Les Âmes mortes/II/5

La bibliothèque libre.
Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (2p. 118-148).


CHANT XV.

DEUX ORIGINAUX, CHACUN DANS SON GENRE.


Notre héros en superbe équipage est égaré par la faute de ses gens. — Scènes de pêche. — Un gentilhomme qui flotte en balise sans danger de sombrer. — Riche coup de filet qu’il semblait lui-même convoyer à fleur d’eau. — Le hobereau-balise se trouve être un fieffé viveur. — L’intérieur et les fils de ce gentilhomme ; leur perspective d’avenir. — Un convive survient. Joie de l’amphitryon. Dîner pantagruélique — Contraste : Péetoukhof qui vit trop, Platônof qui vit trop peu. — Notre héros est frappé de la disposition spleenique de ce dernier et y prend assez d’intérêt pour lui faire une gracieuse proposition. Il est convenu qu’ils vont partir ensemble et voyager de conserve. — Leur hôte les retient de force pour vingt-quatre heures encore. — Manière dont il emploie son reste de soirée dès que ses convives se sont retirés. — Emploi du jour suivant : promenade sur l’eau, chants. — Les pêcheurs à la fin de leur journée. — Départ de Platônof en compagnie de Tchitchikof, qui consent à passer chez la sœur et le beau-frère de son compagnon. — Mme Constànjoglo est d’abord seule à la maison. Le mari rentre peu après, suivi d’un groupe de campagnards qu’il congédie. — Tchitchikof est touché de l’harmonie qui règne dans cette maison, dans ce ménage, dans ce beau domaine. — Il désire s’instruire des moyens par lesquels on aménage un bien de manière à lui faire produire le double et le triple de ce que donnent les terres voisines. — Mais un devoir impérieux l’oblige à faire une excursion chez le colonel Kochkaref.


« Si le colonel Kochkaref est véritablement fou, il n’y a pas de mal à ça , marmotta Tchitchikof aussitôt qu’il se vit seul en rase campagne au milieu de plaines immenses où il n’apercevait plus, au-dessus du vert doré des champs et des prés, que l’azur de la voûte sans fond, et le gris mêlé des quelques nuages lointains. Séliphane, Séliphane ! tu as bien demandé, n’est-ce pas, par quel chemin on arrive chez le colonel ?

— Moi ? impossible ; j’ai eu tant de mal avec cette calèche qui était rouillée, poudreuse, remplie de toiles d’araignée ; il a fallu épousseter, laver, graisser, vernisser…, lui faire une toilette bien en règle, allez, pour la remettre dans l’état superbe où vous la voyez… où aurais-je pris le temps de causer ? c’est moi qui ai tenu à ce que vous eussiez la calèche de cérémonie ; c’est vieux, mais c’est gentilhomme, cela. Pétrouchka a eu tout le loisir, lui, de questionner le cocher du général, et il ne s’en est pas fait faute.

— As-tu perdu le bon sens ! je t’ai dit cent fois qu’il n’y a pas à faire fond sur Pétrouchka ; Pétrouchka est une bûche, un imbécile, un animal ; je suis sûr que le drôle est ivre et qu’il se tient à grand’peine sur le siége contre toi.

— Eh, la grande affaire, la route !… la route ! bzzt… dit Pétrouchka en faisant un quart de conversion à gauche et en jetant un regard oblique, hébété et sans but : arrivé au pied du versant de l’autre côté de la montée, prendre à droite par les prairies… et… et voilà… c’est tout.

— Et toi, brute, pourvu que tu aies de la sivoukha[1] à boire, c’est tout, c’est bien tout ce qui t’intéresse. Fi, quelle odeur de brandevin il exhale ! c’est une brûlerie ambulante ! tu es joli garçon, va, joli garçon… et pourtant ce n’est pas, je crois, de toi qu’il a été dit :

Il parut, et l’Europe admira sa beauté. »

En achevant ces mots, Tchitchikof se caressa le menton et la jambe, et il reprit à voix basse : « Quelle différence, vraiment, quand j’y pense, entre un gentilhomme… éclairé, civilisé, et ces ignobles figures de laquais ! »

Cependant la calèche dévalait. Il s’offrit de nouveau aux regards du voyageur des prairies, puis de ces vastes espaces qui ne sont pas des steppes russes et qu’en Hongrie on nommerait des poustas, en d’autres lieux le pays plat, ou des landes, et partout des solitudes… parce que l’on fait bien d’y aller plusieurs ensemble si l’on tient à voir se remuer un peu de monde.

On apercevait de loin en loin, pour toute décoration, quelques tremblaies de médiocre étendue. Doucement balancé sur ses moelleux ressorts, l’équipage continua de descendre le versant, en décrivant quelques sinuosités à peine sensibles. À la fin, ayant pris en effet par les prairies et atteignant les bas prés, le véhicule ne tarda pas à passer devant un moulin, puis à rouler sur un pont où il fit un bruit de tonnerre, puis dans un chemin creux, à ornières profondes, à descente rapide, à racines d’arbres en relief, à ais de rondins et à flaques boueuses. Tchitchikof se sentit bercé là comme un enfant ; nulle part il n’éprouva la moindre secousse brusque. La calèche avait été bien jugée ; c’était une merveille. Dès qu’elle eut retrouvé un sol plus ferme et plus uni, elle glissa comme une ombre. De jeunes aunes et des peupliers au feuillage argenté semblaient fuir, voler sur le passage, et le panache flottant de leurs branches abaissées fouettait à chaque instant le visage de Pétrouchka et de Séliphane, assis côte à côte sur le siége, trop élevé pour de si humbles tonnelles de branchages. Pétrouchka en fut quatre ou cinq fois fâcheusement décoiffé ; à tout coup il sautait à bas, ramassait sa casquette et montrait le poing aux arbres en leur adressant quelques paroles vives tirées de son vocabulaire inédit, et suivies d’un méchant regard jeté à la dérobée à son maître, qui lui avait ordonné de se placer sur ce maudit siége… Mais quant à fixer fortement sa casquette ou seulement à l’assujettir de la main, il n’en voulait rien faire, alléguant que l’accident ne se renouvellerait pas.

Aux arbres que nous avons nommés vinrent se joindre des trembles, des bouleaux et des sapins qui se groupaient et se massaient de plus en plus le long de la route.

Le bois s’épaississait, et, sous ses arceaux, le jour semblait devoir se changer en ténèbres ; mais bientôt, à travers les branches et les fûts tronqués, on vit luire comme les folâtres reflets d’un grand miroir agité au soleil… Les arbres s’éclaircirent… et voilà que notre voyageur vit devant lui la surface d’un lac de quatre kilomètres d’étendue en perspective. Sur la rive opposée à celle où roulait la calèche, était un village composé de chaumières clairsemées, faites de rondins hâlés en gris par l’effet du temps. Les toits en saillie sur le pignon se réfléchissaient dans l’eau, là où l’eau était calme. Mais en certain endroit, une vingtaine de villageois plongés dans le lac même, les uns jusqu’à la ceinture, d’autres jusqu’aux aisselles ou jusqu’au menton, tiraient à eux un immense filet.

Chose étrange !… dans ce filet s’était pris, je ne sais trop comment, outre le poisson, un individu de notre espèce, aussi large que haut, une vraie citrouille, un tonneau orné d’une tête, de jambes et de bras.

L’homme-citrouille, en se démenant, faisait grand remue-ménage dans l’eau et braillait de tous ses poumons : « Denis Télepine, donne à Cosime ! Cosime, prends le bout à Denis ! Hé toi, Thomas le grand, ne tiraille pas comme ça ! Laisse ça, laisse et va aider à Thomas le petit !… Ah ! les enragés, ils rompront la nasse ! »

On voit que, si l’homme-potiron criait à tue-tête, ce n’était nullement dans la crainte de se noyer ; il était parfaitement garanti contre un pareil accident par la rotondité de sa taille. En effet, il aurait en vain fait mille sauts de carpe et changé à l’infini de posture afin de pouvoir plonger, l’eau eût refusé obstinément de le recevoir dans son sein ; il était obligé par constitution de flotter en balise, et, si deux hommes se fussent établis sur son échine, toujours bien n’aurait-il pas sombré ; seulement sa carène ayant, dans cette hypothèse, un tirant d’eau plus considérable, son haleine devenant oppressée et les passages de la respiration souvent interceptés, je me figure qu’il aurait certainement lancé du nez et de la bouche une grande quantité de jets amusants qui l’auraient d’autant mieux fait ressembler à une baleine.

Ce qui provoquait ses cris, c’était uniquement la crainte que ses gens ne rompissent quelques mailles du filet, et que le poisson ne regagnât le large ; aussi se faisait-il amener à la rive avec toute la capture frétillante, au moyen de cordeaux que venaient de lui lancer pittoresquement quelques hommes qui se tenaient sur le bord.

« Ce doit être M. Kochkarëf lui-même, dit le cocher Séliphane.

— Pourquoi cela ? demanda Tchitchikof.

— Parce qu’il a, comme vous voyez, la peau bien plus blanche que celle des autres, un corps plus gros, plus gras, mieux nourri, plus respectable, et comme il convient à un seigneur. »

Ce dialogue avait lieu pendant que les gens de la rive amenaient déjà sensiblement vers la grève le monsieur emmêlé dans les mailles du filet. Dès qu’il eut senti qu’il pouvait prendre pied, il se mit debout, et ce ne fut qu’alors qu’il aperçut la calèche, et Tchitchikof qui trônait dedans, droit sur son séant, les mains sur les genoux et le sourire aux lèvres, au moment où l’équipage dévalait de la digue.

« Vous n’avez pas dîné ? » cria le gros monsieur en se redressant sur la rive au milieu des poissons pris, tout couvert qu’il était du filet, comme, en été, on voit souvent la main des femmes gantées en mitaine de soie à jour. Il tenait, lui, sous son réseau de ficelle sa main gauche au-dessus de ses yeux en garde-vue, pour se garantir du soleil, et sa main droite, plus bas… Le lecteur se rappelle la célèbre Vénus de Médicis ; bien.

« Non, répondit Tchitchikof en levant sa casquette et en s’inclinant avec aisance à quatre ou cinq reprises du haut de sa calèche.

— Eh bien, rendez grâce à Dieu, la chose en vaut la peine.

— Qu’est-ce que c’est donc ? dit Tchitchikof d’un ton de vive curiosité, et en tenant sa casquette suspendue à deux pouces au-dessus de sa tête. Il est amusant, ce bon colonel ! ajouta-t-il tout bas, tandis que l’autre se dégageait de la nasse avec le secours de son monde.

— Vous allez voir !… Thomas le petit, lâche le filet et montre un peu l’esturgeon qui est dans le grand cuvier ; Cosime Télépine, va donc lui aider. (Les deux pêcheurs désignés soulevèrent de dedans un cuvier la tête d’un poisson de grandeur monstrueuse.) Hein ! dites-moi, quel prince poisson est venu demander à visiter ma cuisine ! cria le seigneur à ronde panse. Çà, allez en avant, cher monsieur ; vous ne serez pas dans la cour que j’y serai moi-même. Cocher, prends par la descente et traverse les potagers… Hé ! Thomas Télépine le grand, cours leur débarricader la haie pour qu’ils passent. Cet homme va vous guider ; moi, tout à l’heure je suis à vous. »

Thomas le grand, paysan à longues jambes, courut pieds nus et en simple chemise, en avant de l’équipage, à travers tout le village, où l’on voyait étendus sur des pieux, devant chaque chaumière, rets, éperviers et filets de tout nom et de toute forme ; tous les gens de cet endroit étaient pêcheurs. Le rustre arriva à une barrière de palissade et enleva les quelques perches dont elle se composait. La calèche, après avoir traversé de grands terrains jonchés de légumes, franchit une autre barrière et roula sur une place au milieu de laquelle s’élevait une église de bois. Au delà s’apercevaient les toits de la maison seigneuriale.

« Oui, ce Kochkarëf est un drôle de corps ! pensa Tchitchikof.

— Me voici ! hé, je vous l’avais dit, » cria une voix.

Tchitchikof jeta un coup d’œil dans la direction de cette voix ; c’était celle du seigneur qui roulait dans un équipage léger, légèrement vêtu d’une veste de cotonnade, d’un pantalon de nankin, et le cou entièrement découvert. Il était assis de biais sur sa drochka, que sa vaste capacité remplissait et bien au delà, de sorte qu’il avait, pour guider, une tournure d’Automédon assez nouvelle.

Tchitchikof voulait lui adresser une parole quelconque, mais il avait disparu. La drochka[2] s’apercevait au loin à l’endroit où l’on tirait le poisson des plis de la nasse, et où de nouveau retentissaient les noms de Thomas le grand, de Thomas le petit, de Cosime et de Denis.

Quand la calèche se fut rangée contre le perron de la maison d’habitation, et que Pétrouchka eut ouvert la portière en abaissant le marchepied, Tchitchikof vit, à son très-grand étonnement, sur l’avancée, le gros monsieur en personne, les bras ouverts pour le recevoir ; il s’y jeta tout naturellement, sans pouvoir d’aucune façon se rendre compte du don d’ubiquité apparent de son hôte, ou du détour inutile qu’on semblait lui avoir fait faire. Ils se donnèrent l’un à l’autre le triple baiser en signe de croix d’usage antique et solennel. Le gros monsieur était un noble de l’ancienne coupe.

« Je suis venu chargé pour vous, dit Tchitchikof, des salutations et des compliments de Son Excellence.

— De quelle Excellence ?

— Eh mais !… le général Bétrichef, répondit Tchitchikof, non sans un certain embarras.

— Je ne le connais pas.

— Est-il possible !… Je me flatte du moins d’avoir le plaisir en ce moment de parler au colonel Kochkarëf ?

— Eh bien ! ne vous en flattez plus ; ce n’est pas chez lui que vous êtes tombé ; c’est Dieu merci ! chez moi ; chez moi, Peotre Pétrovitch Péetoukhof, Péetoukhof Pétrovitch Peotre, » répondit le gros seigneur jovial.

Tchitchikof resta stupéfait.

« Çà, comment donc ? dit-il en s’adressant à Pétrouchka et à Séliphane, qui tous deux se tenaient œil fixe et bouche béante, l’un assis sur son trône, l’autre debout contre la portière ouverte de l’équipage ; comment ! on vous a dit chez le colonel Kochkarëf, et vous m’amenez ici incommoder Pètre Pétrovitch Péetoukhof !

— Ces braves gens ont bien fait !… Allez à la cuisine, vous autres, prendre un bon coup d’eau-de-vie, dit Péetoukhof ; dételez et faites un peu connaissance avec mes gens.

— Je suis vraiment confus ; c’est une erreur qui… une erreur que… marmottait Tchitchikof.

— Il n’y a pas là d’erreur… allons donc, quelle erreur ? Vous dînerez, vous tâterez de ma table, et vous pourrez dire alors s’il y a eu erreur ou non. Je vous prie d’entrer, » ajouta-il en prenant Tchitchikof par le bras et l’introduisant dans la maison.

D’une chambre latérale voisine du salon sortirent deux adolescents en pardessus d’été, faits des nouveaux guingans, légers, minces et lustrés ; ces jeunes hommes avaient près de trois pieds de haut de plus que leur père.

« Ce sont mes fils, tous deux collégiens ; ils sont venus passer ici les fêtes. Toi, Nicolâchka, tiens compagnie à monsieur, et toi, Alexâchka, suis-moi. »

Et il disparut, suivi d’Alexandre. Tchitchikof s’occupa avec Nicolas, que le père appelait Nicolâchka[3]. Nicolas lui sembla promettre de sa personne, au pays, un employé, un gratte-papier, un fainéant de plus ; il raconta de prime abord à Tchitchikof que le gymnase du chef-lieu n’avait rien à lui enseigner, que son frère et lui avaient le projet d’aller à Pétersbourg, et que ce serait pour eux une grande duperie que de perdre leur temps dans leur province.

« Je comprends, pensa Tchitchikof ; cela tourne aux estaminets et aux boulevards. » Et il ajouta en s’adressant à l’enfant : « Et en quel état se trouve le bien de votre père ?

— Hypothéqué ! répondit le père lui-même qui venait de rentrer dans la chambre ; grevé, archigrevé !

— Ceci est mauvais, pensa Tchitchikof ; bientôt tout sera séquestré, vendu, morcelé ; il n’y a ici pour moi que du temps à perdre… Mon Dieu ! dit-il d’un ton de sympathie, vous auriez peut-être pu éviter d’engager ce beau domaine.

— Eh ! ce n’est rien ; on dit même que c’est avantageux. Tout le monde engage ses terres ; pourquoi donc rester en arrière des autres ? Je ne demeurerai pas toujours ici : il faudra bien aller essayer un peu de la vie de Moscou, et voici mes fils qui, de leur côté, abondent dans cette idée. Ils veulent avoir une éducation de capitale et non de village : c’est naturel.

— Voilà un fou ! pensa Tchitchikof ; il jette sa fortune au vent et il donne lui-même leçon de prodigalité à ses enfants. Ceci est un assez beau domaine ; s’il leur enseignait à se bien conduire avec les paysans, à régir sagement cette terre, tous s’en trouveraient bien, serfs et seigneurs. Mais, dès que ces deux grands dadais auront tâté de la civilisation des restaurants et des théâtres, toute cette prospérité s’en ira au diable. Moi, à leur place, je ferais ici mes choux gras… et comment !

— Allons, je sais, je sais ce que vous pensez là. (Tchitchikof se troubla et surtout lorsqu’il entendit les cinq premiers mots de ce qu’ajouta son hôte.) Vous pensez : « Voilà un fou ! voilà un fou, ce Péetoukhof ! il m’invite à dîner ; je suis chez lui depuis une heure, et rien n’est encore prêt. » Patience ! cela chauffe, cela chauffe, mon très-cher monsieur ! La fille à tête rosée que vous avez vue en passant n’aura pas fait ses tresses que nous serons servis, vous verrez.

— Père, voici Platon Mikhaïlovitch qui vient dîner avec nous, dit Alexandre qui s’était mis à la fenêtre.

— Où çà ? dit Nicolas ; là, sur un cheval gris ? tu crois, Alexandre ? Allons donc ! il est plus gros que ça.

— Plus gros, moins gros, comme tu voudras ; mais c’est son allure, c’est bien lui.

— Où donc ? où donc ? s’écria Péetoukhof en courant à la fenêtre.

— Qui est ce Platon Mikhaïlovitch ? demanda Tchitchikof à Alexandre.

— Un de nos voisins, répondit Alexandre ; Platon Mikhaïlovitch Platônof est un charmant homme. »

En ce moment entra dans la chambre un bel homme de grande taille bien prise, œil noir, chevelure blonde frisant d’elle-même, tout naturellement, en tire-bouchons, sur sa tête. Un jeune bouledogue à joli collier de cuivre, effrayant de vigueur et de denture, répondant au nom de Iarb, entra en même temps que son maître.

« Vous avez dîné ? dit mon hôte au nouveau venu.

— Oui.

— Alors vous êtes venu pour me narguer… Que diantre voulez-vous qu’on fasse d’un homme qui a dîné ? »

M. Platônof sourit et dit :

« Sachez pour votre consolation que je n’ai rien mangé, que je ne mange rien, que je ne mange plus, que je n’ai plus le moindre appétit.

— Quelle pêche je viens de faire ! si vous voyiez quel esturgeon ! demandez ; et même quels carassins !

— C’est dépitant de vous entendre parler. Comment faites-vous donc pour être toujours si gai ?

— Je vous le dirai, si vous m’apprenez d’où vient votre ennui.

— Belle question ! mon ennui vient de ce que rien ne m’intéresse, rien ne m’amuse plus.

— Vous mangez peu, tout est là. Mettez-vous à bien dîner, et vous verrez la différence. Ils ont inventé l’ennui ; la belle découverte, ma foi ! Autrefois, ici, on n’avait pas l’idée de ce mal-là.

— Vous y mettez de la fatuité, allons, comme si vous ne connaissiez pas l’ennui !

— Jamais je n’ai eu l’ombre d’ennui, je vous jure ; je ne saurais où prendre le temps d’en essayer. Le matin, je m’éveille ; le cuisinier accourt à l’instant : je lui commande le dîner, puis je prends le thé, je questionne l’intendant, je vais à la pêche, j’en reviens pour dîner, je dîne ; à peine j’ai dîné que le cuisinier reparaît pour que je lui commande le souper… Où voulez-vous donc que je trouve du loisir pour m’ennuyer ? »

Pendant tout le temps que dura ce dialogue, Tchitchikof envisagea le jeune seigneur ; celui-ci le frappa beaucoup par sa beauté très-peu ordinaire, par sa taille fine et souple, par la fraîcheur d’une jeunesse parfaitement conservée, par une pureté virginale d’incarnation, que ne venait point contrarier la plus petite tache de rousseur ou autre tache quelconque. Ni passions, ni chagrin, ni rien qui ressemblât à des inquiétudes ou à des émotions vives, n’avaient effleuré aucun de ses traits, n’étaient venus, par un pli, par une ride, par un vestige quelconque, s’imprimer sur cette surface lisse et placide, et du moins y apporter un peu d’animation. C’était, malgré un imperceptible sentiment ironique peut-être, une physionomie somnolente.

« Me sera-t-il permis, monsieur, de dire ici que, ni moi non plus, je ne puis comprendre qu’avec une figure comme la vôtre on puisse connaître l’ennui ? Je conçois pourtant que, si l’on a des revenus insuffisants au point de manquer d’argent, ou bien si l’on a des ennemis qui soient acharnés, capables même d’attenter…

— Veuillez croire, monsieur, que, comme diversion à l’état constant d’apathie où je vis, où je végète, si vous voulez, je désire souvent quelque chaude alarme, quelque bonne commotion physique ou morale… je voudrais qu’on me donnât quelque bon sujet de grande colère… mais non, c’est à l’ennui, à l’ennui sans diversion, que je suis condamné.

— Peut-être il vous manque des terres, ou bien ce sont les âmes qui vous manquent.

— Du tout. Mon frère et moi nous possédons dix mille déciatines de fort bonnes terres et plus de mille bras pour les cultiver, le tout sans dettes ni charges quelconques.

— C’est étrange pourtant ; mais il y a de mauvaises années, c’est là un grand sujet d’ennui.

— Au contraire, chez nous, tout prospère, et mon frère, homme d’ordre au premier chef, est un excellent agronome.

— S’ennuyer au milieu de tant de prospérité, c’est inouï, inconcevable ! dit Tchitchikof avec une certaine ondulation d’épaules assortie au sens de son exclamation.

— Et nous allons chasser l’ennui tout de suite, dit notre hôte ; Alexandre, cours à la cuisine dire au cuisinier de nous servir les rastigaï[4]… Çà, où sont donc le Gobe-mouche Éméliane et le Voleur Antochka ? Qu’est-ce qu’ils font au lieu de nous servir la châle[5] ?

Mais comme il achevait ces mots, le gobe-mouche et le voleur parurent la serviette au bras ; ils couvrirent la table et y déposèrent un plateau dominé par six flacons de diverses eaux-de-vie. D’autres domestiques encore allaient et venaient à la hâte, apportant différents mets légers dans des assiettes couvertes, à travers plusieurs desquelles on entendait le joyeux frémissement du beurre. Gobe-mouche Éméliane et Voleur-Antochka dirigeaient le service avec une grande entente. Ces sobriquets ne leur avaient été donnés que par manière d’encouragement, car leur maître était un fort bon homme, très-peu enclin à la gronderie. Mais je l’ai dit ailleurs, tout bon Russe a un continuel besoin de quelque mot pénétrant qui entre dru comme la hache dans le sapin ; ce régime est nécessaire à sa langue comme une bonne goutte d’eau-de-vie à son estomac. Que dire là-dessus au Russe, si c’est sa nature, une nature à qui il faut du montant ?

À l’antecœnium, comme de raison, succéda immédiatement le dîner ; ici notre brave homme d’hôte devint un véritable assassin ; à peine il voyait dans l’assiette d’un de ses convives un morceau, il le flanquait à l’instant d’un autre en disant : « Sans accouplement, ni l’homme ni l’oiseau ne sauraient vivre. » Si le convive, pour le contenter, avait pris deux morceaux, il lui en glissait aussitôt un troisième, et disait : « Le nombre trois est divin par excellence. » Le convive s’était-il administré trois morceaux, lui aussitôt : « Où a-t-on jamais vu un chariot à trois roues ? Qui jamais a construit une chaumière à trois angles ? » Il avait un autre dicton pour le nombre quatre, un autre pour le nombre cinq. Tchitchikof vint à bout d’une onzième et d’une douzième assiettée de diverses choses, et il pensa : « À présent, c’est bien fini, et je n’écoute plus rien. » Il eut beau dire, l’hôte, sans proférer une parole, mit devant lui une assiette chargée d’un morceau de dos de veau rôti à la broche avec tout le rognon.

Et qu’on juge de quel veau c’était ! « Je l’ai nourri de lait pur, deux ans de suite, dit la maître, et j’ai pris soin de lui comme de mon propre enfant.

— Je ne puis plus, dit Tchitchikof.

— Essayez, voyons, franchement, et après cela vous pourrez dire si vous pouvez ou ne pouvez pas.

— Il n’y a plus de place.

— À l’église, il n’y avait pas de place, entra le gorodnitchii[6], il se trouva de la place pour lui, et il n’était pas mince. C’était une telle presse qu’une pomme lancée d’en haut ne serait pas arrivée à terre. Essayez, vous verrez ; ce morceau, c’est le gorodnitchii. »

Tchitchikof essaya, et en effet le morceau se fit jour exactement comme le gorodnitchii. Il se trouva de la place là où il semblait que rien ne pût pénétrer.

« Comment un pareil homme irait-il vivre à Pétersbourg ou même à Moscou avec de telles habitudes d’hospitalité et de goinfrerie ? il serait ruiné en moins de trois ans. »

Ainsi parlait in petto Tchitchikof ; il ignorait combien tout cela est simplifié, facilité et perfectionné aujourd’hui ; il ignorait que, sans gorger personne de vins et d’aliments, son hôte pouvait, dans les grandes villes, manger tout son avoir, non pas en trois mois, mais en trois semaines de temps.

Il en fut à cette table des vins comme des viandes ; l’Amphitryon steppien ne cessa de verser rasade sur rasade à chacun et à soi ; rarement même Alexâchka et Nicolâchka furent oubliés par inadvertance, car les deux aimables adolescents firent leurs libations tout aussi bravement, d’un front tout aussi calme que les anciens ; et les jeunes gaillards se levèrent de table aussi fermes de jarrets que s’ils n’eussent arrosé leur repas de Balthasar que d’un grand verre d’eau de fontaine. À ce dernier trait, il est, je pense, facile de deviner vers quelle branche des connaissances humaines ils porteraient toute leur attention, une fois arrivés dans la capitale des tsars.

Les autres convives furent moins ingambes ; ils ne se transportèrent pas sans quelque peine de la salle à manger au balcon, et, au moment de se colloquer dans les angles d’un divan plus large que moelleux, un spectateur, placé à une certaine distance, eût pu croire qu’ils éprouvaient une sorte de houle marine ou d’oscillation terrestre. À peine établi dans son coin habituel, M. Péetoukhof y occupa de son ampleur un espace qui eût plus que suffi à quatre personnes, et s’y laissa aller sur l’heure à un sommeil cyclopéen, tempêtueusement paisible et profond ; sa bouche et ses narines largement ouvertes et toutes frémissantes rendaient des sons variés et puissants à désespérer non-seulement les premiers fabricants d’orgues d’Allemagne et du pays batave, mais même les plus redoutables compositeurs de la grande musique moderne ; il y avait là, outre les basses, et flûte et tambour et trompettes brochant sur un ronflement soutenu et frémissant, qui allait agiter sur leurs gonds les battants crochetés de la porte et des fenêtres ouvertes.

« Voilà un véritable tonnerre d’harmonie ! » dit Platônof.

Tchitchikof se borna à sourire.

« Sans doute qu’avec une table comme la sienne, on ne donne aucune prise à l’ennui ; le sommeil est tout de suite là, ajouta Platônof.

— C’est vrai. Mais avec tout cela, pardon, je ne puis comprendre comment on donne prise sur soi à l’ennui, quand il est tant de moyens de s’en garantir.

— Ces moyens sont… ?

— Sans nombre, selon moi, pour un jeune homme : l’un fait ses délices de la danse ; un autre, d’un instrument de musique ; un autre se marie… que ne vous mariez-vous ?

— Avec qui ?

— Il y a certainement bien dans le pays des demoiselles à marier jolies, riches, aimables.

— Non, que je sache.

— Il faut en aller chercher plus loin, il faut voyager un peu. »

Voyager est un mot autour duquel se groupent presque toujours une foule de riantes idées ; Tchitchikof, après l’avoir prononcé, ne put s’empêcher de regarder attentivement son interlocuteur et de s’écrier :

« Voilà, voilà un excellent remède à l’ennui !

— Quoi ?

— Voyager.

— Voyager où ?

— Eh mais, puisque vous avez tant de beau loisir doré, venez courir un peu le pays avec moi, » dit Tchitchikof. Et il pensa, toujours en observant M. Platônof : « Ce serait charmant ; il payerait la moitié des frais du voyage, cela va sans dire, et de plus, toutes les réparations d’équipage.

— Où vous proposez-vous d’aller ?

— En ce moment, je voyage moins pour mes affaires que pour faire plaisir au général Bétrichef… vous le connaissez ?

— Pas du tout.

— C’est un de vos voisins, un ami, un excellent ami, à qui j’ai des obligations ; il m’a prié d’aller voir des personnes de sa parenté, de leur porter quelques paroles de lui ; sans doute il y a parents et parents… Aussi bien est-ce en partie pour mon divertissement que je me suis chargé de la chose : car voir le monde, examiner par occasion de nouveaux hommes, presque chaque jour, un à un, famille à famille… c’est, quoi qu’on en pense, un excellent contrôle de la science, ou plutôt, à mon sens, c’est le livre même de la vie. »

Tchitchikof se tut un instant ; puis, le voyant rêveur, il se dit in petto : « Vrai, ce serait charmant !… Il est riche, il peut bien prendre sur lui deux tiers des frais, il peut se charger même de tous les frais ; il a des chevaux, on peut se servir de ses chevaux. Parfait ! les miens, pendant ce temps-là, se referont… je veux dire se referaient joliment dans son village…

— Eh quoi donc, pensait de son côté Platônof, pourquoi ne pas se distraire, se promener un peu avec un bon compagnon ? Je n’ai rien à la maison qui me retienne ; tout, dans nos terres, est dans les mains de mon frère, qui aime, lui, ces soins et ces tracas d’économie rurale. » Et il dit à Tchitchikof : « Rien n’empêche, en effet, que nous ne voyagions quelques semaines ou même quelques mois ensemble ; seulement… voudrez-vous bien consentir à passer chez mon frère une couple de jours ? Je le connais, il serait, sans cela, homme à me retenir sous différents prétextes.

— Deux jours, trois, si vous l’aimez mieux ; qu’à cela ne tienne, et je m’en fais un grand plaisir.

— Eh bien ! touchez là ! nous partons ! » s’écria Platônof tout réjoui de la résolution prise.

Et ils se frappèrent cordialement l’un l’autre dans la main en disant :

« C’est convenu ; nous partons !

— Où ça, où ça ? voyons ! s’écria leur hôte en s’éveillant, et en braquant sur eux deux gros yeux chargés de moiteur et de somnolence ; non pas, non pas, ma foi ! chère dame[7] ; on ne fuit pas si aisément de chez moi, et nous y avons mis bon ordre ; j’ai fait enlever une roue à certaine calèche élégante ; et quant à votre étalon, Platon Mikhaïlovitch, je l’ai envoyé en expédition à quelque quinze verstes d’ici. Vous couchez aujourd’hui chez moi ; demain, si vous l’ordonnez, nous dînerons de très-bonne heure, et vous serez libres comme l’air dès après la séance. On ne badine pas avec Péetoukhof, mes belles dames ! »

Platônof connaissait assez bien le patron pour savoir qu’il n’y avait pas à s’en défendre, et il se résigna à rester. Il n’y a rien de tenace, en Russie, comme les hommes de cette humeur dans leur parti pris d’hospitalité.

En revanche, pour les dédommager, les deux futurs compagnons de voyage furent gratifiés d’une soirée admirablement gaie. M. Péetoukhof organisa une promenade sur l’eau. Douze de ses paysans, armés chacun d’une rame, les transportèrent, en chantant avec beaucoup d’entrain plusieurs chansons mélancoliques à refrains bruyants, à travers toute la surface unie d’un lac, à l’extrémité duquel ils pénétrèrent dans un courant, en amont d’une large rivière sans berge de part ni d’autre, et où ils eurent à passer à chaque minute sur des cordes tendues au travers du courant par les pêcheurs de profession. Les eaux faisaient voir, à une certaine agitation, la force de leur mouvement naturel contre l’obstacle des nombreuses perches fichées çà et là dans la rivière ; mais les rameurs levaient, au moment voulu, leurs douze rames à la fois avec précision, et le kâter[8], obéissant à l’impulsion donnée, glissait comme l’oiseau sur la surface immobile, éblouissante des lueurs d’or et de pourpre d’un beau soir.

Le coryphée était un gaillard à large poitrine, possesseur d’une voix pure et sonore, d’un vrai gosier de rossignol. C’est lui qui entonna la chanson, cinq de ses camarades reprirent ses paroles ; les six autres joignirent leurs voix en relevant le premier motif, pendant que les premiers passaient à un second motif et que le coryphée déjà préludait à un troisième, et le chant ainsi grandit, grossit, s’élargit, s’anima… Péetoukhof s’agita sur la banquette, puis il chantonna, puis il se joignit assez résolûment à la basse, qui était la partie faible du canon. Tchitchikof ne chanta pas, mais il se sentit fier pour son pays d’entendre, à la lisière de la steppe, un chant russe si harmonieux. Le seul Platônof, fidèle à lui-même, pensa : « Le beau plaisir vraiment d’écouter des chants plaintifs et langoureux, comme si on n’avait pas déjà assez de prosaïque langueur dans l’âme, sans la triste poésie d’une pareille musique ! »

Ils redescendirent ensuite le courant et retraversèrent le lac ; il faisait déjà presque sombre ; bientôt les rames frappèrent une eau noire comme l’encre, et qui ne réfléchissait plus rien du ciel ; il était nuit close quand ils regagnèrent leur point de départ. Sur la rive des feux étaient allumés, et sur des trépieds de fer les pêcheurs confectionnaient une soupe au poisson où, pour le nombre et l’espèce, dominait, dans son mélange avec les autres, le ierche[9] qu’on précipitait vivant dans la chaudière.

Tout dans la cour domaniale était déjà rentré ; il y avait une bonne heure qu’on avait renfermé le bétail dans les étables et la volaille dans les basses-cours. La poussière que tout cela avait soulevée était depuis longtemps retombée ; les pâtres, assemblés à la porte cochère, attendaient leur pot de lait et une invitation d’aller prendre leur part à la soupe aux ierches.

À la faveur du calme et des ténèbres de la nuit, on entendait les paisibles entretiens des villageois, mêlés au jappement des chiens de quelques hameaux d’alentour. La lune s’élevait et commençait à éclairer les sites ; bientôt après tout fut baigné de sa douce lumière, et ce furent de magnifiques tableaux vainement exposés : les spectateurs manquaient au spectacle. Nicolâchka et Alexâchka, en ces mêmes instants, pensèrent plus que jamais aux théâtres, aux cafés, aux boulevards et aux guinguettes de Moscou, dont leur avait beaucoup parlé, à son passage, un cousin qui était étudiant à l’Université de cette capitale ; leur père était tout absorbé dans la composition… de ses menus ; Platônof bâillait. De nos trois principaux personnages, le plus libre, le plus vif, le plus satisfait, le plus joyeux était Tchitchikof… et encore avait-il une petite préoccupation, celle de l’avenir ; car il se disait, à propos du présent : « Ah, vrai ! il faut que j’aie, moi aussi, un village !… » Et aussitôt se présentèrent à son imagination, avec le champ, le pré et le bocage, avec la jolie maison et les jardins, la gentille petite femme et ses poupons, et, comme pendants, de belles vaches et de timides veaux bondissant autour d’elles.

Le souper fut moins long, mais presque aussi copieux que le dîner.

Quand Pâvel Ivanovitch Tchitchikof se fut rendu dans la chambre qui lui avait été destinée, et qu’en se couchant il tâta son ventre, il dit : « Tendu comme un tambour ! Cette fois, bien sûr, le gorodnitchii Nicolas ne pourrait pas pénétrer dans l’église. » Et il allait s’endormir d’un somme héroïque ; mais une petite misère vint se mêler à cette félicité : il n’était séparé que par une cloison du cabinet de M. Péetoukhof, et cette cloison était si mince qu’on entendait distinctement tout ce qu’on disait ou faisait de l’autre côté. L’hôte se trouvait dans ce cabinet, fort occupé à commander à son cuisinier, sous prétexte d’un déjeuner de onze heures, un véritable dîner de noces. Et de quel ton, et en quels termes il commandait ! c’était à mettre en appétit un moribond ! M. Péetoukhof en parlant se léchait les lèvres et semblait savourer, la narine épanouie, un jus de viande exquis :

« À petit feu, tu entends, à petit feu… et laisse-le se rissoler… se rissoler comme il faut !… »

Et le cuisinier répondait avec cette soumission et cette politesse servile qui s’expriment par un nombre incroyable de petits sifflements :

« Je comprends sss[10], on peut sss le faire comme ça s s.

— Et quant au koulébeak, tu le feras carré… carré, carré… m’entends-tu bien ?… Dans un des angles tu mettras des joues d’esturgeon et de la visiga (du cartilage de sterlet) ; dans un angle, un bon gruau de sarrasin assaisonné de champignons et d’oignons, puis de la laitance, du frai doux et des cervelles arrosées de jus de citron, et dans la quatrième partie, des crêtes de coq, des queues et des pattes d’écrevisse, et… et… tu sais bien toi-même, comme ça… que ça soit friand, vois-tu, que ça soit friand ! »

Et tout en parlant ainsi, M. Péetoukhof retirait à tous moments son haleine, et se léchait les lèvres, et se trémoussait dans son fauteuil à le faire craquer sous lui.

« Je comprends s s s. On peut s s bon ! s s s ; on peut s s, on peut faire ainsi que vous l’ordonnez.

— Et fais aussi que, par un bout, il soit fort en couleur, et de l’autre bout, plus jaunet, plus pâle et plus tendre. Et pour ce qui est du corps même du gâteau, fais-le cuire de telle sorte qu’il soit tout imprégné du jus des choses de chaque quartier, entends-tu, car il faut que la pâte fonde… qu’elle fonde dans la bouche, vois-tu bien, comme de la crème brûlée ; qu’il n’y ait point de travail pour la dent et qu’on n’entende rien croquer. »

Tandis qu’il parlait ainsi, on entendait le clapotement continu de ses lèvres, qui devaient être tout inondées d’une lymphe voluptueuse, dont le gastronome de campagne a le privilège exclusif.

« Quel diable d’homme ! il n’y a pas moyen de dormir, » pensa Tchitchikof, et il remonta le couvre-pieds sur sa tête pour ne plus rien entendre. Mais cette précaution ne l’empêcha pas d’entendre encore :

« Çà… et autour de l’esturgeon, mets de la betterave, en forme d’étoiles, des champignons blancs, jaunes, roux et de la morille… puis de la râpure de raifort et des rouelles de carottes, des pois dragées, des pois verts ou des fèves, hum ! Enfin, tu sais… qu’il y ait de tout et beaucoup en symétrie, oui ! Après cela tu nous enverras une panse de porc farcie, le jus à part en saucière. Remplis-moi ça si bien que chacun en voyant devant soi cette peau rissolée et tendue, ait envie, tout d’abord, d’y porter à la fois la fourchette, le couteau et la dent. »

Péetoukhof commanda encore beaucoup d’autres plats.

« Je n’ai décidément plus sommeil, » murmura Tchitchikof en se tournant de gauche à droite, en se faisant un profond ravin de ses oreillers et en recouvrant le tout, la tête comprise, de sa couverture ouatée ; mais, malgré la ouate et la plume, la couverture et les oreillers et la cloison de poutrelles, il entendait encore ces mots : « À petit feu, à petit feu ! et arrose souvent, et surveille bien ; et retourne à temps. Il faut, vois-tu, que cela soit rissolé, et rissolé également… »

Tchitchikof s’endormit sur une dinde farcie aux châtaignes.

Le lendemain, nos trois convives mangèrent tant et si bien, que Platônof se déclara lui-même hors d’état de monter son étalon. Le cheval fut renvoyé avec un palefrenier de Péetoukhof. Tchitchikof et Platônof prirent place dans la calèche ; Iarb, le doguin de ce dernier, suivit l’équipage d’une allure assez lourde ; lui aussi il était repu outre mesure.

« Notre hôte pousse les choses un peu bien loin dans ses curées, dit Tchitchikof dès qu’ils furent hors de la cour.

— Et cette vie-là ne l’ennuie pas, voilà ce qui me dépite, répondit Platônof.

— Hum ! si j’avais comme toi, pensa Tchitchikof, soixante-dix mille roubles de revenu, ce n’est certes pas moi non plus que l’ennui viendrait surprendre.

— Ne seriez-vous pas trop contrarié de passer avec moi dans une campagne située à dix kilomètres d’ici ? dit Platônof ; je voudrais prendre congé de ma sœur et de mon beau-frère.

— Nullement, nullement, je vous assure.

— Si vous êtes amateur d’économie rurale, poursuivit Platônof, vous aurez plaisir à faire sa connaissance. Vous ne trouverez nulle part un homme plus entendu dans cette partie : en dix années de travail intelligent, il a mis son domaine dans un état si florissant, que le revenu en est déjà plus que triplé.

— D’après ce que vous me dites là, votre beau-frère ne peut être qu’un homme fort honorable ; il y a tout profit à faire la connaissance de pareilles personnes. Il se nomme… ?

— Constánjoglo.

— Son nom de baptême et celui de son père, je vous prie ?

— Constantin Féedorovitch.

— Constantin Féedorovitch Constánjoglo. Je vous remercie. Vous m’avez donné un bien grand désir de le connaître. Oui, oui ; c’est une connaissance bien bonne à faire. »

Platônof se mit à prodiguer les indications au cocher Séliphane, ce qui était une besogne pénible, mais indispensable, car celui-ci se trouvait, ce jour-là, singulièrement occupé du soin de garder sur son siége un salutaire équilibre. Quant à Pétrouchka, par un étrange effet de la voix, au demeurant fort douce, de Platônof, deux fois il tomba du siége en s’enroulant comme une pelote, de sorte qu’il fallut l’assujettir avec des cordes au flanc gauche de Séliphane, que tout ce travail des maîtres dégrisa heureusement un peu.

« Oh ! l’animal ! dit plusieurs fois Tchitchikof.

— Quel veau ! bégaya Séliphane, évidemment fier de son aplomb à peu près retrouvé.

— Voyez ; voici l’endroit où commencent les terres de Constantin ; cela n’a-t-il pas un tout autre aspect ? »

Et, en effet, on voyait un jeune bois aux arbres droits comme des flèches, puis un autre bois plus haut, une nouvelle futaie, puis un bois plus vieux, plus élevé encore et rempli de superbes baliveaux. Et nos voyageurs passèrent à travers le bois, objet de leur admiration, successivement sous quatre berceaux prolongés comme les arceaux gigantesques d’une immense ville fortifiée qui aurait eu quatre murs d’enceinte en étages, tous percés de tunnels et de plus en plus imposants.

« Tout cela, reprit Platônof, a poussé chez lui en huit ou dix ans ; il en faudrait trente à tout autre propriétaire pour obtenir un pareil résultat.

— Comment a-t-il donc fait ? dit Tchitchikof.

— Vous n’avez qu’à le lui demander ; tout ce que j’en vois, moi, c’est qu’il est né agronome, si bien qu’il ne donne rien au hasard, et que, n’exigeant de la terre que ce qu’elle donne volontiers, il obtient tout ce qu’il lui demande. Il connaît la nature des terrains, mais c’est peu : il considère attentivement le voisinage de chaque terrain ; toute chose chez lui doit fonctionner à double et à triple fin. En tout lieu, l’aménagement des bois est un travail très-important en lui-même ; chez lui le bois sert le champ, la forêt communique son humidité où il faut, donne ses feuilles mortes où il faut, porte son ombre où il faut, et protège contre les ouragans les parties qu’il faut protéger. Le pays se plaint de la sécheresse, lui, il n’en souffre point ; se plaint-on de la disette… il a autour de lui des récoltes superbes. Je regrette d’être si peu versé dans cet objet que je ne sais pas même en parler. Lui, il a le secret de la terre. Que voulez-vous que je vous dise ? c’est à ce point qu’il passe pour sorcier. Vous verrez, vous verrez beaucoup de choses aujourd’hui même… naturellement pas la centième partie de ce que je puis voir tous les jours… Mais tout cela n’empêche pas que je m’ennuie.

— Ah çà, voici un bien singulier homme avec son ennui, pensa Tchitchikof ; un tout jeune homme, comment dirai-je ?… superficiel, qui… qui ne sait pas raconter les choses en détail, qui ne parle que par ennui et s’ennuie de parler ; je voudrais tout savoir en détail… Vrai, voilà que je grille d’impatience. »

À la fin on découvrit un village, un village énorme, un village qui faisait l’effet d’une ville, par l’effet pittoresque des habitations, construites sur trois hauteurs surmontées d’un même nombre d’églises, et ceintes de toutes parts de meules de foin et d’amas de gerbes. »

« C’est vrai, se dit Tchitchikof ; on voit bien qu’ici habite un maître homme de seigneur. »

Les chaumières étaient de bonne et solide construction, les rues larges ; la voie, sèche, unie, tenue dans un état parfait ; ainsi que tous les chariots arrêtés aux portes cochères. Il passa un paysan, il avait une expression de physionomie pleine d’intelligence. Le bétail était remarquablement beau, et il n’y avait pas jusqu’au pourceau de l’endroit qui n’eût je ne sais quel air sentant son gentilhomme, comme qui dirait un pourceau distingué et de grande maison.

Là, sans doute, vivent ces paysans qui, comme dit la chanson, bêchent l’argent et le remuent à la pelle. Il n’y avait, il est vrai, ni parcs à l’anglaise, ni prairies artificielles, ni tourelles légères, ni ponceaux élégants… mais il était impossible de ne pas admirer une longue et large perspective d’embarres, de granges, de magasins, de maisons de travailleurs de tout genre s’étendant jusqu’à la maison seigneuriale, à quoi il était facile de reconnaître que le seigneur portait un intérêt direct aux travaux et voulait voir ce qui se faisait autour de lui. Il s’élevait même au-dessus de la toiture du maître une sorte de tour vitrée d’où l’on découvrait le pays à quinze ou seize verstes à la ronde, belvédère destiné, non pas à l’ornement de la maison et à l’agrément des visiteurs, des enfants et des serviteurs, mais à la surveillance du travail des champs, de tous les côtés de l’horizon ; bref, c’était un véritable observatoire agronomique.

Nos deux voyageurs, à leur descente de calèche, virent venir à eux deux domestiques dégourdis, qui ne ressemblaient en aucun point à notre lourd et aviné Pétrouchka. Ils n’étaient pas en habit à la française ; ils portaient des tchekmènes (tuniques) cosaques du drap bleu du cru, et la taille se dessinait sous l’aspect d’une ceinture de drap bleu turquoise ou lapis-lazuli.

La maîtresse de la maison accourut elle-même sur le perron du manoir. Elle était fraîche comme la rosée de mai et belle comme un jour de juillet. Elle avait tous les traits de Platônof, tous ; mais avec cette différence pourtant, qu’au lieu de la somnolence fatigante de son frère, elle était éveillée, communicative, joviale et accorte.

« Bonjour, frère ; ah ! que je suis contente de te voir ! Constantin n’est pas à la maison, mais il ne va pas tarder à rentrer.

— Où est-il donc ?

— Il est en affaires au village avec des trafiquants ; je te répète qu’il ne peut tarder, vu que ses prix sont arrêtés, et qu’on ne marchande pas avec lui, » dit la dame ; et elle introduisit les arrivants dans les appartements.

Tchitchikof regardait avec curiosité la demeure de l’homme extraordinaire qui avait deux cent mille roubles de revenu ; il avait la pensée de se faire à lui-même, d’après les appartements, une idée assez exacte du maître, comme d’après une coquille vide on juge de l’huître ou du limas dont elle a été l’asile et l’ouvrage. Mais il était fort difficile ici de tirer aucune conclusion de l’aspect de la coquille : les chambres étaient tout ordinaires et les parois nues ; ni fresques, ni tableaux, ni bronzes, ni fleurs, ni tablettes, ni porcelaines, ni livres, rien : en un mot tout annonçait que l’essence de la vie de l’individu principal de cette habitation n’était point resserrée entre quatre murs, mais ailleurs, mais épandue au grand air dans les campagnes, et que ses pensées ne s’élaboraient pas à loisir devant un bon feu de cheminée, au fond d’un moelleux fauteuil ; là même où elles lui venaient à l’esprit, il les mettait à exécution sans désemparer et sur-le-champ. Tout ce que Tchitchikof put remarquer dans les appartements, ce fut le signe très-probable d’un travail de femme : sur les tables et sur les chaises étaient disposées des planches de tilleul très-propres, et sur ces planches, des étamines de fleurs destinées à être conservées sèches.

« Qu’est-ce que c’est donc, sœur, que toutes ces balayures de jardin et ce foin que tu nous étales là ?

— Des balayures ! mes fleurs, mes simples, des balayures ! du foin ! Y penses-tu ? Avec cette fleur-ci je coupe une fièvre net comme une tranche de lard. Elle m’a servi l’hiver dernier à soulager, à sauver peut-être plus de trente paysans, hommes et femmes ; tiens, voici un puissant astringent ; celles-là se mettent en confiture ; celles-ci dans les salaisons de concombres et autres… Bien, bien, à présent vous riez des concombres d’hiver et des conserves au sucre, au vinaigre et à l’eau-de-vie ; ah ! c’est bien ridicule aujourd’hui, n’est ce pas ? mais plus tard, je vous en régalerai, et vous serez les premiers à m’en faire compliment. »

Platônof se mit devant le piano et voulut déchiffrer quelques cahiers de musique ; mais bientôt il se leva et dit en plissant le front et haussant les sourcils :

« Ouf ! quelles vieilleries, sœur ! et n’as-tu pas honte d’en rester là de ta musique ?

— Ah ! mille excuses, mon cher frère, mais il y a bien longtemps que je n’ai plus le loisir de m’occuper de musique pour moi-même. J’ai une fille de huit ans qui me fait retourner aux gammes du solfège. La confier à des mains étrangères afin de pouvoir, moi, me délecter des nouvelles partitions… non, frère, avec ou sans ta permission, je n’en ferai assurément rien.

— Sais-tu que tu deviens ennuyeuse, chère sœur ? » dit nonchalamment Platônof, et il alla se mettre à la fenêtre ; aussitôt il ajouta ; « Ah ! voici Constantin là-bas. »

Et le frère et la sœur regardèrent dans la cour.

Tchitchikof, de son côté, se précipita dans la baie d’une fenêtre ouverte. Vers le perron s’avançait un homme de quarante ans, d’une physionomie à la fois vive et modeste. Son costume était d’un homme qui ne pense point à sa toilette. À sa droite et à sa gauche marchaient, le bonnet à la main, deux hommes de la classe inférieure, qui paraissaient solliciter de lui quelque chose. L’un était un simple paysan ; l’autre un pataud à l’air mignard, un lourd complaisant vêtu d’une sibirka grise. Comme ils réussirent à arrêter M. Constánjoglo tout près du perron, leur entretien se faisait parfaitement entendre dans les chambres.

« Voilà, voilà ce que vous devez faire, à mon avis, disait Constánjoglo au paysan ; rachetez-vous de votre seigneur : vous n’avez pas assez, supposons… eh bien, je vous prêterai, et vous me rembourserez en journées de travail.

— Non, à quoi bon nous racheter ? prenez-nous comme cela à votre service, et pour toujours : chez vous on devient hommes et on apprend la vie. Partout ailleurs, voyez-vous, le mal est si grand et si fort qu’il attire à soi ; les cabaretiers ont inventé de telles eaux-de-vie aux herbes qu’elles allument dans la poitrine une soif qu’un seau d’eau froide est impuissant à éteindre. On se remet, on s’aperçoit qu’on n’a plus un rouge denier. C’est une grande tentation, un scandale ! Le malin retourne le monde à sa guise ; je vous assure qu’il emploie toutes sortes de piéges, sans souci du regard de Dieu, pour tirer à lui le pauvre monde. On s’est mis à se bourrer le nez de tabac en poudre, à se gorger de la fumée de cette herbe maudite qui tue les mouches ; il se vend publiquement des philtres en bouteilles ; on a vu, c’est certain, on a vu le cuisinier d’une dame, d’une noble, préparer pour sa maîtresse des grenouilles, figurez-vous de vraies grenouilles… et c’est le docteur qui a donné la recette d’après laquelle on cuit et on assaisonne cette crapaudaille. La dame a tout avalé ; elle en redemande, figurez-vous… et voilà que le cuisinier en a goûté, et qu’il soutient que c’est très-bon. Quand tout marche au commandement du diable, que peut faire l’homme ? On a des yeux, on voit, on y est pris.

— Écoute, il faut que tu saches bien ce que tu me demandes. Chez moi on est bien loin de faire tout ce qu’on veut, et j’admets moins qu’un autre cette excuse qu’on a été tenté. Il est vrai que vous recevrez tout de suite une vache et un cheval ; mais à quoi il faut bien songer, c’est que positivement j’exige du paysan plus que personne n’exige dans tout le pays. Sur mes terres le travail est le premier point, et j’oblige les gens à travailler pour eux avec le même zèle et la même assiduité que pour moi ; je suis très-mauvais pour les paresseux, et j’ai le droit, vois-tu, de leur rendre la vie dure ; je travaille moi-même comme un bœuf, et je serais très-choqué qu’on essayât de se tenir devant moi les bras croisés. J’ai éprouvé, frère, que, quand on ne travaille pas, les rêves arrivent, la tête s’en va, et on est fou de son corps. À présent tu es avisé, laisse-moi, va causer de tout cela avec les autres, réfléchis mûrement, et consultez-vous bien.

— Eh, Constantin Féedorovitch, c’est déjà tout réfléchi ! Ce que vous dites là, les vieux nous l’ont très-souvent dit à leur manière. Un fait que nous savons, c’est que tous les paysans de vos terres sont riches, et on sait bien aussi qu’ils ne volent point ; l’argent ne leur est pas tombé du ciel, et vos prêtres d’ici sont de vrais hommes du bon Dieu, au lieu que chez nous, partout eux aussi ont tourné à mal, et il n’y a plus personne pour prêcher la morale.

— C’est égal, allez et délibérez avec les vôtres.

— Bien, Constantin Féedorovitch, nous allons…

— Eh bien, Constantin Féedorovitch, vous me ferez, n’est ce pas, la grâce de rabattre un tiers ou au moins un quart ? dit le grivois en sibirka bleue qui marchait en minaudant et en frétillant à sa gauche.

— Je t’ai déclaré dès les premiers mots que je n’aime pas à marchander. Je te répète, maintenant, que je ne suis nullement dans le cas de tel hobereau que tu vas trouver sournoisement juste la veille de l’échéance de sa dette du Lombard. Je vous sais tous par cœur, voyez-vous ; je sais que vous avez tous un état exact des dettes de la noblesse du district où vous exercez, et que vous épiez les échéances pour paraître à point au moment de l’angoisse : il est clair qu’alors vous obtenez ce que vous voulez à moitié prix. Mais pour moi, qu’est ce que c’est que ton argent, lorsque je puis, sans même y penser, laisser dans mes selliers, mes chantiers, mes magasins, dormir paisiblement bois, blé, chanvres, goudrons, résines, charbon, et le reste ? Je n’ai pas de payements à faire au Lombard, moi.

— Ça c’est vrai, Constantin Féedorovitch. Eh bien, c’est dit, mais c’est seulement pour l’avantage de traiter avec vous, car il n’y a là aucun profit à espérer. Voici les arrhes ; il y a là trois mille roubles, tenez. »

Et il livra à Constánjoglo un paquet de sales assignats qu’il venait de tirer de sa poitrine ; Constánjoglo prit le paquet et le fit aussitôt passer très-froidement, et sans compter, dans l’une des poches de derrière de la robe de son surtout.

« Hum ! fit tout bas Tchitchikof ; il fait de ces assignats de banque comme d’un mouchoir de poche ! »

Constánjoglo, une minute après, parut sur le seuil du salon. Tchitchikof fut frappé plus fortement encore, en le voyant de près, par le hâle de son visage, par le fourré de sa noire chevelure déjà marquée çà et là de gris, par l’expression vive de son regard et par le teint bilieux particulier aux natifs du Midi. Il n’était pas d’une origine proprement russe ; lui-même il ignorait d’où étaient venus ses ancêtres, et se souciait très-peu de son arbre généalogique, jugeant que la possession des preuves ne vaudrait jamais le coût de la recherche, et que de tels documents ne sont d’aucune utilité en agronomie. Il se tenait pour Russe et bon Russe, à tel point qu’en fait de langues, il ne savait que le russe, et qu’il le parlait sans ambages, tout à fait à la russe.

Platônof présenta Tchitchikof, et celui-ci eut à l’instant même l’accolade de bienvenue.

« Mon cher Constantin, tu sauras que, pour secouer mes tristesses sans cause, ou, si tu veux, mon hypocondrie, dit Platônof, j’ai résolu de parcourir plusieurs gouvernements. Et voici justement Pâvel Ivanovitch qui m’a proposé de l’accompagner, dans l’idée qu’il a que cela me fera du bien.

— À merveille ! » dit Constánjoglo.

Puis s’adressant poliment à Tchitchikof, il ajouta :

« Et où comptez-vous aller d’abord ?

— Je vous avouerai, dit Tchitchikof en penchant avec grâce la tête sur l’épaule droite et en caressant le bras de son fauteuil, que je voyage pour le moment non pas tant pour mes affaires ou mes plaisirs que pour obliger une autre personne que je ne vois pas d’inconvénient à nommer ici. C’est le général Bétrichef, un homme excellent, qui est pour moi, je puis dire, plus qu’un ami, et qui m’a prié d’aller en son lieu et place visiter quelques-uns de ses parents. D’un autre côté, je trouve à cela mon plaisir et mon avantage en un certain sens : sans parler du point de vue hygiénique d’éviter les inconvénients d’une vie trop sédentaire, je maintiens que le monde est, après le livre que recommande l’Église, le livre contenant la science qu’il est le plus important à l’homme d’étudier bien à fond et par pratique.

— Oui, il est bon d’aller un peu dans le pays examiner par soi-même quelques recoins mal connus.

— Votre remarque est d’une parfaite justesse ; examiner par soi-même ces recoins-là et autres, c’est réellement et… véritablement fort bon ; il faut… aller voir ces choses que, sans se déplacer, on n’aurait pas vues, aborder des hommes tout retirés, que l’on n’aurait jamais rencontrés ailleurs ; et parfois leur entretien vaut des lingots d’or. Aujourd’hui, par exemple, n’ai-je pas une de ces chances inappréciables, celle de recourir à vous, mon très-estimable Constantin Féedorovitch… instruisez-moi, étanchez la soif que j’ai de toute vérité… intéressante ; je recueillerai vos douces paroles comme la manne céleste.

— Vous instruire ! comment cela, et de quoi ? dit Constánjoglo avec ébahissement ; je suis un bien pauvre précepteur, moi qui ai reçu une éducation de deux sous.

— Enseignez-moi la sagesse, mon très-honoré, la sagesse ! la sagesse qui consiste essentiellement, en Russie, dans le grand art de manier, comme vous le faites, le timon de l’économie rurale, l’art d’améliorer un domaine tout en retirant de lui un revenu sûr, l’art de créer par son intelligence une fortune non pas imaginaire, mais réelle, accomplissant par le fait même ses devoirs de citoyen, et méritant ainsi les respects de ses compatriotes.

— Je vais vous dire tout ce qu’il y a à faire… Restez demain la journée entière chez moi, je vous montrerai tout ce qu’il y a à voir et vous expliquerai tout ce que vous voudrez, dit-il après avoir regardé avec complaisance Tchitchikof en qui il croyait remarquer quelques dispositions heureuses. Vous verrez comme tout cela est simple, vous reconnaîtrez qu’il n’y a là ni grande sagesse, ni science profonde.

— Oui, oui, restez, » dit la dame ; et s’adressant à son frère, elle ajouta : « Je ne te laisse pas partir demain. Rien ne vous presse… ainsi, tu restes, c’est convenu.

— Je me mets tout à fait à la disposition de Paul Ivanovitch.

— Je resterai avec un très-grand plaisir ; mais c’est que j’ai à voir, justement dans ces environs-ci, je crois, un parent du général Bétrichef, un certain colonel Kochkarëf.

— Kochkarëf ? eh mais, il est fou !

— Justement ; aussi n’irais-je certainement pas là pour mon compte ; mais ce serait désobliger le général, qui est un ami intime, voyez-vous, et à qui j’ai quelques petites obligations.

— Eh bien, savez-vous ce qu’il faut faire ? dit Constánjoglo ; allez-y, il n’y a pas dix verstes d’ici chez lui ; ma bancelle est tout attelée là dans la remise ; si vous partez à présent même, vous serez de retour ici pour l’heure du thé.

— C’est une charmante idée ! » s’écria Tchitchikof en saisissant son chapeau, et, sans plus de cérémonie, il s’élança dans la cour.

Il ne s’agissait que d’une excursion de quelques heures, car on ne s’arrête guère en face d’un fou, lorsqu’on est tout préoccupé du soin et du désir d’étudier la sagesse.

  1. Sivoukha, eau-de-vie de grain très-commune.
  2. Drochka, banc monté sur quatre roues, matelassé en dessus, pourvu de paracrottes sur les deux côtés : c’est un équipage très-léger et découvert, sur lequel on se tient à cheval, appuyé contre un dossier très-bas. On sait qu’il date de l’époque de la domination tatare. Cet équipage, parfois élégant dans les villes, se balance sur ses ressorts, et ce mouvement oscillatoire presque continu est cause qu’il s’appelle drochka ou drojchka, de drojatt, trembler.
  3. Nikolâchka, Alexâchka, selon l’habitude mignarde qui est demeurée jusqu’à ce jour presque générale en Russie, d’accourcir et d’allonger tous les noms propres et la plupart des noms communs, de manière à toujours trahir indiscrètement l’idée qu’on se fait de la chose nommée. C’est un déluge de diminutifs, d’augmentatifs, de péjoratifs et de fréquentatifs, non-seulement dans les substantifs, mais dans les adjectifs, dans les verbes et dans les adverbes, qui démontre tout d’abord à l’observateur que cette langue est la plus naïve de l’Europe, la plus jeune, la plus pittoresque, la plus poétique, la moins fatiguée, la moins épurée, la moins philosophique, la plus fantasque, la moins saisissable pour tout étranger. C’est du vin qui fermente à rompre les cuves et les tonnes ; on ne le boit pas encore, et déjà il porte à la tête.
  4. Les rastigaï, petits pâtés en hachis de viande, aux œufs, au chou, au gruau, souvent avec des cartilages (visiga) d’esturgeon, et avec une bonne cuillerée de consommé versée dessus par une cheminée de pâte ménagée ad hoc au sommet.
  5. La prégustation ou prélibation spiritueuse et apéritive qui précède immédiatement les repas en Russie, et qui est d’un usage général chez tous les gens aisés de la classe noble, s’appelle la châle, mais le plus ordinairement on dit l’eau-de-vie. Il se trouve des gens de province, en France, qui prennent la goutte avant la soupe; il y a analogie.
  6. Gorodnitchii, le maire, le haut bailli local, le premier magistrat municipal du gorod (grad) ou ville.
  7. Chère dame… C’est une gentillesse de parler à un homme comme s’il était femme; dans une classe d’écoliers, dans une compagnie de soldats, dans le groupe des maçons ou charpentiers d’un entrepreneur, il y a toujours un Anna Mikhaïlovna, un Marpha Ivanovna, probablement à cause de la douceur du caractère et des traits plus délicats du visage de ceux qu’on apostrophe ainsi; quelquefois aussi à cause de la laideur exceptionnelle de ceux qui ont des traits de vieilles commères.
  8. Un kâter est une sorte de barque de transport à plusieurs bancs de rames.
  9. Ierche, petite perche de rivière d’une chair fine et délicate qui se pêche en Russie, et qui est fort rare dans les eaux de tous les autres pays.
  10. Abréviation des mots russes contractés, réduits à la seule articulation de la première lettre. Soudar, soudàrynia, sire, monsieur, madame, seigneur, selon la personne. Tel est le sens de ce léger sifflement familier aux domestiques.