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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/Prologue

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PROLOGVE

de M. Francois Rabelais, Povr le cinqviesme
livre des faicts, et dicts heroïqves
de Pantagrvel.

avx lectevrs benevoles.[1]


Bevvevrs infatigables, & vous verollez treſprecieux, pendant qu’eſtes de loiſir. & que n’ay autre plus vrgent affaire en main, Ie vous demande en demandant[2], Pourquoy eſt-ce qu’on dit maintenant en commun prouerbe, le monde n’eſt plus fat. Fat eſt vn vocable de Languedoc : & ſignifie non ſallé, ſans ſel, inſipide, fade, par métaphore, ſignifie fol, niais, deſpourueu de ſens, eſuenté de cerueau. Voudriez vous dire, comme de faict on peult logicalement inferer, que par cy deuant le monde euſt eſté fat, maintenant ſeroit deuenu ſage ? Par quantes & quelles conditions eſtoit-il fat ? Quantes & quelles conditions eſtoient requiſes à le faire ſage ? Pourquoy eſtoit-il fat ? Pourquoy ſeroit-il ſage ? Enquoy congnoiſſez-vous la folie antique ? Enquoy congnoiſſez vous la ſageſſe prefente ? Qui le fift fat ? qui l’a faict ſage ? Le nombre deſquels eſt plus grand, ou de ceux qui l’aymoient fat, ou de ceux qui l’ayment ſage ? quant de temps fut-il[3] fat ? quant de temps fut-il ſage ? dont procedait la folie antecedente ? dont procede la ſageſſe ſubſequente ? Pourquoy en ce temps, non plus tard, print fin l’antique folie ? pourquoy en ce temps, non pluſtoſt, commença la ſageſſe preſente ? Quel mal nous eſtoit de la folie precedente ? quel bien nous eſt de la ſageſſe ſuccedente ? Comment ſeroit la folie antique abolie ? comment ſeroit la ſageſſe preſente reſtauree[4] ?

Reſpondez ſi bon vous ſemble, d’autre adiuration n’vſeray-ie enuers vos reuerences, craignant alterer vos paternitez. N’ayez honte, faictes confeffion à Her der tyflet[5], ennemy de Paradis, ennemy de verité. Courage enfans, ſi eſtes des miens, beuuez trois ou cinq fois pour la premiere partie du ſermon, puis reſpondez à ma demande, ſi eſtes de l’autre[6] aualiſque[7] Sathanas. Car ie vous iure mon grand hurluburlu, que ſi autrement ne m’aydez à la ſolution du probleſme ſuſdit, deſia & n’y a gueres, ie me repens vous l’auoir propoſé. Pourtant que ce m’eſt[8] pareil eſtrif comme ſi le loup tenais par les aureilles, ſans eſpoir de ſecours. Plaiſt ? I’entends bien, vous n’eſtes deliberez de reſpondre. Non ſeray-ie par ma barbe, ſeulement vous allegueray ce qu’en auoit predit en eſprit prophetique vn venerable docteur autheur du livre intitulé La Cornemuſe des prelats[9]. Que dit-il le paillard. Eſcoutez vietz-d’azes eſcoutez.

L’an Iubile que tout le monde raire
Fadas ſe feiſt eſt ſupernumeraire
Au deſſus trente. O peu de reuerence !
Fat il ſembloit, mais en perſeuerance
De longs breuets, fat plus ne gloux ſera,
Car le doux fruict de l’herbe eſgouſſera,
Dont tant craignoit la fleur en prime vere.

Vous l’auez oy, l’auez vous entendu ? Le docteur eſt antique, les paroles ſont Laconiques, les ſentences Scotines[10] & obſcures. Ce nonobſtant qu’il traitaſt matiere de foy profonde & difficile, les meilleurs interpretes d’iceluy bon pere, expoſent l’an Iubilé paſſant le trentieſme eſtre les annees encloſes entre[11] ceſte aage courante l’an mil cinq cens cinquante. Onques ne craindra la fleur d’icelle. Le monde plus fat ne ſera dit, venant la prime ſaiſon : Les fols y le nombre deſquelz eſt infiny, comme atteſte Salomon[12], periront enragez. Et tout eſpece de folie ceſſera, laquelle eſt pareillement innombrable, comme dict Auicenne[12], maniæ infinitæ ſunt ſpecies. Laquelle durant la rigueur hibernale eſtoit au centre repercutee y apparoiſt en la circonferance, & eſt en ceſues comme les arbres. L’experience nous le demonſtre, vous le ſcauez, vous le voyez. Et fut iadis exploré par le grand bon homme Hipocrates Aphor.[13] veræ etenim maniæ &c. Le monde donques enſagiſſant plus ne craindra la fleur des febues en la prime vere y c’eſt à dire, comme pouuez le voirre au poings & les larmes à l’œil pitoiablement croire, en careſme. Vn tas de liures qui ſembloient florides, florulens, floris comme beaux papillons, mais au vray eſtoient ennuyeux, faſcheux, dangereux, eſpineux & tenebreux, comme ceux d’Heraclitus, obſcurs comme les nombres de Pythagoras, qui fut roy de la febue teſmoin Horace[14]. Iceux periront, plus ne viendront en main, plus ne ſeront leuz ne veuz. Telle eſtoit leur deſtinee, & là fut leur fin predeſtinee.

Au lieu d’iceux ont ſuccede les febues en gouſſe. Ce ſont ces ioyeux & fructueux liures de pantagrueliſme, leſquels ſont pour ce iourd’huy en bruit de bonne vente, attendant le periode du Iubilé ſubſequent, à l’eſtude deſquels tout le monde s’eſt adonné, auſſi eſt-il ſage nommé. Voila voſtre probleſme ſolu & reſolu, faictes vous gens de bien la deſſus. Touſſez icy vn bon coup ou deux, & en beuuez neuf d’arrache pied, puis que les vignes ſont belles, & que les vſuriers ſe pendent, ils me couſteront beaucoup en cordeaux ſi bon temps dure. Car ie proteſte leur en fournir liberalement ſans payer, toutes & quantesfois que pendre ils ſe voudront, eſpargnant le gain du bourreau.

A fin donques que ſoyez participans de ceſte ſageſſe aduenente, & emancipez de l’antique folie, effacez moy preſentement de vos pancartes le Symbole du vieil philoſophe à la cuyſſe doree, par lequel il vous interdiſſoit l’vſage & mangaille des febues, tenans pour choſe vraye & confeſſee entre tous bons compagnons qu’il les vous interdiſoit en pareille intention que le medecin d’eaue douce feu Amer, nepueu de l’aduocat ſeigneur de camelotiere, deffendoit aux malades l’aiſle de perdrix, le cropion de gelines & le cul de pigeon, diſant ala mala, croppium dubium, collum bonum pelle remota, les reſeruans pour ſa bouche, & laiſſant aux malades ſeulement les oſſelets à ronger[15]. A luy ont ſuccedé certains Caputions nous deffendant les febues, c’eſt à dire, liures de pantagrueliſmes, & à limitation de Philoxenus & Gnato Siciliens anciens architecques de leur monachale & ventrale volupté, leſquel s en plains banquets lors qu’eſtoient les frians morceaux ſeruis crachotent ſur la viande afin que par horreur autres qu’eux n’en mangeaſſent[16]. Ainſi ceſte hideuſe morueuſe catherreuſe vermoluë cagotaille en public & priué deteſte ces liures frians, & deſſus vilainement crachent par leur impudence. Et combien que maintenant nous liſons en noſtre langue Gallique, tant en vers qu’en oraiſon ſoluë pluſieurs excellens eſcripts & que peu de reliques reſtent de capharderie & ſiecle Gottis, ay neantmoins eſleu gaſouiller & ſifler oye, comme dit le prouerbe, entre les Cygnes pluſtoſt que d’eſtre entre tant de gentils poetes & façons orateurs mut du tout eſtimé. Iouer auſſi quelque villageois perſonnage entre tant diſers ioueurs de ce noble acte, pluſtoſt qu’eſtre mis au rang de ceux qui ne ſeruent que d’ombre & de nombre, ſeulement baaillans aux mouſches, chouans des aureilles comme vn aſne d’Arcadie, au chant des muſiciens & par ſigne en ſilence, ſignifians qu’ils conſentent à la proſopopee.

Prins ce chois & eſlection ay penſé ne faire œuure indigne ſi ie remuois mon tonneau Diogenic[17] afin que ne me diſſiez ainſi viure ſans exemple. Ie contemple vn grand tas de Collinets, Marots, Drouets, Saingelais, Sallels, Maſuels, & vne longue centurie d’autres poëtes & orateurs Galliques. Et voy que par long temps auoir en mont Parnaſe verſé à l’eſcole d’Apollo, & du fons Cabalin beu à plein godet entre les ioyeuſes muſes à l’eternelle fabrique de noſtre vulgaire, ils ne portent que marbre Parien, Alebaſtre, Porphire, & bon ciment Royal, ils ne traittent que geſtes heroïques, choſes grandes, matieres ardues, graues & difficiles, & le tout en rethorique armoiſine, cramoiſine : par leurs eſcrits ne produiſent que nectar diuin, vin precieux, friand, riant, muſcadet, delicat, delicieux, & n’eſt ceſte gloire en hommes toute conſommee, les dames y ont participé, entre leſquelles vne extraite du ſang de France[18] non allegable ſans inſigne profanation[19] d’honneurs tout ce ſiecle eſtonne tant par ſes eſcripts, inuentions tranſendentes, que par ornement de langage de ſtile mirifique : imitez les ſi ſcauez, quant eſt de moy imiter ie ne les ſcaurois, à chacun n’eſt octroyé henter & habiter Corinthe, à l’edification du temple de Salomon chacun vn ſicle d’or offrir[20], à plaines poignees ne pouuoit. Puis donques qu’en noſtre faculté n’eſt en l’art d’architecture tant promouuoir comme ils font, ie ſuis deliberé faire ce que fiſt Regnault de Montauban, ſeruir les maſſons, mettre bouillir pour les maſſons[21], & m’auront puis que compagnon ne puis eſtre pour auditeur, ie dis infatigable de leurs treſceleſtes eſcripts.

Vous mourez de peur vous autres les zoiles emulateurs & enuieux, allez vous pendre, & vous meſmes choiſiſſez arbre pour pendages, la hart ne vous faudra mie. Proteſtant icy deuant mon Helicon en l’audience des diuines muſes, que ſi ie vis encores l’aage d’vn chien, enſemble de trois corneilles, en ſanté & integrité telle que veſcut le ſainct capitaine Iuif[22] Xenophile muſicien, & Demonax Philoſophe[23], par argumens non impertinans & raiſons non refutables, ie prouueray en barbe de ie ne ſcay quels centonifiques botteleurs de matieres, cent & cent fois grabelees, rappetaſſeurs de vieilles ferrailles latines, riuandeurs de vieux mots latins tous moiſis & incertains, que noſtre langue vulgaire n’eſt tant vile, tant inepte, tant indigente & à meſpriſer qu’ils l’eſtiment. Auſſi en toute humilité ſupplians que de grace ſpeciale, ainſi comme iadis eſtans par Phebus tous les treſors es grands poëtes departis trouua toutesfois Eſope lieu & office d’apologue, ſemblablement veu qu’à degré plus haut ie n’aſpire, ils ne deſdaignent en eſtat me recepuoir de petit riparographe ſectateur de Pyreicus[24], ils le feront ie m’en tiens pour aſſeuré, car ils font tous tant bons, tant humains, gracieux & debonnaires que rien plus. Parquoy beuueurs parquoy gouteurs[25] iceux en veullent auoir fruition totalle, car les recitans parmy leurs conuenticules, cultans les haulx miſteres en iceulx comprins entrent en poſſeſſion & reputation ſinguliere, comme en cas pareil feiſt Alexandre le grand des liures de la prime philoſophie compoſez par Ariſtoteles. Ventre ſur ventre, quels trinquenailles, quels gallefretiers.

Pourtant beuueurs ie vous aduiſe en heure oportune factes d’iceux bonne prouiſion ſoudain que les trouuerez par les officines des libraires, & non ſeulement les egouſſez mais deuorez, comme opiatte cordialle, & les incorporez en vous meſmes, lors cognoiſtrez quel bien eſt d’iceux preparé à tous gentils egouſſeurs de febues. Preſentement ie vous en offre vne bonne & belle panneree, cuillie en propre iardin que les autres precedentes. Vous ſuppliant au nom de reuerence qu’ayez le preſent en gré attendant mieux à la prochaine venue des arondelles.

fin dv prologve.

  1. Prologve… benevoles. Manuscrit : Fragment dv prologve. Ce fragment est très court. Voyez ci-après la note sur la l. 13 de la p. 5.*
    * Entre. C’est à ce mot entre… que s’arrête le fragment du prologue donné dans le manuscrit.
  2. Ie vous demande en demandant. Voyez ci-dessus, p. 286, note sur la l. 20 de la p. 366.*
    * Ie vous demande en demandant. Dicton qui forme trois vers. Le premier est répété au commencement du prologue du Ve livre.
  3. Fut-il. Ms. : Sera-il.
  4. Reſtauree. Ms. : Inſtauree.
  5. Her der tyflet. Ms. : Her de Tyflel. On dirait aujourd’hui Herr der Teufel, « Monsieur le Diable, »
  6. Si eſtes de l’autre. Voyez ci-dessus, p. 131, note sur la l. 11 de la p. 132.*
    * Agios ho theos. Mots par lesquels commence le Trisagion des Grecs, pièce qu’on chante en grec et en latin, dans l’Église Romaine, à la messe du vendredi saint : Ἅγιος Θεος, ἅγιος ἀθάναθος, ἑλέησον ήμᾶς. « Le saint Dieu, le saint fort, le saint immortel, ayez pitié de nous. »
  7. Aualiſque. Languedocien : Avales, dans le sens de « descends, disparais. »
  8. Pourtant que ce m’eſt. Ms. : Pourtant que ce n’eſt pas, « quoique ce ne soit pas. »
  9. La Cornemuſe des prelats. L’ouvrage a sa place dans la Bibliothèque de Saint-Victor (t. I, p. 247, l. 5)
  10. Scotines. Voyez ci-dessus, p. 236, note sur la l. 11 de la p. 86.*
    * Heraclitus grand Scotiſte. Regis a fort ingénieusement remarqué que Rabelais se rappelle ici ce passage du De finibus de Cicéron (II, 5) : « Heraclitus cognomento qui σχοτεινός perhibetur, quia de natura nimis obscure memoravit. » Il traduit malignement σχοτεινός, obscur, par Scotiste, s’amusant ainsi aux dépens de Duns Scot, sans même mettre son lecteur
  11. Entre. C’est à ce mot entre… que s’arrête le fragment du prologue donné dans le manuscrit.
  12. a et b Salomon, et l. 18 : Auicenne. Voyez ci-dessus, p. 262, les notes sur les l. 13 et 18 de la p. 216 et le texte.*
    * Solomon dict. — « Stultorum numerus est infinitus. » (Ecclésiaste, I.)
    Auicenne. Voyez le prologue du Ve livre, t. III, p. 5.
  13. Hipocrates Aphor. Τοῦ μὲν γἁρ ἧρος τὰ μανιϰά. « C’est au printemps que se manifestent les affections maniaques, » (Aphorismes, III, 20). Dans les premiers mots de la traduction latine, il faut lire, comme le remarque Burgaud des Marets, vere, au lieu de verae.
  14. Teſmoin Horace. Horace (Satyres, II, VI, 63) ne dit pas que Pythagore fût roi de la fève, mais qu’elle était sa parente

    … faba Pythagoræ cognata…

    parce que Pythagore prétendait que son père était devenu fève.

  15. Le medecin d’eaue douce… les oſſelets à ronger. Emprunté du premier « prologue du quart livre. » Voyez plus loin, p. 190, l. dernière — p. 191, l. 5 : « Du medicin d’eau doulce… pour ſa bouche. » Il y a dans ce dernier passage « le col, » ce qui semble indiquer qu’il faut lire ici « col de pigeon » au lieu de « cul. »
  16. Philoxenus & Gnato Siciliens… n’en mangeaſſent. Emprunt analogue. Voyez, plus loin p. 190, l. 24-32. — L’& qui unit Philoxenus à Gnato a été omis par erreur dans notre édition. Siciliens se rapporte seulement à Gnato comme le prouve le passage de Plutarque (Sur le mot : Cache ta vie, c. 1) d’où ceci est tiré, et doit, par conséquent, être au singulier : Φιλόξενον τοῦ Ἐρύξιδος ϰαί Γνάθωνα τοῦ υϰελιώτης, ἐπτοημἑνους περὶ τα ὅφα.
  17. Baaillans… Diogenic. Ceci est tiré presque textuellement du prologue du Tiers livre. Voyez t. II, p. 10, l. 4-9.
  18. Vne extraite du ſang de France. Marguerite de Valois, sœur de François Ier.
  19. Profanation. 1569 : Prefation. qui du moins donne un sens.
  20. Vn ſicle d’or offrir. Ms. : Offrit. C’est à un demi-sicle que chaque particulier était taxé. Voyez Exode, XXX, 13.
  21. A chacun… pour les maſſons. Ce passage est encore emprunté en grande partie au prologue du Tiers livre. Voyez, t. II, p. 10, l. 30, — p. 11, l. 5.
  22. Le ſainct capitaine Iuif. Moïse, mort à l’âge de cent vingt ans.
  23. Xenophile… & Demonax. Le premier mourut à cent cinq ans (Lucien, De ceux qui ont vécu longtemps 62) ; le second, à près de cent ans (Lucien, Démonax, 37)
  24. Petit riparographe ſectateur de Pyreicus. Pyreicus était un peintre dont Pline parle ainsi (XXXV, 37) : « Se bornant à des bas sujets, il a dans cette bassesse obtenu la plus grande gloire. On a de lui des boutiques de barbier et de cordonnier, des ânes, des provisions de cuisine et autres choses semblables ; ce qui le fit surnommer Rhyparographe. ».
  25. Gouteurs. Il est probable qu’il y a ici un jeu de mots entre gouteux et goûteurs de vin.