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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/14

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Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 55-57).

Comment les Chats-fourrez viuent de corruption.

Chapitre XIIII.


Ces parolles n’eſtoient acheuees, quant frere lean aperceut ſoixante & huict Galleres & Fregades[1] arriuantes au port : là ſoudain courut demander nouuelles. Enſemble de quelle marchandiſe eſtoient les vaiſſeaux chargez, vit que tous chargez eſtoient de venaiſon : leuraux, chappons, palombes, cochons, cheureaux, vaneaux, poullets, canards, albrans, oiſons, & autres ſortes de gibier. Parmy auſſi, apperceut quelques pieces de velours, ſatin, & damas. Adonques interrogua les voyagiers où & à qui ils portoient ces frians morceaux. Ils reſpondirent que c’eſtoit à Grippe-minaud, aux Chats-fourrez, & Chattes-fourrees.

Comment, diſt frere lean, appelez vous ces drogues[2] là ? Corruption, reſpondoient les voiagers. Ils donques, diſt frere Iean, de corruption viuent, en generation periront. Par la vertu dieu c’eſt cela, leurs peres mangerent les bons gentils-hommes qui par raiſon de leur eſtat s’exerçoient à la vollerie, & à la chaſſe pour plus eſtre en temps de guerre eſcorts & ia endurcis au trauail. Car venation eſt comme vn ſimulachre de bataille, & onques n’en mentie Xenophon[3], eſcriuant eſtre de la venerie, comme du cheual de Troye yſſus tous bons chefs de guerre. Ie ne ſuis pas clerc, mais on me l’a dit, ie le croy. Les ames d’iceux, ſelon l’opinion de Grippe-minaud, apres leur mort entrent en ſangliers, cerfs, cheureaux[4], herons, perdrix, & autres tels animaux, leſquels auoient, leur premiere vie durante, touſiours aimez & cherchez. Ores ces Chats-fourrez auoir leurs chaſteaux, terres, dommaines, poſſeſſions, rentes & reuenus deſtruit & deuoré, encores leurs cherchent-ils le ſang & l’ame en l’autre vie. O le gueux de bien qui nous en donna aduertiſſement, à l’enſeigne de la mangoire inſtablee au deſſus du ratelier. Voire-mais, diſt Panurge aux voyagers, on a faict crier de par le grand Roy, que perſonne n’euſt ſur peine de la hart, prendre cerfs, ne biches, ſangliers ne cheureaux. Il eſt vray, reſpondit vn pour tous. Mais le grand Roy eſt tant bon & tant benin, ces Chats-fourrez ſont tant enragez & affamez de ſang Chreſtien, que moins de peur auons nous oſſenceans le grand Roy, que d’eſpoir n’entretenans ces Chats-fourrez par telles corruptions : meſmement que demain le Grippe-minaud marie vne ſienne Chatte-fourree, auec vn gros Mitouard, chat bien fourré. Au temps paſſé on les appelloie Mache-foins, mais las ils n’en maſchent plus. Nous de preſent les nommons mache-leuraux, mache-perdrix, mache-beccaſſes, mache-faiſans, mache-poullets, mache-cheureaux, mache-connils, mache-cochons, d’autres viandes ne ſont alimentez. Bran, bran, diſt frere Iean, l’annee prochaine on les nommera mache-eſtrons, mache-foires, mache-merdes. Me voulez vous croire ? Ouy dea, reſpondit la brigade. Faiſons, diſt-il, deux choſes : premierement ſaiſiſſons nous de tout ce gibbier que voyez cy, auſſi bien ſuis-ie faſché de ſaleures, elles m’eſchauffent les hypocondres : i’enten le bien payant. Secondement retournons au Guiſchet, & mettons à ſac tous ces diables de Chats-fourrez. Sans faute, diſt Panurge, ie n’y vois pas, ie ſuis vn peu couart de ma nature.


  1. Galleres & Fregades. Ms. : Tahuz, barquettes & freguattes.
  2. Drogues. Ainsi dans le ms. — 1546 : Dragmes.
  3. Xenophon. Voyez De la chaſſe, c. 1.
  4. Cheureaux. Ms. : Cheureuilz.