec vous ; les goûts ne se commandent pas. L’un aime le pope et l’autre la popesse, dit le proverbe.

— Ne perdez pas de vue que cette affaire-ci doit rester un secret entre nous deux, dit Tchitchikof en prenant congé de son hôte.

— C’est parfaitement entendu ; il n’y a pas là moyen de faire confidence à un tiers quelconque ; ce qui se fait avec confiance entre deux intimes doit rester saintement enfermé là. Adieu, merci de la bonne visite ; je vous prie de penser à nous, et, aussitôt que vous aurez une petite heure de loisir, venez comme ça dîner et causer. Peut-être il arrivera que nous aurons encore à nous demander ou à nous rendre quelque petit service l’un à l’autre.

— Comment donc, comment donc ! C’est fort attrayant en effet, pensa Tchitchikof en s’installant dans sa britchka. Gros poing poignant du diable ! deux roubles cinquante de chaque âme morte… quel ami j’ai là ! »

Il était mécontent de la conduite de son hôte ; cependant Sabakévitch était un homme à ménager ; il hantait le gouverneur civil et le maître de police. C’est là qu’ils avaient fait connaissance et qu’ils se rencontraient ; mais comment avait-il eu le cœur d’en user aujourd’hui avec lui comme avec un inconnu, et de se faire payer des âmes mortes, des morts, rien du tout, de l’ordure, une fiction ?

Au moment où la britchka franchit l’enceinte de la cour, il se retourna et aperçut Sabakévitch qui se tenait sur son perron et tâchait de reconnaître, à la direction que prendrait l’équipage, où se rendait, en sortant de chez lui, son cher convive.

« Ce coquin-là, pourquoi ne rentre-t-il pas chez lui ? » murmura-t-il entre ses dents ; et il ordonna à Séliphane de tourner du côté des chaumières et de s’arranger de manière que la britchka ne pût être vue des fenêtres de la maison domaniale. Il voulait se rendre chez Pluchkine, sur les terres de qui, au témoignage de Sabakévitch, les gens mouraient que c’était une vraie bénédiction ; mais il ne voulait pas que Sabakévitch se doutât de son excursion de ce côté. Quand la britchka fut à l’extrémité du village, il appela à lui un paysan qui, ayant soulevé quelque part sur la route une grosse poutre, l’avait chargée par un bout sur son épaule et la traînait chez lui tout à fait à la manière de la fourmi.

« Hé, la barbe[8] ! comment faire pour aller chez Pluchkine sans repasser par chez ton seigneur ? dit Tchitchikof au paysan. Cette question parut embarrasser l’homme à la poutre. Tchitchikof ajouta : « Quoi donc ? est-ce que tu ne sais pas de qui je parle ?

— Non, bârine, je ne sais pas.

— À quoi te sert d’être arrivé aux cheveux gris, si tu ne sais rien ? Comment, tu ne connais pas le cancre Pluchkine, celui qui nourrit mal ses gens ?

— Ah ! le déguenillé, le… rapiéceté ! dit le rustre ; prenez ce sentier, puis, à cent pas d’ici, tirez à droite ; le reste se devine tout seul. »

Le rapiéceté !… ce qualificatif dans la réponse du paysan était joint à un substantif extrêmement plaisant et du plus énergique relief, mais dont nous priverons nos lecteurs, parce qu’il ne se dit pas à table ; parce qu’il n’est pas reçu, que je sache, dans le beau langage, et que nous nous sommes fait une loi d’éviter toute expression, toute idée qui ne serait pas académique au premier chef ; la vérité, le naturel, la poésie, le pittoresque, y perdront peut-être un peu, mais la bienséance, le bon goût… voilà ce qui est pour nous, ici, la loi et les prophètes.

Cependant la faiblesse de la nature humaine est telle que nous regrettons, malgré nous, le mot du manant ; ce mot devait être fin et délié : car Tchitchikof, longtemps après avoir perdu de vue ce paysan, en riait encore malgré lui dans sa britchka, et Séliphane, quoique blasé sur cette jouissance, devinait parfaitement juste la cause, toute philologique pourtant, de l’hilarité de son maître.

Le peuple russe s’exprime avec énergie, avec tant d’énergie que, s’il gratifie une fois quelqu’un d’une appellation selon son cœur, ce quelqu’un en a pour lui et sa race à traîner le sobriquet après lui dans la carrière du service, dans la retraite, et en voyage et à Pétersbourg, et au bout du monde. Et dès le premier moment où le mot s’est répandu, tu auras beau ruser, finasser, te déplacer, grandir, t’élever en tchine[9] et parvenir aux dignités procériennes, rien n’y fera : le quolibet, obstiné corbeau, croassera de toute la puissance de son gosier et dira très-distinctement de quelle provenance est l’oiseau auquel il s’applique.

Ce qui a été bien et finement dit, c’est comme ce qui a été bien et finement écrit : la hache émousserait son tranchant à le vouloir détruire[10].

Et quelle finesse et quelle force ne sent-on pas dans tout ce qui, jusqu’à cette heure, est sorti du fond de la Russie, de ces lieux où il n’a pénétré rien d’allemand, rien de finnois, rien du dehors, et où tout respire le vif, sain, gaillard et natif esprit russe, qui ne va pas chercher un mot dans l’auge du voisin de stalle pour prendre la peine de le couver, mais le crée spontanément tout d’une pièce et vous le colle au front comme un éternel et admirable signalement, si bien qu’il est inutile d’y mentionner quel nez, quelles lèvres, quel pelage, quels signes particuliers… car le personnage signalé a été d’un seul trait saisi au vif ; il est vivant des pieds à la tempe, et pour cela il n’a fallu qu’un mot, mais un mot russe.

Autant dans l’orthodoxe et sainte Russie il y a de milliers d’églises, de couvents, de laures[11], de dômes, de coupoles, de croix d’or, autant il y a de tribus, de races, de peuplades et de peuples émaillant, animant, sillonnant la surface de la terre habitée. Et chaque peuple porte en lui un gage assuré de puissance : pénétré du sentiment des facultés créatrices de son âme, de tout ce qui le distingue des autres grandes familles humaines, et de tous les dons particuliers qu’il a reçus de Dieu, il se distingue tout à fait à sa manière par son langage propre et personnel ; dans l’expression de n’importe quel sujet, les mots et les tours qu’il emploie reflètent le caractère même qui est son cachet officiel et le trait distinctif de sa nature.

Chez l’Anglais, la parole se ressent de la vive et sagace compréhension des affaires du cœur et de la connaissance approfondie des choses de la vie ; chez le Français, la parole est l’instabilité même, elle brille d’un éclat qui plaît et attire, elle porte au loin le charme de ses grâces élégantes ; chez l’Allemand, la parole est un idiome quintessencié : tout mot y est savamment et industriellement couvé, procréé, alambiqué, rendu artistement ; il est maigre, sec et poussif ; c’est un docte malade qui se rend inaccessible même à la majorité des Allemands. Mais on chercherait en vain une langue qui fût plus nativement primesautière, vigoureuse et gaillarde, qui jaillît plus spontanément du cœur même, comme d’une source abondante, qui eût à sa discrétion toujours de ces mots qui montent, s’enroulent, s’échappent au moment donné, portent et frappent très-juste et très-fort, comme le fait le subtil mot russe d’après le nom qu’il a dans le pays de méetkoé rouskoé slovo.

  1. Boisson moins chère que le thé ; on la nomme sbîtenne. Le thé est pour le menu peuple et pour une foule de grands établissements un objet trop dispendieux ; c'est le sbîtenne qui en tient lieu.
  2. Le coramora est un grand cousin échassier, long et grêle ; il lui arrive d’entrer étourdîment dans une chambre et d’aller se poser isolé- ment sur un mur où il garde une grande immobilité. Chacun peut s’en approcher, et il se laisse prendre bêtement par ses grandes pattes ; c’est à quoi on ne manque guère pour lui apprendre, dit le peuple, à se fâcher, à bourdonner et à faire rage quand on ne songe pas à lui nuire.
  3. Nom plaisamment donné aux ours en Russie, concurremment avec plusieurs autres noms appliqués selon l’âge, le sexe, le pelage, les mœurs de ces intéressants indigènes.
  4. Les merles mauvis sont très-remarquables par leurs sourcils blancs et par l’éclat de leur voix.
  5. Kastcheï (voir Ouchakof, mythol. slav.), dont Gogol fait koscheï, tout osseux, était une divinité slavonne mâle, aussi redoutable au beau sexe que Baba Iagha l’était aux jouvenceaux. Ces deux êtres fantastiques, grands ennemis entre eux, avaient des autels, et l’on y sacrifiait. Que de sacrifices l’homme ne fait-il pas à la peur ! Kastcheï était représenté comme un grand corps fort maigre, aux allures lubriques, enlevant les jeunes femmes et les filles qui se laissaient surprendre par lui in naturalibus n’importe en quel lieu, et les rendant bientôt à la prière des intéressés ; mais devenues à son contact lascives, fantasques et malades, comme l’était en général la pauvre âme humaine sur toute la terre avant le christianisme.
  6. Le copeck cuivre est le centime, la centième partie du rouble en assignats, qui répond au franc, à peu près. Le copeck argent vaut le quadruple du copeck cuivre.
  7. Pfou, pfou, pfou, imitation d’un crachement précipité ; on crache en parlant des morts, en pensant à la mort, en apercevant un moine, et dans toute occasion ou rencontre produisant une idée lugubre ; cela déconcerte le démon qui est toujours là à tourner, quand l’homme a des idées ou des paroles sinistres.
  8. La barbe ! pour dire : homme à la barbe blanche. Il en est souvent de même en France, où l’on dit : Hé ! la folie ! hé ! la jeunesse ! pour dire en apostrophe : Jeune homme ! monsieur le fou !
  9. Les tchines (rangs civils) sont les dix ou douze degrés que l’on monte par le moyen du service public. Un employé d’un esprit très-vulgaire s’élève rapidement dans cette hiérarchie, plus en rapport avec l’ancienneté du service qu’avec l’importance des services rendus et la hauteur des fonctions remplies. Qu’il ait, après cela, un bel extérieur, de l’ambition naturelle ou suggérée, une femme et une place qui lui aient donné de la fortune, il peut aspirer à de très-hautes charges en Russie, fût-il parti d’extrêmement bas. Ceci, comme toutes les choses de ce monde, a son bon et son très-mauvais coté. Le plus souvent la fange reste fange sous les dorures et les constellations de l’habit.
  10. En poursuivant la lecture de ce livre, le lecteur verra une série de chants entièrement inédits, que l’auteur lui-même s’est follement acharné à vouloir détruire par le feu, puisque aussi bien, on le voit, il ne croyait pas pouvoir compter sur la hache.
  11. Laure, en russe lâvra, couvent de première catégorie, tel que les trois célèbres monastères d'Alexandre Nevskii, de Kief et de Troïsk.