Aller au contenu

Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/13

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 52-54).

Comment Panurge expoſe l’enigme
de Grippe-minaud.


Chapitre XIII.


Grippe-minavd faiſant ſemblant n’entendre ce propos s’adreſſe à Panurge, diſant. Orça, orça, orça, & toy guoguelu n’y veux tu rien dire ? Reſpondit Panurge, or de par le diable là ie voy clerement que la peſte eſt icy pour nous, or de par le diable là, veu qu’Innocence n’y eſt point en ſeureté, & que le diable y chante meſſe, or de par le diable là. Ie vous prie que pour tous ie la paye, or de par le diable là, & nous laiſſes aller. Ie n’en puis plus[1], or de par le diable là. Aller, diſt Grippeminaud, orça, encores n’aduint depuis trois cens ans en ça, orça, que perſonne eſchappaſt de ceans, ſans y laiſſer du poil, orça, ou de la peau pour le plus ſouuent, orça. Car quoy, orça, ce ſeroit à dire que pardeuant nous icy ſerois iniuſtement conuenu, orça, & de par nous iniuſtement traité. Orça malheureux es tu bien, orça : mais encores plus le ſeras, orça, ſi ne reſponds à l’Enigme propoſé, orça, que veut-il dire, orça.

C’eſt, or de par le diable là, reſpondit Panurge, vn coſſon noir, né d’vne febue blanche, or de par le diable là, par le trou qu’il auoie fait la rongeant, or de par le diable là : lequel aucunefois volle, aucunefois chemine en terre, or de par le diable là : donc fut eſtimé de Pychagoras premier amateur de ſapience, c’eſt en Grec Philoſophe, or de par le diable là : auoir d’ailleurs par metempſichoſie[2] ame humaine receuë, or de par le diable là. Si vous autres eſtiez hommes, or de par le diable là, apres voſtre male mort, ſelon ſon opinion vos ames entreroient en corps de coſſons, or de par le diable là. Car en ceſte vie vous rongez & mangez tout : en l’autre vous rongerez & mangerez, comme viperes, les coſtez propres de vos meres, or de par le diable là.

Cor dieu, diſt frere lean, de bien bon cœur ie ſouhaiterois que le trou de mon cul deuienne febue, & au tour ſoit de ces coſſons mangé.

Panurge ces mots acheuez ietta au millieu du parquet vne groſſe bource de cuir, plaine d’eſcus au ſoleil. Au ſon de ſa bource commencerent tous les Chats-fourrez iouer des griphes, comme ſi fuſſent violons demanchez. Et tous s’eſcrierent à haulte voix diſans : Ce ſont les eſpices : le proces fut bien bon, bien friant, & bien eſpicé. Ils ſont gens de bien. C’eſt or, diſt Panurge, ie dis eſcus au ſoleil. La Cour, dit Grippe-minaud, l’entend, or bien, or bien, or bien. Allez enfans, or bien, & paſſez outre, or bien, nous ne ſommes tant diables, or bien, que ſommes noirs, or bien, or bien, or bien.

Iſſans du Guiſchet fuſmes conduits iuſques au port par certains griphons de montagnes[3] : auant entrer en nos nauires fuſmes par iceux aduertis que n’euſſions à chemin prendre ſans premier auoir faict preſens ſeigneuriaux tant à la dame Grippe-minaude, qu’à toutes les Chattes-fourrees : autrement auoient commiſſion nous remener au guiſchet. Bran, reſpondit frere Iean, nous icy à l’eſcart viſiterons le font de nos deniers, & donnerons à tous contentement. Mais dirent les garſons[4], n’oubliez le vin des pauures diables. Des pauures diables, reſpondit frere lean, iamais n’eſt en oubly le vin, mais eſt memorial en tout païs, & toutes ſaiſons.


  1. Ie n’en puis plus. Ms. : Il ne pleut plus, c’est-à-dire : rien ne nous empêche de partir.
  2. Metempſichoſie. Ms., de même, bien que M. de Montaiglon donne : Metempſichoſe.
  3. Griphons de montagnes. « Les Greffiers, gens avides ſont ici qualifiez gryphons de montagne, tant par l’équivoque ordinaire de gryphon à Greffier, fréquente dans Marot, que parce que les gryphons étoient, dit-on, des oiſeaux qui déterroient l’or & le gardoient dans les montagnes des Indes. » (Le Duchat)
  4. Garſons. Ms. : Griphons.