Les Âmes mortes/II/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (2p. 114-117).


CHANT XIV.

LACUNE ET HYPOTHÈSE.


Ce chant manque en entier dans les manuscrits connus de l’auteur, quoiqu’on puisse inférer de quelques indications écrites au crayon en rapide sommaire que Gogol se proposait de raconter ici comme quoi Téntëtnikof le boudeur, à la pressante sollicitation du héros de cette odyssée steppienne, vient faire une grande visite de cérémonie au général Bétrichef ; comme quoi, dans l’une des visites qui s’ensuivirent, il s’enhardit à demander au général la main de Mlle Oulianka. Le général, suivant quelques notes, se réserve un mois de réflexion ; mais il ne tarde pas à se montrer tout à fait favorable à cette alliance. Bétrichef, ayant enfin donné de très-bonne grâce son consentement, envoie Tchitchikof annoncer de sa part cette résolution à quelques membres de sa famille, et entre autres au colonel Kochkarëf, personnage frappé d’une idée fixe persistante qui le fait passer pour fou.
  Nous procédons encore par induction dans la version que nous substituons ici pour remplir cette regrettable lacune. Ces légères variantes qu’on peut d’ailleurs comparer avec la version qui vient d’être indiquée, sont motivées toujours par les actions déjà connues des personnages, et ont pour but de mettre d’accord les détails qui précèdent avec ceux qui vont suivre.


En même temps que Bétrichef entrait par une porte latérale dans la salle à manger, par la grande porte vitrée de la galerie entrait aussi un gentilhomme aux traits réguliers, tondu très-ras, et d’un embonpoint si extraordinaire que l’attention de Tchitchikof se porta d’abord sur la solidité rassurante des chaises. C’était le magistrat de tout le gouvernement non pas le plus élevé en dignité, mais le plus actif et le plus influent. Le général, après les premières politesses, le conduisit à la vaste console sur laquelle était un plateau chargé de harengs, de caviar frais, d’anchois, de beurre de crème, de triple essence de cumin, de curaçao et de quatre autres liqueurs apéritives.

Le personnage fit sur ce plateau un épouvantable dégât. On renonça à la prégustation presque toute expédiée, et on se mit à table. Bétrichef échangea avec lui peu de paroles avant que la grosse faim eût été abattue par les deux premiers services, mais ensuite, Tchitchikof put conclure de ce qui fut dit que, grâce à la parfaite serviabilité du magistrat, le général n’avait jamais à se rendre à la ville, pour ses affaires. Les seules circonstances où il se dérangeât, c’était quand une pièce importante exigeait sa signature dans ceux des livres matriculaires qu’on ne déplace pas.

Notre héros qui écoutait d’une oreille de ce côté, tout en conversant avec Julienne, avait compris l’admirable parti qu’on pouvait tirer de l’intimité du magistrat et du général. Aussi ne mangea-t-il presque rien, et, dans son vif désir de complaire à la noble demoiselle passionnée pour les promenades équestres, il exalta le charme de l’exercice du cheval, et dit l’avoir beaucoup pratiqué autrefois. Il fut pris au mot ; la soirée s’annonçait fort belle ; moins d’une heure après le café, comme il se rendait dans la cour pour faire atteler, tandis que le général, dans un coin du divan de la galerie, et le magistrat, dans un vaste fauteuil, faisaient la sieste, Paul Ivanovitch se vit présenter un joli cheval de selle, et Julienne souriante, et la cravache à la main, s’installait sur une fringante haquenée. Il fit bonne mine à mauvais jeu et monta. En un clin d’œil Julienne eut deviné la complète inexpérience de son compagnon de chevauchée, et comme elle était d’une angélique bonté, elle tint l’amble et ne fit durer l’épreuve qu’une demi-heure.

À leur rentrée le général remercia Tchitchikof de sa complaisance pour son enfant gâté, et l’engagea à venir les voir tant qu’il lui plairait.

Tchitchikof, fier de ses succès et de retour le soir chez son hôte, émerveilla le bon Téntëtnikof par le récit de tous les détails de sa visite. Le boudeur resta boudeur à l’égard du général, mais il sollicita Tchitchikof de faire honneur, dès le surlendemain, à l’invitation du général, et d’en faire autant deux jours après ce surlendemain. On croit qu’il fut échangé quelques messages entre les parties respectives, comme préliminaires de paix. Il en résulterait une sorte de preuve que M. André offrit spontanément à notre héros son hôte de lui faire donation amiable des quatrevingt-dix âmes mortes de ses terres, et lui en remit la liste comme de paysans très-vivants qu’il lui aurait vendus. Ainsi fit de son côté le général ; le magistrat se chargea de tout préparer de manière que vendeurs et acquéreurs n’eussent plus qu’à venir au chef-lieu apposer leurs seings et déjeuner dînatoirement, avec messieurs les témoins de la transaction, chez le bon magistrat si rond en toutes choses.

Dans l’intervalle des négociations où l’on rit aux larmes du bon tour joué à l’oncle de Tchitchikof, devenu la fable des bureaux, notre galant héros, malgré deux petites chutes sans conséquence, se formait à l’équitation d’après les conseils que Julienne lui donnait indirectement, et devint par là assez bon cavalier pour entreprendre, sans trop de meurtrissures, une excursion plus lointaine.

Quant à notre Beau Ténébreux, le mélancolique Téntëtnikof, il perdait chaque jour de sa sauvagerie. On le vit se rapprocher d’un de ses voisins de campagne, un Nemrod qui, lorsqu’il allait dîner chez Bétrichef, l’avertissait à tous coups de sa visite, en lui envoyant, la veille, une belle bourriche de gibier : ses terres confinaient à celles de tous les deux. Ce voisin possédait, au fond d’un charmant bocage, une jolie maison de plaisance affectant la forme d’un repos de chasse ; il y entraîna un soir Téntëtnikof, le fusil sur l’épaule, sous prétexte de chasser le lendemain à la tiaga[1], dès avant l’aurore. Ils n’étaient pas là depuis une demi-heure que le hasard fit apparaître, devant le perron du joli pavillon, le général Bétrichef en calèche. À cheval, aux deux portières, se tenaient Julienne, éblouissante de beauté, et Tchitchikof qui, charmé de l’heureuse rencontre, en augura la réconciliation soudaine de ses deux hôtes habituels. Son nouvel hôte du jour, d’une amabilité parfaite, improvisa un thé, un souper fin, un champagne abondant frappé à la glace, et un punch aux ananas très-flambant, auquel les quatre cavaliers firent honneur sans paraître surpris de rien. Quand on se sépara, Tchitchikof entendit très-distinctement à deux fois prononcer le mot fiançailles.

À cinq jours de là il y eut grand dîner d’apparat chez le général. Celui-ci parla à Téntëtnikof des gloires de 1812, et de ce que rapportera de grand l’histoire des généraux de cette immortelle époque. Téntëtnikof ne put s’expliquer les interpellations obstinées que lui faisait là-dessus son futur beau-père. Tchitchikof donna, sommairement et gaiement, la clef du malentendu, et, subtil diplomate, il finit par se faire grand honneur de son invention.

Le dénouement prévu s’avançait, et à quelques jours de là tous passèrent ensemble une demi-journée à la ville, où il se traita gaiement beaucoup d’affaires graves pour plusieurs. Dix jours plus tard, Tchitchikof, en philosophe qui ne s’amuse pas longtemps aux mêmes spectacles, se fit donner mission d’aller annoncer dans trois gouvernements voisins, aux parents du général, le mariage de Mlle Julienne, ajourné à deux mois ; cette grande tournée, qui devait commencer par le colonel Kochkarëf, réputé fou assez généralement dans la contrée, avait lieu aux frais du général, quelque objection qu’eût faite à cela notre héros. En effet, il disait discrètement que c’était bien assez que Bétrichef lui fournît, pour une telle partie de plaisir, une très-belle calèche de Vienne et y fit atteler trois vigoureux chevaux tirés des écuries de Son Excellence.

Il accepta pourtant un joli portefeuille sur lequel était encadré un bouquet de violettes brodé en perles, que le général lui dit être le travail de sa compagne d’équitation. Ce portefeuille, pourvu d’une microscopique serrure en argent à l’intérieur, se trouva être rembourré de ces menus assignats qui sont si utiles au voyageur, même à celui dont l’équipage révèle la plus grande aisance.

  1. Voy. pour ce mode de chasse à l’affût la description qui en est faite dans les Mémoires d’un Seigneur russe, page 19 de notre dernière édition.