Aller au contenu

Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/12

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 49-51).

Comment par Grippe-minaud nous fut propoſé
vn enigme.


Chapitre XII.


Qvant fuſmes aſſis Grippe-minaud au millieu de ſes Chats-fourrez nous diſt en parolle furieuſe & enrouee, Orça[1], orça, orça. A boire à boire ça, diſoit Panurge entre ſes dens.

Vne bien ieune & toute blondelette
Conceut vn fils Etyopien, ſans pere.
Puis l’enfanta ſans douleur la tendreſſe,
Quoy qu’il ſortiſt comme faict la vipere :
L’ayant rongé en mout grand vitupere
Tout l’vn des flancs, pour ſon impatience.
Depuis paſſa mons & vaux en fiance,
Par l’air volant, en terre cheminant :
Tant qu’eſtonna l’amy de ſapience,
Qui l’eſtimoit eſtre humain animant.

Orça, reſpons moy, diſt Grippe-minaud, à ceſt énigme, & nous reſoulz preſencement qe c’eſt, orça. Or de par Dieu, reſpondis-ie, ſi l’auois Sphinx en ma maiſon[2], or de par Dieu, comme l’auoie Verres, vn de vos precurſeurs, or de par Dieu, reſouldre pourrois l’enigme, or de par Dieu, mais certes ie n’y eſtois mie, & ſuis, or de par Dieu, innocent du faict. Orça, diſt Grippe-minaud, par Styx, puis qu’autre choſe ne veux dire, orça, ie te monſtreray, orça, que meilleur te ſeroit eſtre tombé entre les pattes de Lucifer, orça, & de tous les diables, orça, qu’entre nos griphes, orça, le vois tu bien, orça, malautru, nous allegues tu innocence, orça, comme choſe digne d’eſchapper nos tortures, orça, nos loix ſont comme toille d’araignes, orça, les ſimples mouſcherons, & petits papillons y ſont prins, orça, les gros taons malfaiſans les rompent, orça, & paſſent à trauers[3], orça. Semblablement nous ne cherchons les gros larrons & tyrans, orça, ils ſont de trop dure digeſtion, orça, & nous affolleroient, orça, vous autres gentils innocens, orça, y ſerez bien innocentez[4], orça, le grand diable, orça, vous y chantera meſſe, orça.

Frere Iean impatient de ce qu’auoit deduit Grippe minaud : hau monſieur le diable engipponné, comment veux tu qu’il reſponde d’vn cas lequel il ignore : ne te contente tu de verité ? Orça, diſt Grippe-minaud, encores n’eſtoit de mon regne aduenu, orça, qu’icy perſonne, ſans premier eſtre interrogué parloit, orça. Qui nous a deſlié ce fol enragé icy ? Tu as menty, diſt frere Iean ſans les leures mouuoir. Orça, quand ſeras en rang de reſpondre, orça, tu auras prou affaire, orça. Maraut, tu as menty, diſoit frere Iean en ſilence. Penſe tu eſtre en la foreſt de l’Academie, orça, auec les ocieux veneurs & inquiſiteurs de verité ? Orça nous auons bien icy autre choſe à faire, orça, icy on reſpond, ie dis, orça, categoriquement, de ce que lon ignore. Orça, on confeſſe auoir faict, orça, ce qu’on ne fiſt onques. Orça on proteſte ſçauoir ce que iamais on n’apprint. Orça on faict prendre patience en enrageant. Orça on plume l’oye ſans la faire crier. Orça tu parle ſans procuration, orça ie le voy bien, orça tes fortes fiebures quartaines, orça, qui te puiſſent eſpouſer, orça. Diables, s’eſcria frere lean, archidiables, protodiables, pantodiables, tu donques veux marier les moines : ho, hu, ho, hou, ie te prens pour heretique.


  1. Orça. « Rabelais n’a il pas gentillement deſcrit l’entendtrois de Raminagrobis, qui inuitoit ſes clientules par ſes mots : Or ça mon amy, que demandez vous au Conſeil, Or ça voſte queſtion eſt telle, Or ça, or ie l’entends bien, Or la mon amy, il ne reſte plus que vous conſeiller, Or ça, or la : puis l’ayant bien payé & ſatisfait, il diſoit. Or bien de par Dieu, Or bien voſtre cas ne ſçauroit mal aller : par leſquels trois diſſillabes, or ça, or la, or bien, il faiſoit entendre qu’on vint à luy, qu’on mit en ſa gibbeciere de l’or, & quand on en y auoit mis, que tout alloit bien. » (Tabourot, Bigarrures, 1584, fo 66 vo)
  2. Sphinx en ma maiſon. « Hortenſius l’orateur qui plaidoit la cauſe de Verres, auoit eu de luy pour ſon loyer vne image de Sphinx, qui eſtoit d’argent : Ciceron luy aiant d’aduenture ietté quelque parole ambiguë & obſcure : Ie ne ſçay, dit il, que cela veult dire quant à moy, car ie n’entends rien à foudre les ænigmes » : « Si eſt-ce, dit Ciceron, que tu as le Sphinx en ta maiſon, » (Plutarque, Apophtegmes des Romains, XVIII)
  3. Paſſent à trauers. Mot du Scythe Anacharsis, rapporté par Plutarque dans la Vie de Solon, VIII.
  4. Innocentez. Jeu de mots. Fouettés comme l’étaient les jeunes filles que l’on pouvait surprendre au lit le jour des Innocents.

    Semblant ferois de vous innocenter.

    (Marot, Epigrammes, VII, Du iour des Innocens)