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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/1

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Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 11-13).

Comment Pantagruel arriua en l’Iſle ſonnante,
& du bruit qu’entendiſmes.


Chapitre I.


Continvant noſtre routte, nauigaſmes par trois iours ſans rien deſcouurir, au quatriefme aperceuſmes terre, & nous fut dit par noſtre pillot, que c’eſtoit l’Iſle Sonnante[1], & entendiſmes vn bruit de loing venant, frequant & cumuicueux, & nous ſembloit à l’ouir que fuſſent cloches groſſes, petites & mediocres, enſemble ſonnantes comme ſon faict à Paris, à Tours, Gergeau, Nantes & ailleurs, es iours des grandes feſtes : plus approchions plus entendions celle ſonnerie renforcee.

Nous doubtions que feuſt Dodone, auecques ſes chauderons, ou le porticque dit Heptaphone, en Olympie, ou bien le bruit ſempiternel du Coloſſe erigé ſus la ſepulture de Mennon en Thebes d’Egypte, ou les tintamarres que iadis on oyoit autour d’vn ſepulcre en l’iſle Lipara, l’vne des Aeolides : mais la chorographie n’y conſentoit. Ie doute, diſt Pantagruel, que là quelque compaignie d’abeilles ayent commancé prendre vol en l’air, pour leſquelles reuocquer le voiſinage faict : ce triballement de poilles, chaudrons, baſſins, cimbales corybantiques de Cybele mere grande des dieux. Entendons. Approchans dauantage entendiſmes entre la perpetuelle ſonnerie des cloches chant infatigable des hommes là reſidens, comme eſtoit noſtre aduis. Ce fut le cas pourquoy auant que aborder en l’iſle ſonnante Pantagruel fut d’opinion que deſcendiſſions auecq’ noſtre equif en vn petit roc aupres duquel recognoiſſions vn hermitage & quelque petit iardinet.

Là trouuaſmes vn petit bon homme hermite nommé Braguibus natif de Glenay, lequel nous donna pleine inſtruction de toute la ſonnerie & nous feſtoya d’vne eſtrange façon. Il nous fiſt quatre iours conſequens ieuſner, affermant qu’en l’iſle Sonnante autrement receus ne ſerions, parce que lors eſtoit le ieuſne des quatre temps. Ie n’entens point, dit Panurge, ceſt enigme, ce ſeroit pluſtoſt le temps des quatre vens, car ieuſnant ne ſommes farcis que de vent. Et quoy n’auez vous icy autre paſſetemps que de ieuſner ? me ſemble qu’il eſt bien maigre, nous nous paſſerions bien de tant de feſtes du palais. En mon donat, dit frere Iehan, ie ne trouue que trois temps, preterit, preſent, & futur, icy le quatrieſme doit elire pour le vin du valet[2]. Il eſt, dit Epiſtemon, Aoriſt yſſu de preterit treſ-imparfaict des Grecs & des Latins en temps guerre & bizart[3] receu. Patience diſent les ladres[4]. Il eſt, dit l’Hermite, fatal, ainſi comme ie vous l’ay dit, qui contredit eſt heretique & ne luy fault rien que le feu. Sans faute, pater, diſt Panurge, eſtant ſur mer ie crains beaucoup plus eſtre mouillé que chauffé, & eſtre noyé que bruſlé. Bien ieuſnons de par dieu, mais i’ay par ſy long temps ieuſné que les ieuſnes m’ont ſappé toute la chair, & crains beaucoup qu’en fin les baſtions de mon corps viennent en deſcadence. Autre peur ay-ie d’auantage, c’eſt de vous faſcher en ieuſnant, car ie n’y ſcay rien, & y ay mauuaiſe grace comme pluſieurs m’ont affermé, & ie les croy de ma part, di-ie, bien peu me ſoucie de ieuſner, il n’eſt choſe tant facile & tant à main, bien plus me ſoucie de ne ieuſner point à l’aduenir, car là il fault auoir dequoy drapper, & dequoy mettre au moulin. Ieuſnons de par dieu, puis qu’entrez ſommes es feries eſuriales, ia long temps a que ne les recognoiſſois. Et ſi ieuſner faut, dit Pantagruel, expediant auſtre n’y eſt, fors nous en deſpecher comme d’vn mauuais chemin. Auſſi bien veux-ie vn peu viſiter mes papiers, & entendre ſi l’eſtude marine eſt auſſi bonne comme la terrienne. Pour ce que Platon voulant deſcrire vn homme niais, impent & ignorant, le compare à gens nourris en mer de dans les nauires, comme nous dirions à gens nourris dedans vn baril, qui onques ne regarderent que par vn trou.

Nos ſenſues furent terribles & bien eſpouuentables, car le premier iour nous ieuſnaſmes à battons rompus, le ſecond à eſpees rabatues, le tiers à fer eſmoulu, le quart à feu & à ſang. Telle effort l’ordonnance des Fees.


  1. Continuant… Iſle ſonnante. 1562 : « Ceſtuy iour & les deux autres ſubſequens ne leur apparut terre ou aultre choſe nouuelle, car autresfois auoient erré ceſte couſte. Au quatrieme iour commençans tournoyer le Pole, nous eſloignans de l’Equinoctial nous apperceuſme terre, & nous fut dict par noſtre Piloſt que c’eſtoit l’iſle des Triphes ; entendiſme vn ſon de loing venant, frequent, & tumultueux, & nous ſembloit à l’ouyr que fuſſent cloches petites, groſſes, mediocres enſemble ſonnantes. Comme l’on faict à Paris, Gergeau, Medon, & aultres és iours des grandes Feſtes. » Les premières lignes de ce morceau, qui a été modifié et surtout abrégé, sont transcrites assez négligemment des chapitres II et V du quart livre : « Ceſtuy iour, & les deux ſubſequens ne leurs apparut terre ne choſe aultre nouuelle. Car aultres foys auoient aré ceſte routte. Au quatrième » (t. II, p. 273) «… iour ia commençans tournoyer le pole peu à peu, nous elloignans de l’Æquinoctial… » (t. II, p. 286). Medon désigne Meudon, qui n’a pas sa place dans le roman de Rabelais et qu’on était bien aise d’y faire figurer. — Dans le manuscrit, où ce début est assez différent, on lit Jargeau. au lieu de Gergeau, et Mandes au lieu de Nantes ou Meudon. — Cette Iſle sonnante semble une nouvelle édition de L’iſle des Papimanes.
  2. Pour le vin du valet. Panurge veut dire que dans la grammaire latine, il n’y a que trois temps, et que le quatrième dont on parle doit servir de pourboire au valet.
  3. Guerre & bizart. Ms. : Garé & bigarré.
  4. Patience diſent les ladres. « Proverbe qui fait alluſion à la patience, autrement lapathum, herbe que les ladres demandent & recherchent avec empreſſement dans leur maladie. » (Le Duchat) Voyez ci-dessus, p. 222, la note sur la l. 20 de la p. 11.*
    * Lapathium acutum. « La patience aiguë, » la patience à feuilles pointues, puis, par un jeu de mots, la vertu de patience. On dit encore populairement dans le même sens : « Prenez de la racine de patience. » Comme lapathium se prononçait alors la pation, cela forme encore une autre mauvaise équivoque avec la passion, et c’est ce qui amène le complément : de dieu.