Les Amoureuses ; Poèmes et Fantaisie/Texte entier

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Les Amoureuses ; Poèmes et Fantaisie
Les Amoureuses ; Poèmes et FantaisieCharpentier (p. Titre--).

ALPHONSE DAUDET

LES


AMOUREUSES


POEMES ET FANTAISIES


1857-1861

nouvelle édition


PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
eugène fasquelle, éditeur
11, rue de grenelle, 11
1908
Tous droits réservés.
À
Mme ALPHONSE DAUDET


Tu as pour te rendre amusée
        Ma jeunesse en papier icy…


        Clément Marot, à sa dame


LES AMOUREUSES

POÉSIES













AUX PETITS ENFANTS



 
Enfants d’un jour, ô nouveau-nés,
Petites bouches, petits nez,
Petites lèvres demi-closes,
PetitMembres tremblants,
PetitSi frais, si blancs,
PetitesSi roses ;


Enfants d’un jour, ô nouveaux-nés,
Pour le bonheur que vous donnez,
À vous voir dormir dans vos langes,
À voEspoir des nids
À voSoyez bénis,
À vousChers anges !

Pour vos grands yeux effarouchés
Que sous vos draps blancs vous cachez.
Pour vos sourires, vos pleurs même,
PourTout ce qu’en vous,
PourÊtres si doux,
Pour voOn aime ;

Pour tout ce que vous gazouillez,
Soyez bénis, baisés, choyés,
Gais rossignols, blanches fauvettes !
GaisQue d’amoureux
GaisEt que d’heureux
Gais roVous faites !


Lorsque sur vos chauds oreillers,
En souriant vous sommeillez,
Près de vous, tout bas, ô merveille !
PrèsUne voix dit :
Près« Dors, beau petit ;
Près deJe veille. »

C’est la voix de l’ange gardien ;
Dormez, dormez, ne craignez rien ;
Rêvez, sous ses ailes de neige :
RêveLe beau jaloux
RêveVous berce et vous
Rêvez, Protège.

Enfants d’un jour, ô nouveau-nés,
Au paradis, d’où vous venez,
Un léger fil d’or vous rattache.
Un léÀ ce fil d’or
Un léTient l’âme encor
Un légeSans tache.


Vous êtes à toute maison
Ce que la fleur est au gazon.
Ce qu’au ciel est l’étoile blanche,
Ce qCe qu’un peu d’eau
Ce qEst au roseau
Ce qu’aQui penche.

Mais vous avez de plus encor
Ce que n’a pas l’étoile d’or,
Ce qui manque aux fleurs les plus belles :
Ce qMalheur à nous !
Ce qVous avez tous
Ce qui Des ailes.


LE CROUP


Alors Hérode envoya tuer dans Bethléem

dans les pays d’alentour les enfants de
deux ans et au-dessous.

                      Saint Matthieu, III.


I


 
Dans son petit lit, sous le rayon pâle
D’un cierge qui tremble et qui va mourir,
               L’enfant râle.
Quel est le bourreau qui le fait souffrir ?

Quel boucher sinistre a pris à la gorge
Ce pauvre agnelet que rien ne défend ?
               Qui l’égorge ?
Qui sait égorger un petit enfant ?

Sombre nuit ! La chambre est froide. On frissonne.
Dans l’âtre glacé fume un noir tison.
               L’heure sonne.
Le vent de la mort court dans la maison.



II



Aux rideaux du lit la mère s’accroche.
Elle est nue. Elle est pâle. Elle défend
               Qu’on l’approche :
Elle veut rester seule avec l’enfant.


Son fils ! Il faut voir comme elle lui cause !
« Ami, ne meurs pas. Je te donnerai
               « Quelque chose ;
« Ami, si tu meurs, moi je pleurerai. »

Et pour empêcher que l’oiseau s’envole,
Elle lui promet du mouron plus frais…
               Pauvre folle !
Comme si l’oiseau s’envolait exprès.

Le père est debout dans l’ombre. Il se cache,
Il pleure. On l’entend dire en étouffant :
               « Ô le lâche
« Qui n’ose pas voir mourir son enfant ! »

Dans un coin, l’aïeul accroupi par terre
Chante une gavotte, et quand on lui dit
               De se taire,
Il répond : « Hé ! hé ! j’endors le petit. »


III


Le cierge s’éteint près du lit qui sombre…
Un râle de mort, un cri de douleur,
               Et dans l’ombre
On entend quelqu’un fuir comme un voleur.

Qui va là ? Qui vient d’ouvrir cette porte ?…
Courons ! C’est un spectre armé d’un couteau,
               Il emporte
Le petit enfant dans son grand manteau.

Oh ! je te connais, — ne cours pas si vite,
Massacreur d’enfants ! Je t’ai reconnu
               Tout de suite
À ton manteau rouge, à ton couteau nu.


Hérode t’a fait ce legs effroyable.
Tu portes sa pourpre et son yatagan.
               Vas au diable
Comme Hérode, spectre, assassin, forban !


LA VIERGE À LA CRÈCHE


 
Dans ses langes blancs, fraîchement cousus,
La vierge berçait son enfant-Jésus.
Lui, gazouillait comme un nid de mésanges.
Elle le berçait, et chantait tout bas
Ce que nous chantons à nos petits anges…
Mais l’enfant-Jésus ne s’endormait pas.


Étonné, ravi de ce qu’il entend,
Il rit dans sa crèche, et s’en va chantant
Comme un saint lévite et comme un choriste ;
Il bat la mesure avec ses deux bras,
Et la sainte vierge est triste, bien triste,
De voir son Jésus qui ne s’endort pas.

« Doux Jésus, lui dit la mère en tremblant,
« Dormez, mon agneau, mon bel agneau blanc.
« Dormez ; il est tard, la lampe est éteinte.
« Votre front est rouge et vos membres las ;
« Dormez, mon amour, et dormez sans crainte. »
Mais l’enfant-Jésus ne s’endormait pas.

« Il fait froid, le vent souffle, point de feu…
« Dormez ; c’est la nuit, la nuit du bon dieu.
« C’est la nuit d’amour des chastes épouses ;
« Vite, ami, cachons ces yeux sous nos draps,
« Les étoiles d’or en seraient jalouses. »
Mais l’enfant-Jésus ne s’endormait pas.


« Si quelques instants vous vous endormiez,
« Les songes viendraient, en vol de ramiers,
« Et feraient leurs nids sur vos deux paupières,
« Ils viendront ; dormez, doux Jésus. » Hélas !
Inutiles chants et vaines prières,
Le petit Jésus ne s’endormait pas.

Et marie alors, le regard voilé,
Pencha sur son fils un front désolé :
« Vous ne dormez pas, votre mère pleure,
« Votre mère pleure, ô mon bel ami… »
Des larmes coulaient de ses yeux ; sur l’heure,
Le petit Jésus s’était endormi.

TROIS JOURS DE VENDANGES

Je l’ai rencontrée un jour de vendange,
La jupe troussée et le pied mignon ;
Point de guimpe jaune et point de chignon :
L’air d’une bacchante et les yeux d’un ange.

Suspendue au bras d’un doux compagnon,
Je l’ai rencontrée aux champs d’Avignon,
Un jour de vendange.



Je l’ai rencontrée un jour de vendange.
La plaine était morne et le ciel brûlant ;
Elle marchait seule et d’un pas tremblant,
Son regard brillait d’une flamme étrange.

Je frisonne encore en me rappelant
Comme je te vis, cher fantôme blanc,
Un jour de vendange.


Je l’ai rencontrée un jour de vendange,
Et j’en rêve encor presque tous les jours.

. . . . . . . . . . . . . .

Le cercueil était couvert en velours,

Le drap noir avait une double frange.


Les sœurs d’Avignon pleuraient tout autour…
La vigne avait trop de raisins ; l’Amour
A fait la vendange.



À CÉLIMÈNE


 
Je ne vous aime pas, ô blonde Célimène,
Et si vous l’avez cru quelque temps, apprenez
Que nous ne sommes point de ces gens que l’on mène
Avec une lisière et par le bout du nez ;
Je ne vous aime pas… depuis une semaine,
Et je ne sais pourquoi vous vous en étonnez.


Je ne vous aime pas ; vous êtes trop coquette,
Et vos moindres faveurs sont de mauvais aloi ;
Par le droit des yeux noirs, par le droit de conquête,
Il vous faut des amants. (On ne sait trop pourquoi.)
Vous jouez du regard comme d’une raquette ;
Vous en jouez, méchante… et jamais avec moi.

Je ne vous aime pas, et vous aurez beau faire,
Non, madame, jamais je ne vous aimerai.
Vous me plaisez beaucoup ; certes, je vous préfère
À Dorine, à Clarisse, à Lisette, c’est vrai.
Pourtant l’amour n’a rien à voir dans cette affaire,
Et quand il vous plaira, je vous le prouverai.

J’aurais pu vous aimer ; mais, ne vous en déplaise,
Chez moi le sentiment ne tient que par un fil…
Avouons-le, pourtant, quelque chose me pèse :
En ne vous aimant pas, comment donc se fait-il
Que je sois aussi gauche, aussi mal à mon aise
Quand vous me regardez de face ou de profil ?


Je ne vous aime pas, je n’aime rien au monde ;
Je suis de fer, je suis de roc, je suis d’airain.
Shakspeare a dit de vous : « Perfide comme l’onde » ;
Mais moi je n’ai pas peur, car j’ai le pied marin.
Pourtant quand vous parlez, ô ma sirène blonde,
Quand vous parlez, mon cœur bat comme un tambourin.

Je ne vous aime pas, c’est dit, je vous déteste,
Je vous crains comme on craint l’enfer, de peur du feu ;
Comme on craint le typhus, le choléra, la peste,
Je vous hais à la mort, madame ; mais, mon Dieu !
Expliquez-moi pourquoi je pleure, quand je reste
Deux jours sans vous parler et sans vous voir un peu.


FANFARONNADE


 
Je n’ai plus ni foi ni croyance !
Il n’est pas de fruit défendu
Que ma dent n’ait un peu mordu
Sur le vieil arbre de science :
Je n’ai plus ni foi ni croyance.


Mon cœur est vieux ; il a mûri
Dans la pensée et dans l’étude ;
Il n’est pas de vieille habitude
Dont je ne l’aie enfin guéri.
Mon cœur est vieux, il a mûri.

Les grands sentiments me font rire ;
Mais, comme c’est très bien porté,
J’en ai quelques-uns de côté
Pour les jours où je veux écrire
Des vers de sentiments… pour rire.

Quand un ami me saute au cou,
Je porte la main à ma poche ;
Si c’est mon parent le plus proche,
J’ai toujours peur d’un mauvais coup,
Quand ce parent me saute au cou.


Veut-on savoir ce que je pense
De l’amour chaste et du devoir ?
Pour le premier…allez-y voir ;
Quant à l’autre, je me dispense
De vous dire ce que je pense

C’est moi qui me suis interdit
Toute croyance par système,
Et, voyez, je ne crois pas même
Un seul mot de ce que j’ai dit.


LES CERISIERS


I


 
Vous souvient-il un peu de ce que vous disiez,
      Mignonne, au temps des cerisiers ?


Ce qui tombait du bout de votre lèvre rose,
Ce que vous chantiez, ô mon doux bengali,
Vous l’avez oublié, c’était si peu de chose,
      Et pourtant, c’était bien joli…


Mais moi je me souviens (et n’en soyez pas surprise),
Je me souviens pour vous de ce que vous disiez.
Vous disiez (à quoi bon rougir ?)…donc vous disiez…
      Que vous aimiez fort la cerise,
      La cerise et les cerisiers.



II



Vous souvient-il un peu de ce que vous faisiez,
      Mignonne, au temps des cerisiers ?


Plus grands sont les amours, plus courte est la mémoire
Vous l’avez oublié, nous en sommes tous là ;
Le cœur le plus aimant n’est qu’une vaste armoire.
      On fait deux tours, et puis voilà.


Mais moi je me souviens (et n’en soyez surprise),
Je me souviens pour vous de ce que vous faisiez…
Vous faisiez (à quoi bon rougir ?)…donc vous faisiez…
      Des boucles d’oreille en cerise,
      En cerise de cerisiers.



III



Vous souvient-il d’un soir où vous vous reposiez,
      Mignonne, sous les cerisiers ?


Seule dans ton repos ! Seule, ô femme, ô nature !
De l’ombre, du silence, et toi…quel souvenir !
Vous l’avez oublié, maudite créature,
      Moi je ne puis y parvenir.


Voyez, je me souviens (et n’en soyez surprise),
Je me souviens du soir où vous vous reposiez…
Vous reposiez (pourquoi rougir ?)…vous reposiez…
      Je vous pris pour une cerise ;
      C’était la faute aux cerisiers.


LE 1er MAI 1857


MORT D’ALFRED DE MUSSET


 
Nature de rêveur, tempérament d’artiste,
Il est resté toujours triste, horriblement triste.
Sans savoir ce qu’il veut, sans savoir ce qu’il a,
Il pleure ; pour un rien, pour ceci, pour cela.
Aujourd’hui c’est le temps, demain c’est une mouche,
Un rossignol qui fausse, un papillon qui louche…

Son corps est un roseau, son âme est une fleur,
Mais un roseau sans moelle, une fleur sans calice ;
Il est triste sans cause, il souffre sans douleur,
Il faudra qu’il en meure, et qu’on l’ensevelisse
Avec sa nostalgie au flanc, comme un cilice.

Ne creusez pas son mal ; ne lui demandez rien,
Vous qui ne portez pas un cœur comme le sien.
Ne lui demandez rien, ô vous qu’il a choisies
Dans le ciel de son rêve et de ses fantaisies ;
C’est un petit enfant, prenez-le dans vos bras,
Dites-lui. « Mon amour, fais comme tu voudras,
« Ton mal est un secret, je ne veux pas l’apprendre. »
Souffrez de sa blessure, en essuyant ses yeux ;
Souffrez de sa douleur sans jamais la comprendre,
Car vous ne savez pas comme on guérit les dieux,
Car vous l’aimeriez moins en le connaissant mieux.

Parfois, rayon dans l’ombre et perle dans la brume,
Son visage s’étoile et son regard s’allume ;

On dirait qu’il attend quelqu’un qui ne vient pas.
Mais ce n’est jamais toi qu’il cherche entre tes bras,
Ninette ; – ce qu’il veut, il n’en sait rien lui-même.
Dans tout ce qu’il espère et dans tout ce qu’il aime,
Il voit un vide immense et s’use à le combler,
Jusqu’au jour où, sentant que son âme est atteinte,
Sentant son âme atteinte et son mal redoubler
Il soit las de souffler sur une flamme éteinte…
Et meure de dégoût, de tristesse… et d’absinthe !


LA RÊVEUSE


 
Elle rêve, la jeune femme !
L’œil alangui, les bras pendants,
Elle rêve, elle entend son âme,
Son âme qui chante au dedans.

Tout l’orchestre de ses vingt ans,
Clavier d’or aux notes de flamme,

Lui dit une joyeuse gamme
Sur la clef d’amour du printemps…

La rêveuse leva la tête,
Puis la penchant sur son poète,
S’en fut, lui murmurant tout bas :

« Ami, je rêve ; ami, je pleure ;
« Ami, je songe que c’est l’heure…
« Et que mon coiffeur ne vient pas. »


LES BOTTINES


…Ce bruit charmant des talons qui

résonnent sur le parquet : clic ! clac ! est
le plus joli thème pour un rondeau.

Gœthe, Wilhelm Meister.


I


 
Moitié chevreau, moitié satin,
Quand elles courent par la chambre,
            Clic ! clac !

Il faut voir de quel air mutin
Leur fine semelle se cambre.
          Clic ! Clac !

Sous de minces boucles d’argent,
Toujours trottant, jamais oisives,
          Clic ! clac !
Elles ont l’air intelligent
De deux petites souris vives.
          Clic ! clac !

Elles ont le marcher d’un roi,
Les élégances d’un Clitandre,
          Clic ! clac !
Par là-dessus, je ne sais quoi
De fou, de railleur et de tendre.
          Clic ! clac !



II



En hiver au coin d’un bon feu,
Quand le sarment pétille et flambe,
          Clic ! clac !
Elles aiment à rire un peu,
En laissant voir un bout de jambe.
          Clic ! clac !

Mais quoique assez lestes, — au fond,
Elles ne sont pas libertines,
          Clic ! clac !
Et ne feraient pas ce que font
La plupart des autres bottines.
          Clic ! clac !


Jamais on ne nous trouvera,
Dansant des polkas buissonnières,
          Clic ! clac !
Au bal masqué de l’Opéra,
Ou dans le casino d’Asnières.
          Clic ! clac !

C’est tout au plus si nous allons,
Deux fois par mois, avec décence,
          Clic ! clac !
Nous trémousser dans les salons
Des bottines de connaissance.
          Clic ! clac !

Puis quand nous avons bien trotté,
Le soir nous faisons nos prières,
          Clic ! clac !
Avec toute la gravité
De deux petites sœurs tourières.
          Clic ! clac !



III



Maintenant, dire où j’ai connu
Ces merveilles de miniature,
          Clic ! clac !
Le premier chroniqueur venu
Vous en contera l’aventure.
          Clic ! clac !

Je vous avouerai cependant
Que souventes fois il m’arrive,
          Clic ! clac !
De verser, en les regardant,
Une grosse larme furtive.
          Clic ! clac !


Je songe que tout doit finir,
Même un poème d’humoriste,
          Clic ! clac !
Et qu’un jour prochain peut venir
Où je serai bien seul, bien triste,
          Clic ! clac !

Lorsque, — pour une fois,
Mes oiseaux prenant leur volée,
          Clic ! clac !
De loin, sur l’escalier de bois,
J’entendrai, l’âme désolée :
          Clic ! clac !


À CLAIRETTE


 
Croyez-moi, mignonne, avec l’amourette
Que nous gaspillons à deux, chaque jour
(Ne vous moquez pas trop de moi, Clairette),
On pourrait encore faire un peu d’amour.
On fait de l’amour avec l’amourette.

Qui sait ? connaissons un peu mieux nos cœurs.
Qui sait ? cherchons bien…pardon, je m’arrête ;

Vous avez la bouche et l’œil trop moqueurs
(Ne vous moquez pas trop de moi, Clairette) :
Qui sait ? connaissons un peu mieux nos cœurs.

Voyons, si j’avais dans quelque retraite
Le nid que je rêve et que j’ai cherché,
(Ne vous moquez pas trop de moi, Clairette),
On aime bien mieux quand on est caché.
Si j’avais un nid dans quelque retraite !

Un nid ! des vallons bien creux, bien perdus.
Plus de falbalas, plus de cigarette ;
Champagne et mâcon seraient défendus,
(Ne vous moquez pas trop de moi, Clairette)…
Un nid, des vallons bien creux, bien perdus.

Quel bonheur de vivre en anachorète,
Des fleurs et vos yeux pour tout horizon,
(Ne vous moquez pas trop de moi, Clairette) !

Par le dieu Plutus, j’ai quelque raison
Pour désirer vivre en anachorète.

Eh bien ! cher amour, la nature est prête,
Le nid vous attend… Comment ! vous riez ?
(Ne vous moquez pas trop de moi, Clairette),
C’était pour savoir ce que vous diriez.


MISERERE DE L’AMOUR


 
       Miserere !
Encore une fois, ma colombe,
O mon beau trésor adoré,
Viens t’agenouiller sur la tombe
Où notre amour est enterré.
       Miserere !


I



Il est là dans sa robe blanche ;
Qu’il est chaste et qu’il est joli !
Il dort, ce cher enseveli,
Et comme un fruit mûr sur la branche,
Son jeune front, son front pâli
Incline à terre, et penche, penche…

       Miserere !
Regarde-le bien, ma colombe,
O mon beau trésor adoré,
Il est là couché dans la tombe,
Comme nous l’avons enterré,
       Miserere !


II



Depuis les pieds jusqu’à la tête,
Sans regret, comme sans remord,
Nous l’avions fait beau pour la mort.
Ce fut sa dernière toilette ;
Nous ne pleurâmes pas bien fort,
Vous étiez femme et moi poète.

       Miserere !
Les temps ont changé, ma colombe,
O mon beau trésor adoré,
Nous venons pleurer sur sa tombe,
Maintenant qu’il est enterré.
       Miserere !


III



Il est mort, la dernière automne ;
C’est au printemps qu’il était né.
Les médecins l’ont condamné
Comme trop pur, trop monotone :
Mon cœur leur avait pardonné…
Je ne sais plus s’il leur pardonne.

       Miserere !
Ah ! je le crains bien, ma colombe,
O mon beau trésor adoré,
Trop tôt nous avons fait sa tombe,
Trop tôt nous l’avons enterré.
       Miserere !



IV



Il est des graines de rechange
Pour tout amoureux chapelet.
Nous pourrions, encor, s’il voulait,
Le ressusciter, ce cher ange.
Mais non ! il est là comme il est ;
Je ne veux pas qu’on le dérange.

       Miserere !
Par pitié, fermez cette tombe ;
Jamais je n’avais tant pleuré !
Oh ! dites pourquoi, ma colombe,
L’avons-nous si bien enterré ?
       Miserere !


AUTRE AMOUREUSE


 
Lorsque je vivais loin de vous,
Toujours triste, toujours en larmes,
Pour mon cœur malade et jaloux
Le sommeil seul avait des charmes.
Maintenant que tu m’appartiens
Et que mon cœur a sa pâture,

Il ne m’est plus qu’une torture,
— Le sommeil cher aux jours anciens.

Lorsque je dormais loin de vous,
Dans un rêve toujours le même,
Je vous voyais à mes genoux
Me dire chaque nuit : « Je t’aime ! »
Maintenant que tu m’appartiens,
Dans les bras chaque nuit je rêve
Que tu pars, qu’un méchant t’enlève
Et que je meurs quand tu reviens.


LES PRUNES


 

I



Si vous voulez savoir comment
Nous nous aimâmes pour des prunes,
Je vous le dirai doucement,
Si vous voulez savoir comment.
L’amour vient toujours en dormant,
Chez les bruns comme chez les brunes ;

En quelques mots voici comment
Nous nous aimâmes pour des prunes.


II



Mon oncle avait un grand verger
Et moi j’avais une cousine ;
Nous nous aimions sans y songer,
Mon oncle avait un grand verger.
Les oiseaux venaient y manger,
Le printemps faisait leur cuisine ;
Mon oncle avait un grand verger,
Et moi j’avais une cousine.


III



Un matin nous nous promenions
Dans le verger, avec Mariette :

Tout gentils, tout frais, tout mignons,
Un matin nous nous promenions.
Les cigales et les grillons
Nous fredonnaient une ariette :
Un matin nous nous promenions
Dans le verger avec Mariette.


IV



De tous côtés, d’ici, de là,
Les oiseaux chantaient dans les branches,
En si bémol, en ut, en la,
De tous côtés, d’ici, de là.
Les prés en habit de gala
Étaient pleins de fleurettes blanches.
De tous côtés, d’ici, de là,
Les oiseaux chantaient dans les branches.



V



Fraîche sous son petit bonnet,
Belle à ravir, et point coquette,
Ma cousine se démenait,
Fraîche sous son petit bonnet.
Elle sautait, allait, venait,
Comme un volant sur la raquette :
Fraîche sous son petit bonnet,
Belle à ravir et point coquette.


VI



Arrivée au fond du verger,
Ma cousine lorgne les prunes ;

Et la gourmande en veut manger,
Arrivée au fond du verger.
L’arbre est bas ; sans se déranger
Elle en fait tomber quelques-unes :
Arrivée au fond du verger,
Ma cousine lorgne les prunes.


VII



Elle en prend une, elle la mord,
Et, me l’offrant : « Tiens !… » me dit-elle.
Mon pauvre cœur battait bien fort !
Elle en prend une, elle la mord.
Ses petites dents sur le bord
Avaient fait des points de dentelle…
Elle en prend une, elle la mord,
Et, me l’offrant : « Tiens !… » me dit-elle.



VIII



Ce fut tout, mais ce fut assez ;
Ce seul fruit disait bien des choses
(Si j’avais su ce que je sais !…)
Ce fut tout, mais ce fut assez.
Je mordis, comme vous pensez,
Sur la trace des lèvres roses :
Ce fut tout, mais ce fut assez ;
Ce seul fruit disait bien des choses.


IX



à mes lectrices


Oui, mesdames, voilà comment
Nous nous aimâmes pour des prunes :

N’allez pas l’entendre autrement ;
Oui, mesdames, voilà comment.
Si parmi vous, pourtant, d’aucunes
Le comprenaient différemment,
Ma foi, tant pis ! voilà comment
Nous nous aimâmes pour des prunes.


L’OISEAU BLEU


 
J’ai dans mon cœur un oiseau bleu,
Une charmante créature,
Si mignonne que sa ceinture
N’a pas l’épaisseur d’un cheveu

Il lui faut du sang pour pâture.
Bien longtemps, je me fis un jeu

De lui donner sa nourriture :
Les petits oiseaux mangent peu.

Mais, sans en rien laisser paraître,
Dans mon cœur il a fait, le traître,
Un trou large comme la main,

Et son bec, fin comme une lame,
En continuant son chemin,
M’est entré jusqu’au fond de l’âme !…


LE ROUGE-GORGE


 

I


Un soir que je rêvais dans ma chambre, déserte
              Depuis sa mort,
Un oisillon s’en vint de la fenêtre ouverte
              Raser le bord.


Il s’en vint, secouant du bec sa robe grise ;
              Et sans effroi,
Sans façon, je le vis, à ma grande surprise,
              Entrer chez moi.

C’était un rouge-gorge, un charmant rouge-gorge !
              Comme à foison,
Le froid, ce vieux brigand des forêts, en égorge
              Chaque saison.

« Tu viens mal à propos, lui dis-je, mais n’importe,
              Cher étranger,
Je souffre trop pour voir souffrir. Tiens, je t’apporte
              De quoi manger.

« Aimes-tu le maïs ?…Non. Préfères-tu l’orge
              Ou bien le mil ?
Que peut-on vous servir, monsieur le rouge-gorge,
              Que vous faut-il ? »


Mais lui, de tous côtés promenant son bec rose
              D’un air coquet,
Souriait sans répondre et cherchait quelque chose
              Qui lui manquait :

Puis, comme il me trouvait par trop mélancolique,
              Le polisson
Se mit à fredonner un morceau de musique
              De sa façon.


II


Je me levais pour mettre un terme à ce scandale
              En le chassant,
Quand le frisson de mort qui régnait dans la salle
              L’envahissant,


L’oiseau tourna vers moi sa mine effarouchée,
              Et l’animal
Me regarda d’un air de tristesse fâchée,
              Qui me fit mal.

« Oh ! ne te moque pas de moi ! semblaient me dire
              Ses yeux en pleurs ;
N’est-ce pas que tu mens, et que tu voulais rire
              De mes douleurs ?

« Non elle n’est pas morte ! ou, toi, tu n’es qu’un lâche
              De la savoir
Et d’y survivre !…Non ! elle est là…qui se cache,
              Je veux la voir. »

Et pour mieux s’assurer qu’elle n’était pas morte,
              Il s’en alla
Fouiller sous la toilette et derrière la porte,
              Deçà, delà,


Derrière les rideaux du lit, dans la ruelle,
              Sous l’édredon…
Il criait, il pleurait : « Ah ! méchante, ah ! cruelle,
              Réponds-moi donc !… »

Il grimpait sur le lit, fripant la couverture
              Et l’oreiller.
Enfin, pris d’un vertige étrange, de nature
              A m’effrayer,

Il se mit à voler les ailes étendues,
              L’œil effaré,
Cognant son front, poussant des plaintes éperdues,
              Désespéré.


III


Quand il eut fait deux fois le tour de notre chambre,
              L’étrange oiseau

S’arrêta : je le vis trembler de chaque membre,
              Comme un roseau,

Chercher de tous côtés un lieu de préférence
              Pour s’y coucher ;
Se laisser choir, avec un grand air de souffrance,
              Sur le plancher ;

Et là, dardant sur moi le feu de ses prunelles
              D’un jaune d’or,
Pousser des petits cris plaintifs, battre des ailes,
              Et rester mort !


NATURE IMPASSIBLE


 
Lorsque l’homme pleura sa première chimère,
          Moins impassible qu’aujourd’hui,
La nature sentit frémir ses flancs de mère
          Et voulut pleurer avec lui.
Tout s’assombrit. Les cieux n’eurent plus une étoile,
          La terre n’eut plus une fleur.
Le soleil se cloîtra, la lune prit le voile,
Et la forêt tordit ses branches, de douleur.


Les couchants lumineux, les aubes éclatantes
          S’éteignirent en un clin d’œil.
Les brumes de l’hiver déployèrent leurs tentes,
          Les plaines prirent le grand deuil.
Le lac mouilla ses bords de son flot le plus triste ;
          Dans la Notre-Dame des Bois
Les oiseaux et le vent, les clercs et l’organiste
Chantèrent en mineur pour la première fois.

La douleur arrachait des larmes aux abîmes
          Et des cris de rage aux volcans.
Les ravins éplorés eurent des mots sublimes,
          Les rochers furent éloquents.
« Nous voulons notre part de la souffrance humaine »,
          Sanglotaient les vieux antres sourds…
L’homme oublia son mal au bout d’une semaine ;
Après quatre mille ans, eux sanglotaient toujours.

Quand la mère au grand cœur fut enfin consolée,
          Presque honteuse de ses pleurs,

Vite elle rajusta les plis de sa vallée
          Et mit son chaperon de fleurs.
Puis elle se dressa belle de tous ses charmes,
          Poussant du vert à pleins talus ;
Mais sachant désormais ce que valent nos larmes,
Elle nous dit : « C’est bien ! vous ne m’y prendrez plus. »

Pour moi, si les douleurs chères aux grandes âmes
          Viennent m’assaillir quelque jour,
Si jamais je m’éprends dans le troupeau des femmes
          Trop belles pour aimer l’amour ;
Ou si, voyant mourir quelque chose qui m’aime,
          Vivant, je souffre mille morts,
O nature ! tu peux rester toujours la même,
Je me passerai bien des pitiés du dehors.

Les plateaux de colzas, les blés, les plaines d’orge
          Pourront impunément fleurir ;
Je ne leur mettrai pas ma douleur sur la gorge,
          Non ! je serai seul à souffrir.

Terre, tu souriras ; bois, vous ferez comme elle.
          Vous, les lacs, vous resplendirez,
Et vous chanterez tous sans craindre que je mêle
Un blasphème ou des pleurs à vos concerts sacrés.


DERNIÈRE AMOUREUSE


 
A l’heure d’amour, l’autre soir,
La Mort près de moi vint s’asseoir ;
S’asseoir, près de moi, sur ma couche.

En silence, elle s’accouda.
Sur mes yeux clos elle darda
Son grand œil noir, lascif et louche ;


Puis, comme l’amante à l’amant,
Elle mit amoureusement
      Sa bouche sur ma bouche !

« Viens, dit le spectre en m’enlaçant,
« Viens sur mon cœur, viens dans mon sang
« Savourer de longues délices.

« Viens ; la couche, ô mon bien-aimé !
« A son oreiller parfumé,
« Ses draps chauds comme des pelisses.

« Nous nous chérirons nuit et jour :
« Nos âmes sont deux fleurs d’amour,
      « Nos lèvres deux calices. »

Je crus, sur mon front endormi,
Sentir passer un souffle ami
D’une saveur déjà connue ;


J’eus un rêve délicieux.
Je lui dis, sans ouvrir les yeux :
« Chère, vous voilà revenue !

« Vous voilà ! mon cœur rajeunit.
« Fauvette, qui revient au nid,
      « Sois-y la bienvenue.

« Sans remords comme sans pitié,
« Méchante, on m’avait oublié ;
« Allons, venez, Mademoiselle.

« Je consens à vous pardonner,
« Mais avant, je veux enchaîner
« Ma folle petite gazelle. »

Et, comme je lui tends les bras,
Le spectre me répond tout bas :
      « C’est moi… ce n’est pas elle… »


« – C’est toi, la Mort ! eh bien ! tant mieux.
« Mon âme est veuve ; mon cœur vieux,
« J’avais besoin d’une maîtresse.

« Une tombe est un rendez-vous
« Comme un autre ; prélassons-nous
« Dans une éternelle caresse ! »

Je l’embrasse ; elle se défend,
Recule et me dit : « Cher enfant,
      « Attends, rien ne nous presse !…

« Gardons-nous pour des temps meilleurs ;
« Mais aujourd’hui, je cherche ailleurs
« Des amoureux en hécatombe.

« Ailleurs, je vais me reposer
« Et couper en deux le baiser
« D’un ramier et de sa colombe !


« Sois heureux, tu me reverras ;
« Sois amoureux, et tu seras
      « Mûr pour la tombe ! »


fin des amoureuses.




LA DOUBLE CONVERSION

CONTE EN VERS












LA

DOUBLE CONVERSION




 
C’est un dimanche, — au jour tombant, —
Place Royale, et sur un banc,
A gauche, en entrant par la grille,
Que le jeune André rencontra
La petite juive Sarah
Et qu’en eux l’amour opéra.

 
Qui dit juive dit belle fille,
Et pourtant n’en dit pas assez
Sur cette chair dorée et ferme,
Sur ces cils longs et retroussés
Qui s’allongent quand l’œil se ferme ;
Ces cheveux roux si bien tressés,
Ces pieds mignons si mal chaussés,
Et la double pêche qu’enferme
Le plus naturel des corsets ;
Bref, sur toute la portraiture
De la charmante créature
Dont André fut assez heureux
Pour être aimé, — quoique amoureux.
En un rien, la chose fut faite :
Mieux que moi vous savez comment
Se passe un pareil tête-à-tête ;
L’amoureux est toujours très bête,
On le trouve toujours charmant ;
Il pousse un soupir, — elle un autre.
« — Quel est ton nom ? — Quel est le vôtre ?
« — Je m’appelle André. — Moi, Sarah. »
Chacun se rapproche en cachette,

 
Chacun cherche ce qu’il dira
Et qui des deux commencera.
C’est le premier coup de fourchette.
il est toujours silencieux.
Les amants se parlent des yeux
Et ne s’en comprennent que mieux
— A franc regard âme loyale.
Or, ce soir-là, place Royale,
On se comprit du premier coup,
Et partant, l’on s’aima beaucoup.


A quelques pas du joli groupe
Formé par nos deux amoureux,
Se jouait un air langoureux,
Que la musique de la troupe
Semblait choisir exprès pour eux.
Du haut des toits, du haut des branches,
Un tas d’oiseaux, — mis en gaieté
Par l’aspect d’un beau soir d’été, —
Chantaient, chacun de son côté.
Au bas, le public des dimanches,

.
Luisant d’aise et de propreté,
Allait, venait en liberté :
— Fillettes en cornettes blanches,
Bons bourgeois remplis de santé,
Puis de grosses mères bien franches,
Puis des amants en quantité.
Frais tableaux ! spectacle enchanté !
Quel cœur n’auriez-vous dilaté !

Pour ma part, et dans le grand nombre,
J’en sais deux qui n’y tinrent pas ;
L’air était frais, la nuit plus sombre,
La musique jouait très bas…
Leurs mains se cherchèrent dans l’ombre,
Leurs yeux cessèrent de jaser
Et l’on entendit un baiser.


II


 
En amour les heures vont vite ;
On n’a pas le temps de se voir

 
Qu’il faut se quitter sans savoir
Comment on pourra se revoir.
« Adieu, cher. — A bientôt, petite. »
Et par des chemins différents
Nos pauvres amis, tout pleurants,
S’en retournent chez leurs parents.
En passant le coin de la rue
Saint-Antoine, André s’assura
Que sa mie était disparue ;
Puis, ne voyant rien, il rentra,
Le cœur gros et plein de Sarah.
Son père allait se mettre à table
Comme il arrivait : « Assieds-toi,
« Mon garçon, et fais comme moi. »
André s’assit. « Ah çà ! pourquoi
« Rentres-tu si tard et si coi ? »
André se tut. « Quel détestable
« Enfant tu fais ! » André pâlit.
Se leva, recula sa chaise.
Et, prétextant un grand malaise,
Dit bonsoir et fut à son lit.
« Voilà qui n’est pas ordinaire ! »

 
Grommela d’un ton débonnaire
Le père André tout interdit ;
Et de ce coup il en perdit
L’entrain, la soif et l’appétit.
C’était bien la crème des hommes
Que ce père André : soixante ans,
La verdeur d’un mois de printemps,
De la gaieté, toutes ses dents,
Et rien de ces vieillards rogommes,
Très sévères, très exigeants,
Qui détestent les jeunes gens.
Ancien brigadier aux gendarmes,
Sa bonne mine sous les armes,
Son mollet ferme, son teint frais,
Tout cela, — quelque temps après
Qu’il fut retiré du service, —
Lui valut la place de suisse
A Saint-Louis dans le Marais.
Riche d’un revenu fort mince,
Il vivait là, très retiré,
En bas blancs, en habit doré.
En culotte courte, adoré

De son fils et de son curé ;
Au total, heureux comme un prince.
Mais, ce soir-là, voyant André
Si triste, si désespéré,
Il en eut le cœur déchiré,
Et, quand il se fut assuré,
En bonne mère vigilante,
Qu’André n’était pas endormi,
Il vint prendre sa main brûlante,
Et, d’une voix quasi tremblante,
Il lui dit : « Qu’as-tu, mon ami ? »
L’enfant soupirait en silence…
« Tu souffres ? Où donc souffres-tu ?
« As-tu pris froid ? t’a-t-on battu ? »
Lors, voyant son père éperdu,
Notre André se fit violence
Et convint, sans plus de détour,
Qu’il soutirait d’un grand mal d’amour.
À cette fois, ce fut au tour
Du bon suisse de ne rien dire.
Il était là, — se demandant
S’il devait se fâcher ou rire.

Mais se taire était plus prudent,
Il se taisait : — en attendant,
L’autre allail son train, prétendant
Qu’après tout, on était en âge,
A vingt ans, d’entrer en ménage,
Et qu’en un pareil accident
Le plus vite était le plus sage ;
Surtout qu’il ne s’agissait pas
D’un de ces amours de passage,
Où le cœur se moque tout bas
Des sottises que fait la tête,
Mais bien d’un de ces sentiments
Implacables, quoique charmants,
Qui vous assaillent par moments
Comme un sort que quelqu’un vous jette.
Puis, passant aux et cœtera
Que l’on devine et que j’abrège,
André s’agita, pérora,
Fit les cent coups, cria, pleura,
Le tout en l’honneur de Sarah.
Davantage, que vous dirai-je ?
Le suisse se laissa toucher

Par cette éloquente tendresse
Et voulut, — mais sans se fâcher, —
Que son fils lui donnât l’adresse
Et tous les noms de sa maîtresse.
Promettant, dès le lendemain,
De se rendre à l’aube chez elle
Pour voir à demander sa main
Aux parents de la demoiselle.
Une fois cela bien promis.
Tous deux furent vite endormis.


III



Le lendemain, avant la messe,
Le suisse, selon sa promesse,
Vous prend son gilet de velours
Boutonné d’argent sur la hanche,
Sa redingote à brandebourgs,
Ses bas fins, sa culotte blanche.

Des manières à l’unisson,
Et, de cette noble façon,
(layne le quartier où demeure
L’amoureuse de son garçon.
Quoi(|u’il fût encor de bonne heure,
Paris, depuis longtemps levé,
Avait à peu près achevé
La toilette de son pavé ;
On ouvrait déjà les boutiques,
On entendait se quereller
Les porteurs et les domestiques,
Les grandes charrettes rouler,
Les chiens et les enfants hurler.
Pensez que notre ancien gendarme
Ne savait guère à qui parler
Au milieu de tout ce vacarme,
Quand, — devant le temple des Juifs,
Le bec en trompe, les yeux vifs,
Laide à ravir, sale à merveille,
Il vit une petite vieille
Qui balayait dévotement
Le portique du monument.

Notre suisse, au premier moment,
Se demanda si décemment
Il était d’un bon catholique
De parler à cette hérétique ;
Mais, — son curé n’étant pas là, —
L’homme d’Église s’envola,
Et c’est le père qui parla.


Or, quels ne furent pas sa rage,
Son horreur, son saisissement,
Quand, — après maint renseignement,
Maint caquet et maint commérage
Sur ce qui touchait à Sarah, —
La bedelle lui déclara
Que c’était proprement sa fille.
« Mais, saçrebleu ! je ne veux pas
« D’une juive dans ma famille ! »
Dit-il en reculant d’un pas.
« Que le Dieu d’Israël m’écrase,
« Fit la vieille, si j’entends rien
« À ce que veut dire la phrase

 
« De cet insolent de chrétien !
« — Apprenez que je suis d’Église,
« Reprit le vieux, et sachez bien
« Que je crèverai comme un chien
« Avant que mon cœur s’en dédise :
« André peut faire la sottise
« D’épouser une juive ; mais
« Je ne la recevrai jamais.
« — Sarah chez vous ! Dieu m’en préserve !
« — Il suffit ; mais si quelque jour
« Je la trouve à rôder autour
« De mon garçon, je lui réserve
« Quelques coups de cravache pour
« La dégoûter de son amour.
« — Soit ! mais si votre fils s’avise
« De passer par devant chez nous,
« Il pourra, quoiqu’il soit d’Église,
« Recevoir quelques mauvais coups.»
L’entretien allait de la sorte
Et n’allait pas mal, comme on voit ;
Déjà les vilains de l’endroit
S’attroupaient autour de la porte,

Quand le suisse eut le bon esprit
De s’évader, dont bien lui prit ;
Car la vieille avait de la têe
Et passait pour être sujette
A se servir de temps en temps
De ses ongles et de ses dents.
Sur quoi, faute de combattants
La bataille étant terminée,
Suisse, bedelle et curieux,
Chacun retourna furieux
Aux saints travaux de la journée.


IV



Or, le soir de ce même jour,
Nos deux enfants, à qui l’amour
Avait enseigné plus d’un tour,
Gagnèrent le coin le plus sombre,
De la place Royale, — et là.
Sous un porche humide, dans l’ombre,

Eut lieu rentretien que voilà :

andré.

Sarah, Sarah, je suis bien triste !

sarah.

Je suis bien malheureuse, André !

andré.

Ce matin, mon père est rentré
Tout ému, tout encoléré,
Et m’a nettement déclaré,
Devant mon oncle l’organiste,
Qu’il allait rompre pour toujours
Le fil doré de nos amours.
Sarah, Sarah, je suis bien triste !

sarah.

Ce matin, ma mère, en rentrant,
M’a fait, — le déjeuner durant, —
Une scène très douloureuse :
Des pleurs, des menaces, des cris !

 
En fin de compte, j’ai compris
Qu’il faut oublier à tout prix
L’homme dont j’ai le cœur épris,
André, je suis bien malheureuse !

andré.

Ah ! chère, pourquoi veulent-ils
Qu’un amour fort comme le nôtre
S’arrête à des détails subtils
D’oremus et de patenôtre ?

sarah.

André, je voug demande un peu
Ce que cela fait au bon Dieu,
Quand deux cœurs battent l’un pour l’autre.
Que l’un soit blanc et l’autre bleu ?

andré.

Regarde les oiseaux, parbleu !
Qui de nous voudrait faire entendre
Aux fameux pigeons amoureux

 
Qu’ils ne pourraient s’unir entre eux
Et s’aimer entre eux d’amour tendre,
Pour ce respectable motif
Qu’un chrétien n’aime pas un juif ?
Vous vous moquez bien de ces choses,
Amoureux blancs à pattes roses ;
Pour être heureux, que vous faut-il ?
Trois grains d’amour, un grain de mil
En voilà pour toute la vie !
Hein ? qu’en dis-tu ?

(Il l’embrasse.)

sarah.

Je les envie,
Mais si j’imite ces oiseaux,
Maman me cassera les os.

andré.

C’est vrai ; j’oubliais que mon père
Assommera son cher André
Plutôt que de lui laisser faire
Un mariage contre son gré.

 

sarah.

Tu vois bien que c’est impossible ;
Même obstacle des deux côtés ;
Mère dure, père irascible,
Père et mère très entêtés.
Va ! séparons notre souffrance ;
Nous n’avons plus qu’une espérance,
— Bien triste, hélas ! — c’est de guérir
De notre mal ou d’en mourir.

(Elle pleure.)

  (Long silence.)

andré, tout à coup.

Il nous reste une chose à faire.

sarah, vivement.

Nous avons encore un moyen.

andré.

Mignonne, si tu m’aimes bien,
Nous pouvons nous tirer d’affaire.

sarah.

Pourquoi ne te fais-tu pas juif ?

andré, en même temps.

Si tu te faisais catholique ?

sarah, vexée.

Je trouve ton moyen bien vif.

andré, piqué.

Le tien me paraît bien… biblique.

sarah.

Qu’entendez-vous par là, mon cher ?

andré.

Par là, mignonne, j’entends dire
Que ce serait payer trop cher
L’heureux moment que je désire.

sarah.

Et m’expliquerez-vous pourquoi
Vous me refuseriez vous-même
Ce que vous exigez de moi ?

andré.

Pourquoi ? — Parce que je vous aime,
Et que nous gagnerons ainsi.
En y mettant un peu du vôtre,
Mon bonheur en ce monde-ci,
Et votre salut dans un autre.

sarah, avec un sourire.

Mais, cher homme, ce que je veux
Reviendrait au même, il me semble ;
Au lieu de nous sauver tous deux.
Nous pourrions nous damner ensemble ;

Ce disant, la blonde Sarah
Fit une pause, se serra

Contre son petit catholique ;
Puis, comme dernier argument,
Qui n’admettait pas de réplique,
Elle frôla légèrement
Ainsi que d’une aile de mouche,
Du coin parfumé de sa bouche,
La lèvre en feu de son amant.
De caresse en enlacement,
Et d’enlacement en caresse,
Au surplus, comme une maîtresse
Prêche toujours mieux qu’un rabbin,
Notre André cherchait, mais en vain,
Ce qu’il pourrait bien lui répondre
Et sentait ses croyances fondre
Comme la neige dans la main.
Heureusement pour sa famille
Et pour l’honneur de sa maison,
Son cœur de chrétien eut raison
Des yeux de cette belle fille,
Où s’était logé le démon ;
Et sa foi n’étant qu’endormie,
Il vous prit les mains de sa mie

Et lui fit un très long sermon.
Il lui parla du catéchisme,
De la Vierge et de saint Joseph,
Du Christ, des dogmes et du schisme
Et d’un tas d’autres choses ; bref,
Il vanta la force et les charmes
De son Église et du vrai Dieu
Avec tant d’âme et tant de feu,
Que le diable en eût pris les armes.
Mais Sarah ne s’en émut point
Et de sa voix sonore et fraîche
Elle entama le second point
De la conférence et du prêche.
Comme exorde, elle sut, d’abord,
Lui peindre de couleurs très vives
Le grand type des races juives,
Et ce peuple héroïque et fort
Qui souffrit tant de fois la mort
Pour sa Bible et son coffre-fort.
Et suivit sa route éternelle,
Toujours chassé, toujours haï,
Une main vers le Sinaï

Et l’autre sur son escarcelle ;
Puis elle voulut voir un peu
S’il avait jamais lu la Bible,
Dans le vrai texte, dans l’hébreu,
Ajoutant qu’il est impossible
De causer dogme en pareil cas
Avec qui ne vous comprend pas.


Ceci dit, elle mit sa tête
Sur l’épaule de son ami,
Ouvrit d’un doigt sa gorgerette
Où quelque chose avait frémi ;
Puis, fermant les yeux à demi,
Resta là, tranquille et muette
Comme un rossignol endormi.
Mais André s’entêta comme elle.
Et, reprenant tout l’entretien,
Défendit le dogme chrétien
Sans reculer d’une semelle ;
Sur ce, caresses et querelles
Recommencèrent de plus belle.

 
Pour finir, il advint qu’après
Cette scène si chaleureuse
De théologie amoureuse,
Chacun d’eux en fut pour ses frais ;
Et que, lorsqu’ils se retirèrent,
Tous deux, furieux de partir
Sans avoir pu se convertir,
D’un commun accord se jurèrent
Sur leurs Dieux, qui n’en pouvaient mais,
De ne plus se revoir jamais.

V



Une fois loin de sa maîtresse,
Notre André, seul entre deux draps,
Se vit dans un grand embarras
Et dans une étrange détresse.
Quoique tout lui fit un devoir
De renoncer à la revoir,

Ce n’était plus en son pouvoir ;
Et loin de puiser du courage
Dans sa querelle avec Sarah,
Le pauvre enfant, — qui le croira ? —
Sentit qu’il l’aimait davantage ;
Aussi, comme il les regrettait,
Ses croyances de tout à l’heure !
Aussi, comme il la détestait.
Qu’elle fût ou non la meilleure,
Cette Église dont il était !
Il étouffait, il sanglotait.


« Va, ma belle petite juive, »
Criait-il en mordant ses draps,
« Va ! je t’aime, et quoi qu’il arrive,
« Je voudrai ce que tu voudras,
« Je serai ce que tu seras.
« Je ferai ce que tu feras. »
Mais Sarah ne répondait pas.
Dans la chambre attristée et noire,
On n’entendait que quelques rats

Grignotant le fond d’une armoire,
Le méchant tic tac entêté
D’un coucou faisant son service
En songeant à l’éternité,
Et les ronflements du vieux suisse
Dormant dans la salle à côté.
Or, tandis qu’on veille et qu’on pleure
Dans cette chrétienne demeure,
La même nuit, à la même heure,
Toujours pour le même motif,
On se désole au quartier juif ;
Et la fille de la bedelle,
Dans la crainte de réveiller
Sa mère couchée auprès d’elle,
Sanglote sous son oreiller.


VI



Au premier bonjour de l’aurore,
André, sur pied en un moment,

 
S’en alla trouver bravement
Son père qui dormait encore,
Et, s’asseyant à son chevet,
Les yeux rouges et le cœur triste,
Lui dit le dessein qu’il avait
De se faire séminariste
Pour se vouer dorénavant
Au service du Dieu vivant.
À cette étrange confidence,
Le suisse écarquilla les yeux,
Se signa, tourna de son mieux
Une phrase de circonstance
Sur les lois de la Providence ;
Puis, comme il tombait de sommeil,
S’en alla, ronflant de plus belle :
Voilà bien ce que l’on appelle
L’homme sage et de bon conseil.
Or, près de son lit et derrière
Un sarrau de calicot blanc,
Les bras fendus, le front branlant,
Un vieux christ sculpté sur bruyère
S’en allait tombant en poussière.

C’est à ses pieds qu’André, voulant
Noyer son mal dans la prière,
Vint s’agenouiller en tremblant
Et prier… non ! faire semblant ;
Car entre la face divine
Et notre amoureux, se glissait
Sa juive alerte et sans corset,
Silhouette coquette et fine
Devant qui tout disparaissait.
Sous cette influence amoureuse,
Le diable, un gaillard bien madré,
Eut, en un clin d’œil, engendré
Dans le cerveau du pauvre André
Une réflexion affreuse :
Le pauvre enfant se demanda
Si l’on n’aurait pas, d’aventure,
Tronqué notre sainte Écriture :
Et comme sur ce vieux dada,
Qu’entre tous l’Église redoute,
On marche vite sur la route,
De la méfiance et du doute,
Il s’avoua que, somme toute,

Sarah pouvait avoir dit vrai,
Et qu’il n’était pas démontré
Que la religion chrétienne
Fût à la hauteur de la sienne.
Dans ce doute, il chercha d’abord
La lumière au fond de lui-même ;
Mais ne se sentant assez fort
Pour résoudre ce grand problème,
Il prit bravement son parti,
Et, du coup, le voilà parti
Chez un rabbin du voisinage,
Qui, sous sa barbe de mufti,
Cachait la mâchoire d’un sage.
Soudain, et comme il était près
De tourner la place Royale,
Devant Saint-Louis en Marais,
Son église paroissiale,
L’œil grand ouvert, le cou tendu,
Notre ami s’arrête éperdu :
Jambe fine et mollet dodu.
Cheveux roux et taille bien prise
Et tout le reste à l’avenant,

Sarah montait en trottinant
Les grands escaliers de l’église.
« Sarah ! je ne me trompe pas ! »
Dit-il en revenant d’un pas ;
Puis, toute réflexion faite,
Croyant que c’était seulement
L’effet d’un mirage d’amant,
Il reprit, en baissant la tête,
La voix rauque et l’œil obscurci :
» Que viendrait-elle faire ici ?
« Quand on aime, Dieu ! qu’on est bête ! »
Et, cachant ses yeux sous sa main,
Il continua son chemin
Vers la demeure du rabbin.

 

VII


 
Huit jours après cette visite,
Dont le lecteur, dans un moment,
Va connaître le dénoûment,

Sarah reçut de son amant
Ces mots au crayon :
                                        « Venez vite
« Boulevard du Temple, on attend. »
Signé : « Votre ami. »
« Tiens ! c’est drôle ! >
Se dit la fillette en jetant
Son petit schall vert sur l’épaule ;
« J’allais juste en écrire autant ! »
Et, sur ce, la voilà trottant
Le long de la rue aux Orfèvres,
Le rire aux dents, l’amour aux lèvres.
Ce jour-là, jour inusité.
Il faisait un vrai temps d’été,
Et du Temple à la Madeleine
La vieille Lutèce était pleine
De soleil et d’activité.
Ce fut Sarah qui, la première,
Aperçut son amant planté
Sous un grand rayon de lumière,

L’œil brillant, le front rejeté
A quatre pouces en arrière,
Beau d’amour et beau de gaîté.
Elle en eut le cœur transporté,
Et. d’un coup, la petite chèvre,
S’en vint bondir à son côté,
Puis dans ses bras, puis sur sa lèvre…
Pas un mot ! rien que des baisers !
— Ces premiers élans apaisés,
Pour ne pas rester exposés
Aux regards de la populace,
Nos amis vidèrent la place,
Et l’heureux couple s’en alla
Causer à quelques pas de là.
Après une longue semaine
D’abstinence et de gros chagrin,
Pensez que cela vaut la peine
De dénouer sa langue un brin.
Aussi nos gens allaient bon train :
« — Si tu savais… — Je vais te dire…
« — Voulez-vous m’écouter un peu ?
« — Laissez-moi parler, sacrebleu !

« — Tu vas t’écrier ! — Tu vas rire !
« — Puisqu’il faut que je le le dise. »
« — Eh bien ! si tu veux le savoir…
« — Dans quatre jours on me baptise !
« — On me circoncit demain soir ! »
Oh ! non ! il eût fallu les voir
Tressaillir, changer de figure,
Ouvrir la bouche et ne pouvoir,
À ce rude coup de boutoir,
Que s’affaisser sur le trottoir ;
Ce n’est rien qu’on se les figure.
Ce furent comme deux boulets
Qui leur partaient en pleins mollets…
Quelques longs instants écoulés,
André prit enfin la parole ;
Après quoi, nos pauvres petits
S’expliquèrent à tour de rôle
Comment ils s’étaient convertis
Chacun à l’Église dont l’autre
S’était fait l’éloquent apôtre,
Ce qui les avait exposés
À ce fâcheux chassez-croisez :

Le jour même de l’entrevue
De son rabbin avec André,
Sarah montait chez le curé
De son catholique adoré,
Et c’est elle qu’il avait vue
Grimpant, à ses yeux éblouis,
Les escaliers de Saint-Louis.
Et maintenant, qu’allaient-ils faire ?
Que résoudre ? que devenir ?
Et par quel bout devait finir
Toute cette méchante affaire ?
À condition de changer
De rôle et de dialectique,
À cette heure et sans grand danger
Ils pouvaient encore échanger
Quelque botte théologique.
Mais ce jeu ne convenait plus
À leur âme désespérée ;
Et tous deux portés par le flux
De la populace affairée,
Ils s’en allaient sans savoir où,
Le long des boulevards en fête

Soudain André lève la tête,
Prend son élan, se jette au cou
De sa maîtresse, comme un fou,
Et lui dit d’une voix émue
Qui la charme et qui la remue :
« Oh ! puisque l’amour est si grand,
« Mignonne, qu’au fond de nos âmes
« 11 fait table rase en entrant,
« Et qu’il y trône en conquérant
« Sur des débris et sur des flammes ;
« Puisque nous voyons aujourd’hui
« Que ni croyances ni systèmes
« Rien ne peut tenir contre lui,
« Puisque je t’aime et que tu m’aimes,
« Adonc pourquoi nous obstiner ?
« Laissons faire l’amour, mignonne,
« Et suivons l’élan qu’il nous donne.
« C’est à Dieu de nous pardonner,
« Si besoin est qu’on nous pardonne ;
« Donc, maîtresse, si tu m’en crois,
« Nous allons courir par les bois ;

« Et nous fuirons comme la peste
« La théologie et le reste.


« Le ciel est bleu, les arbres verts.
« Prenons notre course au travers
« Des champs de Bièvre ou de Chevreusc.
« Toute la terre est amoureuse,
« Viens-t’en nous aimer quelque part. »

 
« — Oui, mais ne rentrons pas trop tard ! »


fin de la double conversion




LES

AVENTURES D’UN PAPILLON

ET D’UNE BÊTE à BON DIEU











LES

AVENTURES D’UN PAPILLON

ET D’UNE BÊTE À BON DIEU




Le théâtre représente la campagne. Il est six heures du soir ; le soleil s’en va. Au lever du rideau, un Papillon bleu et une jeune Bête à bon Dieu, du sexe mâle, causent à cheval sur un brin de fougère. Ils se sont rencontrés le matin, et ont passé la journée ensemble. Comme il est tard, la Bête à bon Dieu fait mine de se retirer.

 

le papillon.

Quoi !… tu t’en vas déjà ?…

la bête à bon dieu.

                                   Dame ! il faut que je rentre :
Il est tard, songez donc !


le papillon.

                                   Attends un peu, que diantre !
Il n’est jamais trop tard pour retourner chez soi…
Moi d’abord, je m’ennuie à ma maison, et toi ?
C’est si bête une porte, un mur, une croisée.
Quand au dehors on a le soleil, la rosée,
Et les coquelicots, et le grand air, et tout.
Si les coquelicots ne sont pas de ton goût,
Il faut le dire…

la bête à bon dieu.

                                   Hélas ! monsieur, je les adore.

le papillon.

Eh bien ! alors, nigaud, ne t’en vas pas encore ;
Reste avec moi. Tu vois, il fait bon ; l’air est doux…

la bête à bon dieu.

Oui, mais…

le papillon, la poussant dans l’herbe.

               Eh ! roule-toi dans l’herbe ; elle est à nous.

la bête à bon dieu, se débattant.

Non ! laissez-moi ; parole ! il faut que je m’en aille
 

le papillon.

Chut ! entends-tu ?

la bête à bon dieu, effrayée.

                              Quoi donc ?

le papillon.

                                                  Cette petite caille
Qui chante en se grisant dans la vigne à côté…
Hein ! la bonne chanson pour ce beau soir d’été,
Et comme c’est joli de la place où nous sommes !
 

la bête à bon dieu.

Sans doute, mais…

le papillon.

                              Tais-toi.


la bête à bon dieu.

                         Quoi donc ?

le papillon.

                                                  Voilà des hommes,
          (Passent des hommes.)

la bête à bon dieu, bas, après un silence.

L’homme, c’est très méchant, n’est-ce pas ?
 

le papillon.

Très méchant.

la bête à bon dieu.

J’ai toujours peur qu’un d’eux m’aplatisse en marchant ;
Ils ont de si gros pieds et moi des reins si frêles !
Vous, vous n’êtes pas grand, mais vous avez des ailes ;
C’est énorme !

le papillon.

                    Pardieu ! mon cher, si ces lourdauds

De paysans te font peur, grimpe-moi sur le dos ;
Je suis très fort des reins, moi ; je n’ai pas des ailes
En pelure d’oignon comme les demoiselles,
Et je peux te porter où tu voudras, aussi
Longtemps que tu voudras.

la bête à bon dieu.

                                   Oh ! non, monsieur, merci.
Je n’oserai jamais…

le papillon.

                                        C’est donc bien difficile
De grimper là ?

la bête à bon dieu.

                    Non ! mais…

le papillon.

                                        Grimpe donc, imbécile !

la bête à bon dieu.

Vous me ramènerez chez moi, bien entendu ;

 
Car, sans cela…
 

le papillon.

                              Sitôt parti, sitôt rendu.

la bête à bon dieu, grimpant sur son camarade.

C’est que le soir, chez nous, nous faisons la prière.
Vous comprenez ?
 

le papillon.

                              Sans doute… Un peu plus en arrière !
Là… maintenant j’ai tout lâché ! silence à bord.
      (Prrt ! Ils s’envolent ; le dialogue continue en l’air.)
Jamais je n’aurais cru que j’étais aussi fort.

la bête à bon dieu, effrayée.

Ah ! monsieur…

le papillon.

                         Eh bien ! quoi ?
 

la bête à bon dieu.

                                                  Je n’y vois plus… la tête

 
Me tourne ; je voudrais bien descendre…
 

le papillon.

                                                            Es-tu bête !
Si la tête te tourne, il faut fermer les yeux.
Les as-tu fermés ?

la bête à bon dieu, fermant les yeux.

                              Oui…

le papillon.

                                        Ça va mieux ?

la bête à bon dieu, avec effort.

                                                            Un peu mieux.

le papillon, riant sous cape.

Décidément, on est mauvais aéronaute
Dans ta famille…
 

la bête à bon dieu.

                              Oh ! oui…


le papillon.

                                                  Ce n’est pas votre faute
Si le guide-ballon n’est pas encor trouvé.
 

la bête à bon dieu.

Oh ! non…

le papillon.

                    Çà, monseigneur, vous êtes arrivé
                                        (Il se pose sur un Muguet.)

la bête à bon dieu, ouvrant les yeux.

Pardon, mais ce n’est pas ici que je demeure.

le papillon.

Je sais ; mais comme il est encor de très bonne heure,
Je t’ai mené chez un Muguet de mes amis.
On va se rafraîchir le bec ; — c’est bien permis…
 

la bête à bon dieu.

Oh ! je n’ai pas le temps…

 

le papillon.

                                                  Bah ! rien qu’une seconde…
 

la bête à bon dieu.

Et puis, je ne suis pas reçu, moi, dans le monde.--

le papillon.

Viens donc ! je te ferai passer pour mon bâtard ;
Tu seras bien reçu, va !…

la bête à bon dieu.

                                        Puis, c’est qu’il est tard

le papillon.

Eh non ! il n’est pas tard ; écoute la Cigale…

la bête à bon dieu, à voix basse.

Puis… je… n’ai pas d’argent…

le papillon, l’entraînant.

                                        Viens ! le Muguet régale.
    (Ils entrent chez le Muguet. — La toile tombe.)

Au second acte, quand le rideau se lève, il fait presque nuit… On voit les deux camarades sortir de chez le Muguet… La Bête à bon Dieu est légèrement ivre.


le papillon, tendant le dos.

Et maintenant, en route !
    (Prrt ! Ils s’envolent… Le dialogue continue en l’air.)

la bête à bon dieu, grimpant bravement.

                                   En route !

le papillon.

                                                  Eh bien ! comment
Trouves-tu mon Muguet ?

la bête à bon dieu.

                                   Mon cher, il est charmant ;

 
Il vous livre sa cave et tout, sans vous connaître…

le papillon, regardant le ciel.

Oh ! oh ! Phœbé qui met le nez à la fenêtre ;
Il faut nous dépêcher…

la bête à bon dieu.

                                        Nous dépêcher, pourquoi ?

le papillon.

Tu n’es donc plus pressé de retourner chez toi ?
 

la bête à bon dieu.

Oh ! pourvu que j’arrive à temps pour la prière…
D’ailleurs, ce n’est pas loin, chez nous… c’est là derrière

le papillon.

Si tu n’es pas pressé, je ne le suis pas, moi.

la bête à bon dieu, avec effusion.

Quel bon enfant tu fais !… Vrai ! je ne sais pourquoi

Tout le monde n’est pas ton ami sur la terre.
On dit de toi : « C’est un bohême ! un réfractaire !
Un poète ! un sauteur !… »

le papillon.

                                        Tiens ! tiens ! et qui dit ça ?

la bête à bon dieu.

Mon Dieu ! le Scarabée…
 

le papillon.

                                        Ah ! oui, ce gros poussah !
Il m’appelle sauteur, parce qu’il a du ventre.

la bête à bon dieu.

C’est qu’il n’est pas le seul qui te déteste…

le papillon.

                                                            Ah ! diantre !
 

la bête à bon dieu.

Ainsi les Escargots ne sont pas tes amis.
Va ! ni les Scorpions, pas même les Fourmis.


le papillon.

Vraiment !
 

la bête à bon dieu, confidentiellement.

                    Ne fais jamais la cour à l’Araignée ;
Elle te trouve affreux.
 

le papillon.

                                   On l’a mal renseignée,

la bête à bon dieu.

Hé ! les Chenilles sont un peu de son avis…
 

le papillon.

Je crois bien !… mais, dis-moi, dans le monde où tu vis,
Car enfin tu n’es pas du monde des Chenilles.
Suis-je aussi mal vu ?…
 

la bête à bon dieu.

                                   Dam ! c’est selon les familles ;
La jeunesse est pour toi. Les vieux, en général,

Trouvent que tu n’as pas assez de sens moral.
 

le papillon, tristement.

Je vois que je n’ai pas beaucoup de sympathies,
En somme…

la bête à bon dieu.

                    Ma foi ! non, mon pauvre. Les Orties
T’en veulent. Le Crapaud te hait ; jusqu’au Grillon,
Quand il parle de toi, qui dit : « Ce… p… p… Papillon ! »

le papillon.

Est-ce que tu me hais, toi, comme tous ces drôles ?
 

la bête à bon dieu.

Moi !… je t’adore ; on est si bien sur tes épaules !
Et puis tu me conduis toujours chez les Muguets,
C’est amusant !… Dis donc, si je te fatiguais,
Nous pourrions faire encore une petite pause
Quelque part… tu n’es pas fatigué, je suppose ?

 

le papillon.

Je te trouve un peu lourd, ce n’est pas l’embarras.

la bête à bon dieu, montrant des Muguets.

Alors, entrons ici ; tu te reposeras.
 

le papillon.

Ah ! merci ! des Muguets ! toujours la même chose.
        (Bas, d’un ton libertin.)
J’aime bien mieux entrer à côté…
 

la bête à bon dieu, toute rouge.

                                                            Chez la Rose ?…
Oh ! non, jamais…

le papillon, l’entraînant.

                              Viens donc ! on ne nous verra pas.
(Ils entrent discrètement chez la Rose. — La toile tombe.)

Au troisième acte, il est nuit tout à fait… Les deux camarades sortent ensemble de chez la Rose… Le Papillon veut ramener la Bête à bon Dieu chez ses parents, mais celle-ci s’y refuse ; elle est complètement ivre, fait des cabrioles sur l’herbe et pousse des cris séditieux… Le Papillon est obligé de l’emporter chez elle. On se sépare sur la porte en se promettant de se revoir bientôt… Et alors le Papillon s’en va tout seul, dans la nuit. Il est un peu ivre, lui aussi ; mais son ivresse est triste : il se rappelle les confidences de la Bête à bon Dieu, et se demande amèrement pourquoi tant de monde le déteste, lui qui jamais n’a fait de mal à personne… Ciel sans lune ! Le vent souffle, la campagne est toute noire… Le Papillon a peur, il a froid ; mais il se console en songeant que son camarade est en sûreté, au fond d’une couchette bien chaude… Cependant on entrevoit dans l’ombre de grands oiseaux de nuit qui traversent la scène d’un vol silencieux. L’éclair brille ! Des bètes méchantes, embusquées sous des pierres, ricanent en se montrant le Papillon : « Nous le tenons ! » disent-elles ; et tandis que l’infortuné va de droite et de gauche, plein d’efTroi, un Chardon au passage le larde d’un grand coup d’épée, un Scorpion l’éventre avec ses pinces, une grosse Araignée velue lui arrache un pan de son manteau de satin bleu, et, pour finir, une Chauve-Souris lui casse les reins d’un coup d’aile. Le Papillon tombe blessé à mort… Tandis qu’il râle sur l’herbe, les Orties se réjouissent et les Crapauds disent : « C’est bien fait ! »

À l’aube, les Fourmis, qui vont au travail avec leurs saquettes et leurs gourdes, trouvent le cadavre au bord du chemin. Elles le regardent à peine et s’éloignent sans vouloir l’enterrer. Les Fourmis ne travaillent pas pour rien… Heureusement, une confrérie de Nécrophores vient à passer par là. Ce sont, comme vous savez, de petites bêtes noires qui ont fait vœu d’ensevelir les morts. Pieusement, elles s’attellent au Papillon défunt et le traînent vers le cimetière… Une foule curieuse se presse sur leur passage et chacun fait des réflexions à haute voix… Les petits Grillons bruns, assis au soleil devant leurs portes, disent gravement : « Il aimait trop les fleurs ! » — « Il courait trop la nuit ! » ajoutent les Escargots, et les Scarabées à gros ventre se dandinent dans leurs habits d’or en grommelant : « Trop bohême ! trop bohême ! » Parmi toute cette foule, pas un mot de regret pour le pauvre mort ; seulement, dans les plaines d’alentour, les grands Lis ont fermé et les Cigales ne chantent pas.

La dernière scène se passe dans le cimetière des Papillons. Après que les Nécrophores ont fait leur œuvre, un Hanneton solennel, qui a suivi le convoi, s’approche de la fosse, et, se mettant sur le dos, commence l’éloge du défunt. Malheureusement, la mémoire lui manque ; il reste là les pattes en l’air, gesticulant pendant une heure, et s’entortillant dans ses périodes… Quand l’orateur a fini, chacun se retire, et alors, dans le cimetière désert, on voit la Bête à bon Dieu des premières scènes sortir de derrière une tombe. Tout en larmes, elle s’agenouille sur la terre fraîche de la fosse et dit une prière touchante pour son pauvre petit camarade qui est là !…


fin des aventures d’un papillon.




LE ROMAN

du

CHAPERON-ROUGE











Personnages


LE CHAPERON-ROUGE.
POLONIUS.
UN HOMME DE LETTRES.
DEUX AMOUREUX.
UN FOU.
UN ENFANT.


LE ROMAN
DU
CHAPERON ROUGE



Un chemin de traverse dans les bois. — Des fleurs, des oiseaux, des papillons. — Le Chaperon-Rouge porte le costume traditionnel dans sa famille, — sans oublier la galette, ni le pot de beurre.

Scène PREMIÈRE


Chaperon-Rouge

Par ma galette ! il est des jours où l’on est heureuse d’être au monde, où il semble que vos bottines aient des ailes, que vos yeux lancent des fusées, que vos veines soient bourrées de salpêtre ; des jours où l’on éprouve une envie furieuse de faire des cabrioles sur le gazon, de sauter au cou de quelqu’un, et de patiner sur la cime des peupliers. Aujourd’hui, je suis tout à fait dans ces dispositions-là, et, entre nous, j’ai beaucoup de jours comme aujourd’hui. (Elle gambade.) Tra deri, deri, deri ! La la houp, tra là !


polonius, entrant.

Voilà une jeune personne singulièrement affolée. J’ai déjà vu ce minois quelque part.

Chaperon-Rouge

Que peut me vouloir ce vieux ?

Polonius

Hé ! là-bas ! petite fille, venez çà qu’on vous dise deux mots.

Chaperon-Rouge

Dépêchons-nous, je vous prie ; je suis pressée.

Polonius

Mais attendez donc. Parbleu ! j’en étais bien sûr que je vous connaissais. Ce jupon court, ce pantalon brodé, cette coiffure écarlate, ce panier, cette galette… D’où diable sortez-vous, mon petit Chaperon-Rouge ?

Chaperon-Rouge

Je sors de chez nous, et je vais chez bonne-maman lui porter ce pot de beurre.

Polonius

Parole d’honneur ! vous êtes le petit Chaperon-Rouge ? le vrai Chaperon-Rouge ?

Chaperon-Rouge

Eh ! mon Dieu, oui ! Que voyez-vous d’étonnant à cela ?

Polonius

Pour rien au monde, chère enfant, je ne voudrais réveiller en vous de cruels souvenirs ; mais cependant… je croyais… j’avais ouï dire que vous aviez été dévorée un certain jour…

Chaperon-Rouge

Hélas !

Polonius

Par un loup méchant et dissimulé…

Chaperon-Rouge

C’est bien cela.

Polonius

Ce qui ne vous fût pas arrivé sans votre étourderie…

Chaperon-Rouge

Comme tout cela est bien vrai !

Polonius

Mais, alors, puisque vous convenez d’avoir été dévorée…

Chaperon-Rouge

Sachez, monsieur, que j’ai été déjà dévorée un nombre infini de fois, et toujours par ma faute ; voilà quatre mille ans que le même accident m’arrive, quatre mille ans que je ressuscite, quatre mille ans que, par une incroyable fatalité, je vais me remettre inévitablement entre les pattes du loup. Que voulez-vous ? Je meurs toujours très jeune, et lorsque je reviens au monde, je n’ai de mes existences antérieures qu’un souvenir si vague, si vague… Oh ! l’intéressante histoire à écrire et à feuilleter que l’Histoire du Chaperon-Rouge dans tous les siècles ! M. Perrault en a esquissé un chapitre ; heureux celui qui écrira les autres.

Polonius

Je n’ai jamais vu une créature plus originale.

Chaperon-Rouge

Et maintenant, docteur, si vous n’avez plus rien à me dire, je vous baise les mains.

Polonius

Mais si ! mais si ! j’ai beaucoup à vous dire, au contraire… Vous me connaissez donc, que vous m’appelez docteur ?

Chaperon-Rouge

Docteur Polonius, La Palisse de votre petit nom.

Polonius

C’est cela, c’est cela ! Est-elle gentille ! Dites donc, fillette, puisque vous allez chez bonne-maman, et que je me rends du même côté, nous ferons route ensemble, voulez-vous ?

Chaperon-Rouge

Oh ! quel bonheur ! nous allons nous amuser, vous verrez ! Hop ! en route et promptement. Docteur, je te conseille de retrousser ta souquenille, tu pourras courir et gambader plus aisément… En avant, marche ! suis-moi !…

Polonius

Eh bien ! eh bien ! par où passez-vous donc, jeune évaporée ? Ce n’est point là le chemin pour aller chez votre bonne maman : la grande route nous y conduit en droite ligne.

Chaperon-Rouge

Bah ! vous prenez la grande route ? Et la poussière ? Et le soleil ? et les voitures ?? Ah ! vous prenez la grande route !… Serviteur !

Polonius

Voyons, petite folle, réfléchissez une fois dans votre vie. La grande route est un peu ennuyeuse, j’en conviens ; mais, au moins, on est sur d’arriver à heure fixe et sans beaucoup de peine.

Chaperon-Rouge

Oh ! docteur, voyez par ici l’adorable chemin ! Des oiseaux, des marguerites, des mûres, de l’herbe tendre, des ruisseaux. Passez de ce côté, vous verrez comme nous rirons. Je vous ferai des bouquets, des bouquets gros comme ma tête ; nous chercherons au fond des fleurs toutes sortes de bêtes bleues et rouges, et nous en ferons un chapelet avec un bout de fil. Vous verrez, vous verrez. Allons ! des cabrioles sur l’herbe ! Allons ! une poignée de mûres : aimes-tu les mûres, gros ventre ?

Polonius

Et le loup, petite malheureuse !

Chaperon-Rouge

Ah ! oui, c’est vrai, le loup !… Bah ! il n’y en a pas tous les jours, des loups, et puis, s’il en vient un, eh bien !… nous le mangerons.

polonius, lui tâtant le crâne.

Cette enfant a la bosse de l’imprévoyance développée d’une façon effrayante.

Chaperon-Rouge

Décidément, vous ne venez pas ? Non ! Bonsoir, alors. Pourquoi diable me faire perdre mon temps ?

Polonius

Ah ! la malheureuse !

Chaperon-Rouge

Adieu, docteur, prends garde aux coups de soleil, mon amour ! (Ils sortent.)


Scène II

Un peu plus avant dans la forêt. — Toujours même paysage.


Chaperon-Rouge, seule ; puis un enfant

Bah ! chassons ces tristes idées ! D’abord, un loup, ce n’est pas si méchant qu’on veut bien le dire ; il aura peut-être pitié de moi, celui-ci. Je suis très gentille aujourd’hui ; je viens de me voir en passant, dans une feuille sur laquelle il y avait une goutte d’eau… Je suis, du reste, plus forte que bien des gens ; je prendrai mon loup par le cou, et crac !? Tout de même, ça m’aurait amusée d’enjôler ce vieux poussif et de le faire entrer dans la grande famille des chaperons. Mais non !? cervelle étroite, tiroirs en ordre, toujours fermés à clef. On n’en pouvait rien tirer. Je trouverai mieux que cela.

(Entre l’Enfant)
l’enfant, pleurant.

Holà ! mon Dieu ! que je suis donc à plaindre !

Chaperon-Rouge

Pourquoi te désoles-tu de la sorte, mon mignon ?

l’enfant

Je pleure, ma jolie demoiselle, parce qu’il me faut aller à l’école et que c’est ben ennuyeux avec le temps qu’il fait.

Chaperon-Rouge

D’abord, tu es un nigaud de pleurer ; le bon Dieu ne t’a pas donné des yeux pour en faire des citernes ; du reste, si tu épuises toutes tes larmes aujourd’hui, comment feras-tu quand tu seras grand ; il faut garder une poire pour la soif, que diable !? Viens t’asseoir à mes côtés sur le pied de cet arbre-là. Comment t’appelles-tu ?

l’enfant

Je suis le petit Picou, le fieu du grand Picou qui louche.

Chaperon-Rouge

Eh bien ! Picou, si tu m’en crois, nous allons d’abord déjeuner ; ensuite… nous verrons. Qu’as-tu dans ce panier ?

l’enfant

Oh ! mam’selle, faut pas y toucher ; c’est pour le goûter, et la mère Picou gronderait ben trop.

Chaperon-Rouge

Tu n’as donc pas faim ?

l’enfant

Heu ! J’ai mangé une grande terrine de soupe aux choux il n’y a pas un quart d’heure, mais je lipperais tout de même quelque chose.

Chaperon-Rouge

Qu’attends-tu donc, alors, petit sot ? Ouvre ton panier. Bon ! des confitures et des noix fraîches ; moi, j’ai de la galette et un pot de beurre, c’est pour bonne-maman ; mais elle ne mangera pas tout, pauvre chère femme ! (Ils mangent.) Hein, comment trouves-tu ?

l’enfant, la bouche pleine.

C’est bon comme tout… Oui, mais qu’est-ce qu’elle va dire, la mère Picou ?

Chaperon-Rouge

Que t’importe ! Elle peut bien dire la messe et les vêpres, tu n’en auras pas moins mangé les confitures.

l’enfant

C’est ben vrai, ça ! — Oui, mais je n’aurai plus rien pour goûter.

Chaperon-Rouge

Es-tu bête ! tu n’auras pas faim à goûter ; est-ce que tu as faim, voyons ?

l’enfant
Non… presque plus. (Il se lève.)
Chaperon-Rouge

Eh bien ! où vas-tu si vite ?

l’enfant
,

À l’école, parbleu !

Chaperon-Rouge

Bah ! mais tu pleurais tant tout à l’heure.

l’enfant, avec hésitation.

C’est que… j’ai peur du fouet… pour demain.

Chaperon-Rouge

Si tu y vas maintenant, tu recevras encore le fouet pour être resté si longtemps en route. Amuse-toi donc aujourd’hui, puisque tu y es ; la fessée de demain ne sera pas plus terrible que celle d’aujourd’hui. Puis, que sait-on ? D’ici à demain, le maître peut s’être cassé la jambe ; le tonnerre tombera sur l’école, peut-être, elle est tout juste près de l’église, et le tonnerre, ça ne tombe que sur les églises.

l’enfant

Dame ! c’est ben un peu vrai, tout ce que vous dites.

Chaperon-Rouge

Allons ! ne songe plus à l’école… Entends-tu les merles qui sifflent là-haut ? Déniche-moi une paire de nids. — Est-ce que les oiseaux vont à l’école, eux ? Cueille des fraises, un plein panier de fraises des bois. Jarni ! C’est un joli goûter ! À l’école, il fait chaud ; ici, tu peux te déshabiller et t’allonger, tout nu, de tout ton long, sur le sable fin du ruisseau. Les arbres se baisseront pour te servir d’éventail et de chasse-mouches. Avec ton couteau, tu tailleras des bateaux dans des morceaux d’écorce ; déchire ton mouchoir pour faire des voiles, et charge-moi tout cela de fourmis bleues et de bêtes à bon Dieu… Tu verras comme on s’amuse.

l’enfant

Ô Jésus ! Marie ! vous parlez comme une vraie musique ! Voulez-vous m’emmener avec vous ? Je vous aime déjà de tout mon cœur.

Chaperon-Rouge, secouant la tête.

Non, Picou ; vois-tu, il vaut mieux que tu restes là ; s’il t’arrivait quelque malheur avec moi, ce me serait un trop grand déplaisir. Viens m’embrasser…

l’enfant

Avec ben de la joie, allez. Comme vous sentez bon ; ça m’a fait tout chose d’appliquer mes lèvres sur les vôtres.

Chaperon-Rouge, avec émotion.

Adieu ; amuse-toi bien.

l’enfant
Oh ! oui, que je vas m’amuser… Tout de même, je mangerais volontiers un croûton.

Scène III

Une clairière dans les bois. — L’homme de lettres est étendu sur le dos, un cahier sur le ventre, un crayon entre les dents.
l’homme de lettres

J’ai beau me torturer la cervelle et m’enfoncer mes poings dans les yeux, — rien !… Pas la tête d’une phrase, pas la queue d’une idée. — J’ai cependant promis mon roman pour demain, sans faute… Ah ! mille poils de chèvre ! moi qui suis venu aux champs pour travailler de meilleur goût.

(Paraît le Chaperon Rouge)
Chaperon-Rouge, chantant.

Je suis bâtard d’un papillon
Et filleul d’une sauterelle,


J’ai l’œil fin et la taille grêle
Comme une patte de grillon.
Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il grêle,
Sans parapluie et sans ombrelle,
Je cours la plaine et le sillon.

(Parlé.) Oh ! oh ! un homme qui travaille ; voilà une singulière idée. (S’avançant vers l’homme de lettres.) Monsieur est artiste, sans doute ?
l’homme de lettres, se soulevant sur le coude.

Où voyez-vous cela, ma charmante enfant ?

Chaperon-Rouge

À quel autre aurait pu venir la pensée de faire d’une forêt un cabinet de travail ?

l’homme de lettres

Ma foi, oui, je suis artiste romancier, et j’étais venu ici pour écrire d’après nature… Mais… je ne me trompe pas… Je vous ai vue quelque part… Ah ! je vous connais, vous êtes le Chaperon-Rouge.

Chaperon-Rouge

Dame ! on le dit.

l’homme de lettres

Non ! c’est impossible ; je rêve les yeux ouverts. — Vite un peu d’eau bénite ; vite un signe de croix, que je chasse cette vision du diable.

Chaperon-Rouge

En voilà bien d’une autre à présent !

l’homme de lettres

Vade retro, Satanas ! Tu es le démon de la paresse, le démon de l’insouciance, le démon de l’imprévoyance. Vade rétro ! m’entends-tu ? Oh ! je te connais bien, tu es notre ennemi le plus terrible. Va-t’en, pourvoyeuse d’hôpital ; va-t’en, succube d’enfer. Qu’as-tu fait de Malfilâtre ? Qu’as-tu fait d’Hégésippe et de Gustave Planche, et de ce pauvre Gérard ? Qu’aurais-tu fait de Lamartine ? Qu’as-tu fait d’Abadie ? Qu’as-tu fait de Traviès ?

Chaperon-Rouge

Quand vous aurez fini, mon cher ?

l’homme de lettres

Je vais finir par t’écraser, si tu ne t’en vas pas au plus vite, serpent maudit.

Chaperon-Rouge

Vous n’êtes pas caressant, savez-vous ? Oh ! je m’en vais, je m’en vais. Laissez-moi vous dire pourtant que ceux auxquels j’ai porté malheur ne se sont jamais plaints ; ils savaient trop bien les heures délicieuses que je leur avais fait passer et tous les bonheurs dont ils m’étaient redevables. Oui, je suis le Chaperon-Rouge, la reine du farniente, la déesse fantaisiste des lazzarones et des poètes ; je suis votre maîtresse à tous, et tous vous m’avez bâti un temple au fond de votre cœur. Allez, je vous pardonne vos injures, parce que je vous aime et que vous m’aimez… Encore maintenant tu vas me devoir une journée de bonheur, vilain ingrat ! Regarde, le temps est superbe, le bois rempli de fraîcheurs silencieuses ; sur ta tête, la chanson des oiseaux ; à tes pieds, la chanson des rivières. Fermez les yeux à demi, mon doux poète ; posez votre tête sur ce banc de gazon ; laissez-vous aller, laissez-vous aller ; douze heures de rêveries devant vous ; douze belles heures en robes blanches et couronnées de fleurs. Adieu, mon poète ; les bois sont les bois, un rêveur est un rêveur… Bonsoir ! (Elle jette son cahier par-dessus les arbres.)

l’homme de lettres, assoupi.

Embrasse-moi, Chaperon-Rouge !… Dieu ! que… je… suis… bien !


Scène IV

Sur la lisière d’un fourré bien épais. — Entrent les deux amoureux. — Chaperon-Rouge, cachée derrière un buisson, les regarde venir.
lui

Vous êtes fatiguée, Marie ; appuyez-vous sur mon bras.

elle

Non, j’aime mieux m’asseoir ; voilà une éclaircie ; le soleil a séché les herbes ; arrêtons nous ici un moment.

Chaperon-Rouge, cachée.

C’est drôle : les femmes ont toujours l’initiative en amour.

lui

Voulez-vous que j’ouvre votre ombrelle et que je la tienne sur votre tête.

Chaperon-Rouge, cachée.

Nigaud ! comme si ses mains le gênaient !

elle

Non ; merci, les branches de ce mélèze me garantissent assez.

lui

N’est-ce pas qu’il fait bon ici, Marie, loin du bruit, loin du monde ? De l’ombre, du silence et notre amour.

Chaperon-Rouge, cachée.

Bravo ! je le vois venir.

elle, appuyant sa tête sur l’épaule de lui

Oui ! mais j’ai peur ; voyez ! je tremble malgré moi ; je ne sais ce que j’éprouve ; le moindre souffle m’émeut, le moindre bruit me fait tressaillir. — Oh ! j’ai peur !

lui

Rassurez-vous, mon cher trésor. — Que craignez vous, et pourquoi trembler ? — Voulez-vous vous rapprocher de la ferme ou rentrer chez votre mère ?

Chaperon-Rouge, cachée.

Imbécile, va ! Comme cela sent ses dix-huit ans.

elle

Oh ! non. Je suis trop bien près de vous. (Un moment de silence.)

Chaperon-Rouge, agacée.

Vous verrez qu’ils ne se diront rien ;

elle

Ah ! mon pauvre cher, pourquoi vous ai-je connu ? (Bruit de baisers.)

Chaperon-Rouge

Enfin on se décide ; (Sortant de sa cachette.) C’est égal, montrons-nous, et donnons-leur quelques conseils.

les deux amoureux, à la fois.

Ciel ! ou Grand Dieu !

Chaperon-Rouge

Là, là ! ne vous effrayez pas ; je suis Chaperon-Rouge, un enfant comme vous, et, de plus, la patronne des amoureux. Embrassez-vous ; cela me réjouit le cœur, et chacun de vos baisers me chatouille agréablement les lèvres. Encore ! encore !

lui, s’interrompant.

Ah ! mon pauvre Chaperon-Rouge, nous sommes bien à plaindre.

elle, ne s’interrompant pas.

Oh ! oui, bien à plaindre.

Chaperon-Rouge

Et pourquoi cela, seigneur ?

lui

Dame ! tu comprends, nous nous aimons de toute notre âme, et l’on ne veut pas nous marier.

Chaperon-Rouge

Et puis ?

lui

Et puis… c’est tout ; n’est-ce pas assez ?

Chaperon-Rouge

Pourriez-vous me dire, mes enfants, à quoi servent les roses, et pourquoi Dieu les a mises sous nos pas, — sinon pour être cueillies et pour embaumer ? Pourriez vous me dire aussi pourquoi on trouve comme cela des buissons au coin des routes et d’épais taillis dans les forêts ? — pour qui ils poussent là, si ce n’est pour les amoureux ? — Ah ! l’on ne veut pas vous marier, pauvres enfants ; je vous plains de tout mon cœur. Adieu, mes petits. N’oubliez pas que demain n’est qu’un grand menteur ;… n’oubliez pas non plus l’utilité des roses et des buissons.

(Elle se sauve.)
elle

Avez-vous compris ?

lui

Non, et toi ?

elle
Je crois que oui…

Scène V

Dans l’épaisseur du bois.
Chaperon-Rouge

La vue de ces deux enfants m’a troublée. Quelle belle chose que l’amour ! Moi, personne ne m’aime : aux uns je fais pitié, pour les autres je suis un objet de haine ; ceux qui m’adorent ne me le disent jamais. Je me souviens pourtant d’un rouge-gorge qui a eu pour moi une grande passion… ; il en est mort, je crois… Tiens ! est-ce qu’il pleut, que j’ai une goutte d’eau sur la main ? Il m’arrive quelquefois de pleurer, jamais longtemps.

(Elle chante)


Je suis bâtard d’un papillon
Et filleul d’une sauterelle…

Bon Dieu ! le singulier personnage que je vois là-bas. Quelles cabrioles il fait ! quelles gambades ! Le voilà qui marche sur la tête, maintenant. Est-il drôle ! est-il amusant ! ah ! ah ! ah ! Il faut que je lui propose de jouer avec moi. Hé ! l’homme ! l’homme !

(Entre le fou)
le fou

Qui m’appelle ? Est-ce vous, petite fille, qui m’appelez ?

Chaperon-Rouge

Oui, c’est moi, le Chaperon-Rouge, et je viens vous demander s’il vous plairait de nous amuser ensemble. Vous m’avez l’air réjouissant.

le fou

Pour être réjouissant, je suis très-réjouissant. Ah ! vous êtes le Chaperon-Rouge, vous ; qu’est-ce que cela ? Oui, je me souviens, une fillette qui aimait beaucoup les fleurs et qui s’en allait toujours par les chemins de traverse. Moi aussi, je les aime, les fleurs ; veux-tu que je te fasse une couronne avec les branches de ce saule ? Elle est très-jolie comme cela. À propos, vous m’avez déjà dit votre nom, je l’ai oublié.

Chaperon-Rouge

Chaperon-Rouge.

le fou

J’oublie toujours. Dis donc, toi, tu ne vas pas me reconduire là-bas ! (Pleurant.) Je suis si heureux d’être libre ; je ne fais de mal à personne ; petite, je t’en prie, ne me reconduis-pas là-bas.

Chaperon-Rouge

Où donc là-bas ?

le fou

Chez le médecin, ce gros à lunettes, qui m’arrose d’eau froide tout le jour, comme un jardin potager.

Chaperon-Rouge

Tiens ! c’est un fou ; je ne m’en serais jamais doutée.

le fou

J’ai la cervelle un peu malade, mais ce n’est pas une raison pour me meurtrir le crâne et me faire mal aux oreilles.

Chaperon-Rouge

N’aie pas peur, je ne te reconduirai pas. Y a-t-il longtemps que tu t’es échappé ?

le fou

Je ne sais pas. Quand on est heureux, on ne sait jamais depuis quand. Veux-tu que je te raconte l’histoire du colibri et de la princesse ? Mais, auparavant, il faut que tu me dises ton nom, j’oublie toujours.

Chaperon-Rouge

Est-il amusant ! Voilà dix fois que je le lui répète. Je m’appelle Chaperon-Rouge.

le fou

Chaperon, assieds-toi sur mes genoux et écoute mon histoire.

Chaperon-Rouge

Nenni ! nenni ! Il se fait tard, la nuit tombe, il faut que je coure vite chez bonne-maman.

le fou

Allons, je commence…

Chaperon-Rouge

Non, tais-toi, je m’en vais… (Sans bouger de place.) Adieu !

le fou

Va-t’en.

Chaperon-Rouge

Eh bien ! non, je reste… Raconte-moi ton histoire. (On entend hurler un loup.)

le fou

Viens te mettre sur mes genoux. ? Qu’as-tu ? tu trembles.

Chaperon-Rouge
,

As-tu entendu la vilaine bête ? Hou ! hou !

le fou

N’aie pas peur ; je suis là.

Chaperon-Rouge

Qu’il est gentil, mon fou ! Allons, je t’écoute. (Elle passe ses bras autour du cou de son ami.)

le fou

Il y avait une fois un colibri et une princesse qui s’aimaient éperdument… Est-ce que tu dors ?

Chaperon-Rouge

Non, mon ami ; ? un colibri et une princesse.

le fou

Seulement, on s’opposait à leur mariage, parce que le colibri était trop… M’entends-tu ?

Chaperon-Rouge

Oui ; mais ne raconte pas si fort.

le fou

Un soir, le colibri dit à la princesse…

Chaperon-Rouge, à moitié endormie.

Elle est… bien… jolie… ton histoire.

le fou

Elle dort ! son haleine douce me glisse dans le cou ; elle respire lentement ; ses boucles d’oreilles me caressent la peau. — Je suis très-heureux.

(Il s’endort. Le loup passe en courant.)



Scène VI

Le lendemain. — Il fait grand jour. — Les oiseaux chantent en s’éveillant. — Au fond, la maison de la bonne-maman. Les volets sont fermés. — À côté de la maison, un puits.
l’enfant, entrant, les yeux rouges et un gourdin à la main.

Asseyons-nous par ici et attendons qu’elle arrive. Je vas lui appliquer une roulée soignée de coups de gaule. (Il s’assied dans un coin.)

l’homme de lettres, entrant, la figure déconfite.
Où est-il, ce conseiller maudit, que je l’étrangle un peu, et que j’en débarrasse la face du globe ?
l’enfant

Si c’est le Chaperon-Rouge que vous cherchez, faites comme moi, asseyez-vous. Il va arriver par là.


Entre l’amoureux, en sanglotant.

Oh ! la misérable ! Cachons-nous quelque part, et faisons-lui payer tous les malheurs dont elle est cause.



Scène VII


LES MÊMES, LE FOU ET LE CHAPERON-ROUGE

(Ils arrivent en folâtrant, bras dessus, bras dessous.)

Chaperon-Rouge

Vois-tu, mon ami, je te parle franchement, tu es le seul homme au monde avec qui je puisse m’entendre, et je jure de ne t’oublier de ma vie. Promets-moi de songer quelquefois à moi, de ton côté.

le fou

Je veux bien, je veux bien ; mais il faudra que tu me dises ton nom. Est-ce que tu me l’as déjà dit ?

Chaperon-Rouge, essuyant une larme.

Hélas ! le seul homme que j’aie jamais aimé !? L’ami prête-moi ton dos, que j’atteigne ce cerisier ; je veux me faire des pendants avec les cerises.

les trois affligés, se montrant tout à coup.

Enfin, la voilà !

Chaperon-Rouge, un peu effrayée.

Que voulez-vous de moi, braves gens ? à qui donc en avez-vous, avec vos mines furibondes ?

tous les trois, à la fois.

C’est à toi, à toi seule que nous en voulons… C’est tout ton sang qu’il nous faut.

Chaperon-Rouge, au fou.

Hé ! l’ami, au secours, au secours !

le fou

C’est trèsbon, les cerises !

Chaperon-Rouge

Messieurs, messieurs, expliquez-vous d’abord, mon sang coulera après. —(À l’enfant.) Toi, commence ; que me veux-tu ?

l’enfant

Te dire que tu es une méchante fille et la cause de tous mes malheurs. Grâce à toi, on m’a mis à la porte de l’école ; le père Picou m’a cassé les reins à coups de trique, et la mère Picou (avec un sanglot) ne veut plus me bailler à manger.

Chaperon-Rouge

Et d’un. — À un autre,

l’homme de lettres

J’avais bien raison de me méfier de toi ; tu m’as encouragé dans ma paresse et dans mes folles rêveries ; j’ai laissé mon travail de côté, et me voilà sans ressources pour un mois.

Chaperon-Rouge

Peccaïré, et toi ?

l’amoureux

Moi, je veux te demander raison de tes mauvais conseils et des méchantes idées que tu nous a mises hier dans la cervelle ; ma pauvre Marie a taché de vert sa robe blanche ; sa mère a tout deviné et l’a mise au couvent.

Chaperon-Rouge

Est-ce fini ? Vous n’avez plus rien à dire ?

tous

Que te faut-il davantage ?

Chaperon-Rouge

Écoutez-moi, mes enfants, écoutez-moi quelques minutes. Je ne suis point le démon pernicieux et malin pour lequel vous voulez bien me prendre, et j’éprouve un profond chagrin de tous les malheurs qui vous arrivent. Êtes-vous tant à plaindre, du reste ? Chacun de vous me doit une journée adorable, qui n’a duré que vingt-quatre heures, il est vrai, mais ce n’est point par ma faute. Ne vaudrait-il pas mieux accepter vos maux présents en souvenir des bonheurs passés, vous résigner un peu et me remercier beaucoup ? Telle que vous me voyez, mes pauvres amis, je vais payer dans quelques instants mes plaisirs d’hier et de cette nuit. Un loup est là qui s’impatiente à m’attendre, et pour éviter sa dent cruelle, je ne puis rien faire, hélas ! Il est dans ma destinée de Chaperon-Rouge d’accepter cette mort sans me plaindre ; — imitez mon exemple, chers enfants, et ne regrettez jamais un plaisir, si cher que vous ayez pu le payer : le bonheur n’a pas de prix ; il n’y a que des sots pour le marchander. Et maintenant je me livre à votre vengeance, faites de moi ce que vous voudrez.

tous

Si jolie et si malheureuse ! Comment pourrions nous lui en vouloir ?

Chaperon-Rouge

Là ! j’en étais bien sûre que vous ne me feriez pas de mal ; vous êtes des enfants, de bons enfants, et je veux vous laisser un souvenir de moi. (Quittant ses boucles d’oreilles.) Une cerise pour chacun. Tenez, et gardez les jusqu’à demain… C’est bien long, n’est-ce pas ?… Allons, adieu, mes amis, et songez quelquefois au Chaperon-Rouge. (S’adressant au fou.) Et toi ! veux-tu venir m’embrasser un brin, un dernier brin ?

le fou, gambadant sans l’entendre.

Alors le colibri dit à la princesse : Le moment est venu de nous séparer… Tra la la la, deri deri, la la.

Chaperon-Rouge

Il n’a pas beaucoup de mémoire, mon amoureux… (Huit heures sonnent.) Allons, voici le moment ; tous les romans ont une fin, le mien comme les autres ; il est plus court, et voilà tout. Bonsoir, la compagnie. (Elle entre dans la maison.)

tous

Adieu, Chaperon. (On entend un grand bruit à l’intérieur.)



Scène VIII


LES MÊMES, POLONIUS, accourant à toutes jambes.


Polonius

Arrêtez ! arrêtez !… Hélas ! toujours trop tard ! Oh ! comme l’expérience et la sagesse sont boiteuses à courir après la folie et l’imprévoyance. J’ai beau me hâter, je ne puis jamais arracher le Chaperon-Rouge à la gueule du loup. (S’adressant à ceux qui l’entourent :) Çà, vous autres, je devine qui vous êtes : des victimes de cette petite malheureuse. Suivez-moi, je vais réparer tout le mal, et vous remettre dans la bonne voie. (Au fou qui ne l’écoute point.) Venez-vous, monsieur !

Le fou

Non, merci, merci. J’ai terminé mon histoire, et le colibri est mort ; vous me ramèneriez à l’hôpital ; je préfère me noyer. J’aime les romans qui finissent mal. (Il se jette dans le puits.)

Polonius, gravement.

Voilà le sort des fous et des imprévoyants, du Chaperon-Rouge et des siens, Avis au public.

(Ils sortent.)


fin du roman de chaperon-rouge




LES

ÂMES DU PARADIS

MYSTÈRE EN DEUX TABLEAUX











LES

ÂMES DU PARADIS




PREMIER TABLEAU

DANS CE MONDE


Un nid d’amoureux. — Il est tard. — La maîtresse est couchée, mourante. — L’amant sanglote à son chevet. — Dans un coin, la garde-malade ronfle. — La veilleuse éclaire la chambre à demi.



Scène PREMIÈRE


l’amant.

Souffres-tu toujours ?

la maitresse.

Oh ! oui, j’ai mal, j’ai bien mal ; les tempes me brûlent, les pieds me cuisent, tellement ils ont froid. Tiens, touche.

l’amant.

Pauvres petits !

la maîtresse.

C’est égal, tant que je t’aurai près de moi, la mort ne me fera pas peur. À tes côtés, je n’ai jamais eu peur ; il me semble que tu seras plus fort que la tombe.

l’amant.

Oui, chère âme, oui, je suis fort et je t’aime, et nul n’oserait t’arracher de mes bras.

la maîtresse.

Je ne veux plus que tu m’embrasses ; je dois sentir la fièvre et la mort.

l’amant.

Et moi, je ne veux pas que tu parles ainsi ; ce que tu as n’est presque rien. Les médecins sont des ânes, m’entends-tu ; les médecins sont tous des ânes. Tu souffres ? Veux-tu que je réveille la garde ?

la garde, s’éveillant en sursaut.

Voilà, voilà ! ne vous effrayez pas, ma petite dame, ce n’est qu’une crise, et cela va passer. J’en ai vu qui revenaient de bien plus loin que vous. (Elle vient vers le lit.)

la maîtresse.

Merci, bonne femme, je vais mieux ; laissez-moi. (Bas à son amant.) Dieu ! que cette vieille est laide, mon ami !

la garde, grommelant.

Quand la vermine se sera mise à ton satin, tu seras autrement laide que moi, comptes-y. (Elle se rendort.)

la maîtresse.

Je ne sais à quoi cela tient, mais il me semble que mes sens se décuplent pour acquérir une merveilleuse finesse. Mes yeux y voient si loin et si clair que regarder me fait mal ; j’entends autour de moi mille bruits inconnus : mon cœur qui bat, le plancher qui craque. Ma peau me paraît d’une douceur et d’une transparence inouïes ! Que tu es beau, ami, et quel dommage si je te perds !

l’amant.

Pourquoi parler de nous quitter, quand nous sommes dans les bras l’un de l’autre ? pourquoi se torturer, pourquoi s’effrayer en vain ?

la maîtresse.

Oh ! je ne m’effraye pas ; je te jure qu’en ayant ta main dans la mienne, tes yeux sur mes yeux, ton haleine sur mes lèvres, je suis prête à faire le grand voyage sans trop de regrets. Mourir en pleine joie, en plein amour !… J’ai toujours rêvé de partir ainsi. Eh bien ! qu’as-tu ?

l’amant.

Tu vois, je pleure.

la maîtresse.

Comment ! tu pleures ? tu pleures, et c’est moi !… Venez vite, chers yeux, que je boive toutes vos larmes… Voilà qui est fait, n’en parlons plus. (Long silence.) — Sais-tu qu’il faut que je t’aime bien pour n’avoir pas de remords à propos de l’autre ? Que veux-tu ! l’amour de toi remplit tellement mon cœur qu’il n’y laisse pas le moindre coin oij se puissent glisser l’image du passé et le remords.

l’amant.

Chère femme !

la maîtresse.

Le jour où j’ai, pour te suivre, tout rompu et tout oublié, je me suis dit qu’une heure viendrait sans doute où je pleurerais amèremeut sur cette méchante action que me dictait mon cœur. Eh bien ! je t’assure, ami, que cette heure triste n’est pas encore venue et qu’elle ne viendra jamais. Non ! je ne regrette pas mes fautes, et pour l’homme que j’aime, je suis prête… Oh ! que je souffre ! que je souffre ! (On frappe ; la garde, réveillée en sursaut, court ouvrir.)

la maîtresse, se dressant effarée.

Qui va là ? Qui vient là, ami ?

la garde, revenant.

Monsieur ! c’est un prêtre.

l’amant.

Un prêtre ! Qui l’appelle ? Que veut-il ? quel besoin a-t-on d’un prêtre ici ?

la maîtresse, cachant sa figure.

Oh ! un prêtre ! un prêtre !

la garde

C’est le curé de l’église à côté ; un bien brave homme, madame. Il envoie du bordeaux à tous les malade qu’il confesse.

l’amant.

Dites à cet homme de s’en aller.


Scène II


LES MÊMES, LE PRÊTRE.


le prêtre, s’avançant.

C’est cela, on accueille un charlatan et on chasse le prêtre.

l’amant, allant au-devant de lui.

Que voulez-vous de nous, monsieur ? Vous savez bien que votre présence effraye les malades, et qu’ils flairent une nouvelle de mort dans les plis de votre soutane. Personne ne veut mourir ici, monsieur l’abbé ; vous n’avez rien à faire chez nous.

la maîtresse.

Ami, tais-toi.

le prêtre.

Je ne viens pas pour ceux qui veulent mourir, je viens pour ceux qui veulent vivre.

l’amant.

Nous avons vécu sans vous jusqu’à ce jour ; allez à qui vous réclame.

la maîtresse.

Par pitié, tais-toi ! tais-toi !

la garde.

O monsieur ! ce que vous dites là portera malheur à votre dame.

l’amant, exaspéré.

Toi, d’abord, vieille gueuse, bouche close ou je te chasse ! Tonnerre de sort ! je suis le maître ici. (il s’approche de la malade et lui prend la main.) Et, toi, chère femme, consentiras-tu à introduire un étranger dans ton cœur ? Cette âme, dont j’ai gardé jusqu’à ce jour la clef d’or pour moi seul, voudras-tu l’ouvrir à un autre que ton ami ? Eh quoi ! me rendrais-tu jaloux de cet homme qui vient nous dérober nos chers secrets, pénétrer brutalement dans notre sanctuaire, et fouler aux pieds nos beaux tapis d’amour ? Ne serais-je pas trop malheureux de te voir parler à voix basse à un autre que moi, t’épancher dans le sein d’un autre que ton amant, pleurer sur une autre épaule que la mienne des larmes qui ne seraient pas des larmes d’amour pour moi ? S’il est vrai que tu vas mourir, ne serait-ce pas affreux de me priver des quelques instants qui me restent à passer avec toi ? À la veille d’un grand départ et d’une éternelle séparation, nos moindres minutes ne doivent-elles pas nous être d’un prix inestimable ? Maîtresse, maîtresse, réponds-moi !

le prêtre, s’approchant de l’autre côté du lit,
et prenant l’autre main de la malade.

Ma fille, avant de paraître devant Dieu, ne voulez-vous pas faire belle votre âme et lui remettre sa blanche robe d’innocence ? Consentez-vous à vous condamner à d’éternelles souffrances, et si le souci de vous-même ne vous touche pas, voulez-vous livrer aux supplices rouges de l’enfer cette âme malheureuse que l’adultère tient liée à la vôtre ?

la maîtresse.

Vous me faites bien du mal, tous les deux.

le prêtre.

Ma fille, ma fille, la mort est là et Dieu la suit.

l’amant.

Femme, femme, je suis pres de toi ; femme, je t’-aime !

la maîtresse.

Oh ! ce que je ressens est terrible ! Quel duel ! quelle lutte ! La vue de ce prêtre réveille en moi tout un monde de remords et de frayeurs ; les remords m’assaillent et l’amour ne s’en va pas. Écoutez, monsieur le curé ; — cher homme, écoute-moi, je t’en prie ; — ne me torturez pas trop, n’est-ce pas ? — Puisque je vais mourir, vous devez m’épargner ; — par pitié, épargnez-moi ! (Au prêtre.) Je veux bien entendre les bonnes paroles que vous m’apportez, monsieur ; — mais il ne faudra pas me parler contre lui ; — ce serait peine perdue. (À l’amant.) Ne crains rien, ami ; je suis à toi toute et toujours, et je sens qu’en punissant mon âme de ses fautes, je vais la rendre plus digne de ton amour. — Monsieur le curé, je vous écoute

le prêtre.

Ma fille, Dieu vous parle par ma bouche, et ne veut parler qu’à vous seule.

la maîtresse.

Tu l’entends, ami ?

l’amant.

Ainsi, tu me chasses, tu me chasses !

la maîtresse.

Mais non, tu vas me revenir, et tu me trouveras plus belle. (D’une main défaillante, elle lui envoie un baiser. — L’amant et la garde sortent.)



Scène III

LE PRÊTRE, LA MAÎTRESSE.


le prêtre.

Au nom du Dieu vivant, ma fille, je vous adjure d’oublier les choses de ce monde pour ne songer qu’à votre éternel salut.

la maîtresse.

Hélas ! monsieur, les choses de ce monde sont les seules que je connaisse.

le prêtre.

Il en est d’autres qu’il faut apprendre.

la maîtresse.

Je voudrais bien apprendre ce que j’ignore, mais ne rien oublier de ce que je sais.

le prêtre.

Prenez garde que Dieu, lui aussi, ne veuille rien oublier.

la maîtresse.

Dieu peut me défendre de vivre, mais il ne saurait me défendre d’aimer.

le prêtre.

Dieu ne défend pas de vivre, Dieu ne défend pas d’aimer. Dieu commande la vie honnête et l’amour sans tache. Avez-vous aimé purement, avez-vous vécu honnêtement ? Si vous êtes sûre de votre vie et de vous-même, si rien ne s’émeut à ma voix dans votre conscience, vous êtes trois fois bénie, ma fille, et je n’ai plus qu’à vousdonner le baiser de paix.

la maîtresse.

Je ne suis qu’une pauvre créature qui a toujours suivi l’élan de son cœur ; ce cœur n’a pas voulu de celui qu’on lui avait donné pour maître, mais il s’est livré ailleurs et tout entier. L’homme que vous avez vu à mon chevet est mon amant. Un jour, lasse de mes arides devoirs d’épouse indifférente, j’ai dit à cet homme : « Emmène-moi d’ici, je ne veux plus vivre qu’avec toi. » Et nousnous sommes aimés jusqu’à ce jour comme des perdus.

le prêtre.

Malheureux enfants !

la maîtresse.

Vous voyez bien, n’est-ce pas, que votre religion ne peut rien pour moi ? Elle m’ordonne de ne plus songer à celui qui fut ma vie et ma joie ; à ce prix seul, j’ai droit à votre paradis. Mais, moi morte, l’être chéri que je laisserai seul ne me pardonnera pas ma trahison du dernier moment ; il maudira ma mémoire, il maudira ce Dieu pour qui je l’aurai renié, et quand Iheure triste sonnera pour lui, il me laissera jouir seule des délices de mon paradis. — Oh ! alors, que serait-il pour moi, ce paradis, loin de l’homme que j’aime ! Et quel remords, au milieu de mon bonheur ! songer qu’un autre, — et quel autre, mon Dieu ! — paye d’éternelles tortures sa fidélité à nos serments d’éternel amour, tandis que moi, l’infidèle et la renégate, je jouirai en paix du prix de ma pieuse trahison !

le prêtre.

Dieu, qui prend en pitié toutes les faiblesses, a songe d’avance à ceci, mon enfant ; dans son paradis, on jouit d’un bonheur complet que ne troublent en rien les profanes souvenirs de la terre. Vous n’aimerez que Dieu, ma fille, et vous oublierez le reste.

la maîtresse.

L’oubli ! l’oubli ! c’est le grand mot de votre religion.

le prêtre.

Ma fille, ne poussez pas à bout un Dieu clément qui ne demande qu’à vous pardonner ; humiliez-vous, ô pauvre pécheresse ! joignez les mains, courbez la tête et priez ; priez, il en est temps encore. Allons, qu’une sincère contrition, allons, qu’une prière ardente lavent ces lèvres et ce cœur de tout contact et de tout attachement impurs. Priez, ma fille ; Dieu vous écoute, vous juge et vous pardonne — (Après quelques hésitations, la maîtresse joint les mains et courbe la tête. — Ils parlent tous les deux longuement à voix basse.)

la maîtresse, relevant la tête.

Et maintenant je puis mourrir, puisque ma voilà réconciliée avec mon Seigneur.



Scène IV


LE PRÊTRE, LA MAÎTRESSE, L’AMANT.


l’amant, entr’ouvrant la porte.

Mon supplice est-il terminé ? — Ont-ils fini de se parler à voix basse ? (Il s’approche du lit.)

le prêtre, à genoux.

Mon fils, ne troublez pas cette âme en prière.

l’amant.

Chère maîtresse, tournez un peu vos yeux vers moi.

la maîtresse, d’une voix faible.

J’éprouve un bien-être indicible ; — je respire plus librement. — Que c’est doux, la paix du cœur, et qu’il fait bon mourir avec elle !

le prêtre.

Prenez ce crucifix et serrez-le avec ferveur sur vos lèvres !

l’amant.

Maîtresse, réponds-moi ; — je suis à tes côtés et je te parle.

la maîtresse, en extase.

J’entends là-haut des voix qui m’appellent.

l’amant.

Mais non ! chère femme, c’est moi qui t’implore, c’est moi, c’est ton amant.

le prêtre.

Mettez-vous à genoux, mon fils, et priez pour elle.

l’amant.

À genoux ? — Pourquoi faire ? — À genoux ? Ma place est dans ses bras. — Écartez-vous donc, monsieur, vous m’empêchez de m’approcher de ma femme.

la maîtresse, de plus en plus affaiblie.

Restez à mes côtés, mon père ; exhortez-moi, soutenez-moi.

l’amant.

Miséricorde ! elle ne m’aime plus ; on lui a dit de ne plus m’aimer !

la maîtresse.

Je vais à vous, mon Dieu.

l’amant, fondant en larmes.

Oh ! je le savais ! je le savais !

le prêtre.

Courage, ma fille ! Dieu vous regarde et vous tend les bras.

l’amant.

Oh ! un regard ! ton dernier regard ! Un baiser ! ton dernier baiser ! Amante, amie, maîtresse, femme, tourne-toi vers moi, une fois, une fois encore ! Cette dernière caresse qui tremble au bout de tes lèvres, pour qui donc la gardes-tu, à qui veux-tu la donner ?

la maîtresse, baisant le crucifix.

Mon Dieu, je vous aime. (Elle meurt.)

l’amant.

Elle est morte ! elle est morte ! (Il tombe sur un siège, la tête dans ses mains.)

le prêtre.

Que son âme courageuse repose en paix dans le Seigneur ! (Il se lève, ferme les yeux de la maîtresse, tire les rideaux du lit, puis s’approche de l’amant.)

l’amant.

Morte, sans me parler ! morte, sans me dire adieu !

le prêtre.

Mon fils, Dieu ne bénit jamais les unions criminelles ; que cette mort vous soit du moins un salutaire exemple !

l’amant.

Morte, en rougissant de moi ! morte, en me reniant.

le prêtre.

Revenez à Dieu, mon fils, c’est le seul maître qui console.

l’amant.

Merci, monsieur.

le prêtre.

Dieu vous guérira de cette affection funeste.

l’amant.

Je désirerais pleurer en paix, monsieur ; je vous salue.

le prêtre.

Vous n’êtes pas à ce point enraciné dans le mal…

l’amant, il se lève.

Monsieur, la douleur rend quelquefois méchant ; je vous conseille de vous retirer. Vous m’avez enlevé ma maîtresse, vous m’avez pris son amour, son dernier regard, sa dernière caresse, toutes choses qui m’appartenaient ; il n’y a plus rien à emporter ici ; — croyez-moi, allez-vous-en.

le prêtre, se retirant.

Le malheureux !



Scène V

L’AMANT, LA GARDE
la garde, timidement.

Monsieur ?… monsieur ?

l’amant, la tête dans ses mains.

Moi qui l’aimais tant !

la garde.

Faut-il coudre le corps ?

l’amant.

Attendez jusqu’à ce soir, vous en aurez deux au lieu d’un.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


DEUXIÈME TABLEAU



DANS L’AUTRE MONDE


L’enfer. — Le cercle des suicidés. — Les damnés vont et viennent en hurlant au milieu des flammes. — L’amant s’avance, soutenu par deux démons.



Scène PREMIÈRE


les damnés

Quel est ce nouveau frère en douleur qu’on nous amène ? Le sang coule à flots de sa poitrine déchirée et trace sur sa route un long sillon rouge ! Comme il est faible ! comme il est pâle ! Encore un à qui la vie était à charge et qui a mis le fardeau de côté ; faisons-lui vite une place au milieu de nous et qu’il apprenne ce qu’on souffre ici-bas à n’avoir plus voulu souffrir là-haut.


l’amant.

Quel rêve ! quel affreux rêve ! Cette fumée m’étouffe ! ces flammes m’aveuglent !…

les démons.

Pour celui-ci, le cas est grave ; dans quel cercle allons-nous le conduire ? Le mettrons-nous avec les athées, les adultères ou les suicidés ? Coupable de ces trois crimes : il vivait avec une femme mariée, il a blasphémé Dieu, il est mort volontairement. Le cas est grave, délibérons : toi, damné, pendant ce temps que nous tenons conseil, tu peux te promener au milieu des flammes ; des murs de tripla airain nous assurent de ta personne.

(Ils délibèrent.)
l’amant.

Ce cauchemar est épouvantable !

les damnés, l’entourant.

Frère, raconte-nous ton histoire ; — c’est l’unique soulagement que tu puisses avoir à les souffrances.

l’amant.

Encore, encore ! Que veulent ces noirs fantômes, ces squelettes calcinés ? C’est mon rêve qui continue ! mais je sais bien que je vais me réveiller dans mon grand lit, dans ma chambre pleine des rayons du matin ; mes chardonnerets chantent sur ma fenètre et ma maîtresse dort à mes côtés.

les damnés.

Il en est encore à la période du rêve ; tous, nous avons passé par là ; quand il verra son rêve durer des jours entiers, des années entières, des siècles et des éternités, il commencera peut-être à se croire éveillé.

l’amant.

Ne pourrait-on donner un peu d’air ici, messieurs ? je vous jure que je vais étouffer.

les damnés.

Dans cent mille ans, tu jureras encore que tu étouffes.

l’amant.

Non, je ne dors pas ! non, je ne rêve pas ! Jamais douleurs pareilles n’ont suivi l’homme dans ses songes. — Oh ! maintenant je me souviens.

les damnés.

Puisque tu te souviens, parle et dis-nous ton histoire,

l’amant.

Je me souviens que j’aimais une femme ; je me souviens qu’elle est morte ; je me souviens que je me suis tué pour l’aller rejoindre très vite. Le froid d’un couteau dans ma poitrine, l’impression d’une chute immense, le brûlant contact des flammes et d’une chaleur suffocante, voilà encore ce dont je me souviens.

les damnés.

Et ta maîtresse, l’as-tu vue ? où est-elle ?

l’amant, à voix basse.

Elle a fait sa paix avec Dieu avant de mourir.

les damnés.

Nous te plaignons alors, car nos douleurs ne seront rien auprès des tiennes. Les supplices de l’enfer seront doublés pour toi d’une éternelle séparation.

l’amant.

Elle s’est convertie seulement à l’article de la mort, et j’espère encore que Dieu n’aura pas voulu lui pardonner.

les damnés.

En ce cas, tu la trouveras ici ; ou plutôt, non, tu la sauras ici et tu ne pourras la rejoindre, — parqué comme tu l’es avec nous, dans le cercle des suicidés.

les démons.

Approche, triple damné, et viens entendre la décision qu’on prend à ton égard : Juif errant de l’enfer, tu n’appartiendras à aucun cercle déterminé, mais tu iras de l’un à l’autre pendant toute l’éternité, aujourd’hui avec les athées, demain avec les adultères, pour avoir ta part de tous les châtiments, comme tu as eu ta part de tous les vices. — Hop ! en route.

les damnés.

Au revoir, frère, au revoir ! et puisses-tu rencontrer dans nos flammes la femme que tu cherches ! (L’amant sort suivi de démons ; — on entend des cris de rage et des hurlements de douleur.)



Scène II


Même tableau que le précédent. — Damnés et démons.
(Entre l’amant.)
l’amant.

Vainement j’ai cherché ; elle n’est pas ici, et c’est pour moi maintenant une certitude qu’elle m’a renié en mourant. Me voilà donc condamné à d’éternels supplices pour n’avoir point failli à mes serments d’amour. — Va, misérable ! roule de cercle en cercle, toujours poursuivi par des flammes dévorantes ; — marche toujours, marche sans repos ni trêve ; sois de toutes les tortures ; prends ta part de toutes les douleurs, cependant que là-haut l’épouse menteuse et renégate te regarde brûler du milieu de son paradis aux délicieuses fraîcheurs.

les damnés.

Eh bien ! frère, as-tu trouvé celle que tu cherchais ?

l’amant.

En traversant le cercle des adultères, j’ai vu des couples infortunés, éternellement liés l’un à l’autre, se tordre et rouler ensemble au milieu des flammes ; — comme ils souffraient ! comme ils étaient misérables ! Et pourtant leur misère m’a fait envie, leurs souffrances m’ont rendu jaloux ; et j’ai pleuré en songeant qu’eux du moins étaient deux pour souffrir.

les damnés.

Il est facile de comprendre à ta douleur que ta maîtresse n’était dans aucun des cercles infernaux. En ce cas, frère, sois heureux, car tu vas la voir aujourd’hui même.

l’amant.

Comment ! elle est ici, elle est parmi vous ? et vous le savez, et vous me regardez pleurer, et vous me laissez souffrir ! — Vite, vite, parlez et me dites où elle se cache, que j’aille me jeter dans ses bras !

les damnés.

Écoute : — ta maîtresse est au paradis, et cependant tu vas la voir. — Arrivé depuis hier parmi nous, tu ne connais pas encore les usages de la maison ; mais, — rassure-toi, tu auras certes bien le temps de les apprendre. Sache donc, ô damné novice ! que c’est aujourd’hui le jour de la Fête-Dieu. — Ce jour-là, — qui revient pour nous une fois par année, — les chaudières infernales cessent de bouillir, les hauts fourneaux s’éteignent, les instruments de supplice sont mis de côté, les démons se croisent les bras ; en un mot, l’enfer chôme ; puis, le plafond d’airain chauffé à blanc qui pèse sur nos têtes s’entr’ouvre, et là-haut, bien haut, nous voyons passer, — glissant à travers les nuages, — tous les saints et saintes, les chérubins, les anges, les trônes, les dominations, les archanges, qui font la procession tout autour du paradis, en répandant les fleurs — à pleines corbeilles, — les parfums — à pleins encensoirs. Derrière, marche gravement et les yeux baissés, la longue litanie des âmes bienheureuses, parmi lesquelles tu vas reconnaître celle que tu cherches.

l’amant.

Bénis soyez-vous, mes frères, pour la bonne nouvelle que vous me donnez, et la bouffée d’espoir que vous faites se glisser dans mon âme ! Si je puis voir ma maîtresse, je suis sauvé.

les damnés.

Sauvé ! que veux-tu dire par là ?

l’amant.

Croyez-vous que ma voix ne puisse monter jusqu’à son oreille ?

les damnés.

À son oreille, oui ; mais à son âme…

l’amant.

Oh ! je suis sûr qu’en voyant ici l’homme qu’elle a tant aimé, en entendant la voix qui lui fut si chère, elle viendra partager mes souffrances, ou qu’elle intercédera auprès de Dieu pour me faire participer à son bonheur.

les damnés.

Ah ! Juif errant, Juif errant, tu es bien naïf !

l’amant.

Croyez-vous que Dieu refuse quelque chose à ses âmes du paradis !

les damnés.

Les âmes du paradis refusent tout aux âmes de l’enfer.

l’amant.

Non ! vous ne la connaissez pas, cette chère maîtresse. Si vous saviez comme elle m’aimait ! L’approche de la mort, les patenôtres du prêtre ont pu lui troubler la cervelle à sa dernière heure, mais je n’aurai, j’en suis sur, qu’un mot à dire pour qu’elle me revienne tout entière, — comme par le passé.

les damnés.

L’air du paradis est fatal à la mémoire ; chacun de nous a là-haut un parent, un ami, un frère, une sœur, une mère, une femme ; — de ces êtres chéris nous ne pûmes jamais obtenir même un regard.

l’amant.

Vous n’avez été jamais aimés comme moi.

les damnés.

Eh bien ! donc, lève-toi, damné ; — l’heure est venue de tenter l’aventure. Puisses-tu, pauvre âme, être plus heureuse que nous !



Scène III


Le plafond de l’enfer s’entr’ouvre. — Une musique se fait entendre, d’une douceur infinie. — La procession céleste s’avance à travers les nuages ; saint Pierre vient derrière, les clefs du paradis à la main. — Dans les dernières files des chérubins, passe la maîtresse, vêtue d’une robe blanche. — Saints et saintes jetant des fleurs.
les damnés.

Les voilà ! les voilà ! — Que c’est beau ! — la délicieuse bouffée d’air qui nous arrive, et quelle exquise odeur d’encens !

un damné.

Au milieu des âmes bienheureuses, voyez-vous celle-là qui marche la tête inclinée, — un missel doré dans les mains, — et de beaux cheveux blancs en nattes sur le front ? Mes yeux et mon cœur l’ont reconnue, — c’est ma mère !

autre damné.

Mes yeux et mon cœur l’ont aussi reconnu, ce petit chérubin vêtu de mousseline, à ceinture d’azur, qui agite dans l’air, — de toutes les forces de ses bras dodus et roses, — une bannière à fleurs d’or aussi grande que lui ; c’est ma sœur, ma cetitc Anna, que j’ai tant pleurée.

premier damné.

Pauvre mère ! comme elle m’aimait autrefois ! — C’est elle qui m’a nourri, oui, messieurs, elle-même, — une petite femme, grosse comme le poing, — et qui n’avait pas un souffle de vie. Elle m’aimait à en mourir. — Je n’ai jamais été joyeux, qu’elle n’ait sourit ; triste, qu’elle n’ait pleuré. Ah ! misère sur moi ! son cœur a bien changé, — depuis qu’elle habite là-haut.

deuxième damné.

Chère sœur, sœur adorée ! — Elle est morte le jour de sa première communion ; c’était un ange dépatrié ; mais, depuis qu’elle est retournée à son paradis, elle a bien oublié ce frère tant aimé, qui lui racontait de belles histoires, dans les longues après-dîners d’hiver.

premier damné.

Mère, mère, un regard pour ton fils, ton cher amour d’autrefois ! — Ilélas ! elle est déjà loin et mes cris n’ont en rien troublé le mouvement rythmique et doux de sa marche.

deuxième damné.

Sœur chérie, c’est ton frère qui t’appelle — ce frère qui tant de fois t’a portée sur ses épaules, — et tant de fois fait sauter dans ses bras ! — Rien ! rien ! pas même un regard !… (Il pleure.)

les damnés, à l’amant.

Eh bien ! frère, qu’en dis-tu ? — As-tu toujours confiance ?

l’amant.

Toujours ! — ma chère maîtresse vaut mieux que toutes ces femmes. (En ce moment, une pluie de roses vient tomber au milieu des damnés. — Ils se les arrachent avec fureur.)

un damné, mâchant une rose.

O les fleurs ! que c’est bon !

un démon, s’approchant de lui.

La rose que tu savoures te coûtera cher tout à l’heure.

chœur des anges.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

l’amant.

Rien ! je ne vois rien encore !

les damnés.

C’est une des dernières arrivées au paradis ; cherche dans les derniers rangs.

l’amant, avec transport.

Je la vois ! je la vois ! — La troisième à gauche, dans l’avant-dernière litanie ! Qu’elle est belle ! plus belle mille fois que je ne l’ai jamais vue. Oh ! mes yeux ne peuvent pas se rassasier de la voir. — Mes frères, mes frères, embrassez-moi, je suis heureux !

un démon, s’approchant de lui.

Tu me payeras ce bonheur-là ce soir ; en attendant, prends cet a-compte, (Il le frappe.)

l’amant, se roulant sur le sol.

Miséricorde ! que je souffre !

chœur des anges.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

l’amant, d’une voix terrible.

À mon secours ! maîtresse, à moi !

saint pierre.

Avez-vous entendu ce cri de douleur, mes enfants ? Quelque damné qu’on torture ! Pauvres, pauvres gens !

l’amant.

Maîtresse, maîtresse, à moi !

saint pierre, aux âmes du paradis.

Je crois, chères mies, qu’on appelle l’une de vous,

l’amant.

Marie, Marie, chère femme !

saint pierre.

Décidément, c’est quelqu’un qui appelle. Harpes d’or et chœurs célestes, faites silence !

l’amant.

Marie, c’est moi qui t’appelle, c’est moi, c’est ton ami, c’est ton maître.

saint pierre, à la maîtresse.

Mademoiselle Marie on a prononcé votre nom par là-bas : regardez, en vous penchant par-dessus ce nuage, ce qu’on peut vous vouloir.

la maîtresse, penchée sur l’enfer.

Qui m’appelle ?

l’amant
.

Ah ! je savais bien que tu me répondrais ; ils disaient que tu m’avais oublie ; ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Reste, reste longtemps ainsi, que je te regarde.

saint pierre, à la maîtresse.

Vous connaissez donc ce pauvre homme, chère âme ?

la maîtresse.

Mais non, grand saint Pierre, je vous assure que non.

saint pierre.

Cherchez ma mie, cherchez bien.

la maîtresse.

Eh non ! Je n’ai jamais connu cette face noirâtre où le péché vilain est écrit, ces yeux hrùlés, ces paupières roussies, ces membres calcinés et noirs de suie. Ou voulez-vous que je les aie connus ?

l’amant

Oui, je te comprends, tu cherches à venir me rejoindre ou à m’attirer vers toi. Oh ! comme nous allons nous étreindre et quel bonheur de continuer dans la mort nos belles amours de la vie !

les âmes du paradis.

Il paraîtrait que notre sœur a connu ce monsieur autrefois.

la maîtresse, indignée.

Je n’ai jamais connu que le paradis, jamais aimé que mon Seigneur. Grand saint Pierre, dites à ce damné qu’il se trompe.

saint pierre, à l’amant.

Mon pauvre enfant, la chère âme ne vous connaît pas.

les démons et les damnés, ricanant.

Ah ! ah ! ah ! ah ! — Hi ! hi ! hi ! hi !

l’amant

Affreux, affreux mensonge ! ces yeux qui tant de fois se sont plongés dans mes yeux, ces lèvres qui savaient si bien le chemin de mes lèvres, ces cheveux qui baisaient les miens, ces bras qui m’enlaçaient, tout cela me connaît, tout cela doit me connaître. Marie, tu l’as donc oubliée notre petite chambre de la rue de l’Ouest et l’amoureuse vie que nous y menions ?

la maîtresse, à saint Pierre.

Je ne sais ce dont on me parle.

saint pierre.

Dame ! écoutez donc : si vous avez habité tous les deux la rue de l’Ouest ?

l’amant

Et les longues soirées d’été, — fenêtres ouvertes, les senteurs fraîches montant du Luxembourg, dont les grands arbres flottaient dans l’ombre devant nous, l’harmonieux clavier où tes mains erraient au hasard de ton âme. Tout ce cadre adorable de notre passion, toutes ces choses de notre amour, les renieras-tu aussi ?

saint pierre, à la maîtresse.

Là ! je suis curieux de savoir ce que vous avez à répondre.

la maîtresse.

J’ignore ce qu’on veut me dire.

l’amant.

Eh bien ! non, vous verrez qu’elle aura tout oublié, tout ; nos courses dans les bois par les brumeux jours d’automne, et nos longues rêveries au bord des étangs de Chaville ; les pleurs mystérieux qui gonflaient nos yeux ; ces indicibles frissons qui faisaient trembler sa main sur mon bras, mon bras sous sa main, puis nos fins dîners sur l’herbe avec des baisers pour entremets, et ce jour où le garde de Viroflay la surprit grimpée sur un cerisier ; t’en souviens-tu, Marie ? les cerises dansaient sur tes cheveux noirs : tu étais adorable ainsi. Tu en fus quitte pour un baiser sur la joue hâlée du vieux garde ; que j’ai ri ce jour-là, bon Dieu !

la maîtresse.

Allons-nous-en d’ici, saint Pierre ; ce malheureux est fou.

saint pierre, à la maîtresse.

Voyons, ma fille, cherche soigneusement dans tes souvenirs si tu n’as pas connu ce malheureux garçon quelque part. Dieu ne t’en voudra pas, j’en suis sûr, et une bonne parole ferait tant de bien à ce pauvre damné ! En conscience, te rappelles-tu Chaville ? te souvient-il de Viroflay ?

la maîtresse.

Viroflay ! Chaville ! — Non ! je n’ai jamais connu ces gens-là.

saint pierre, à l’amant.

Cher et pauvre enfant, cesse tes cris et tes prières ; prières et cris n’y feront rien : elle ne se souvient pas.

l’amant

Ah ! vilaine ! ah ! méchante ! toi que j’ai tant aimée, pour qui j’ai vécu, pour qui je suis mort, tu n’as pas même un regret, un souvenir, une larme à me donner en retour ! Rien ! Il ne reste plus rien pour moi dans ton cœur ; pas même de la haine, pas même du dégoût, rien que l’oubli ! le triste oubli ! Tu ne le reconnais plus ce corps meurtri, dévasté ; ces traits, défigurés horriblement, tu ne veux plus les reconnaître ; et c’est toi pourtant la cause de ces meurtrissures et de cette dévastation ! C’est par toi, c’est pour toi que je suis ici ; c’est avec toi que j’y devrais être. Sans ton fatal amour, je n’aurais pas connu l’adultère ; je n’aurais pas connu le suicide. Eh bien ! pour toutes mes souffrances passées et à venir, pour prix de mes douleurs éternelles, de toi je ne veux qu’un souvenir. Parle, créature maudite, parle, femme bien-aimée, et dis-moi que tu te souviens !

saint pierre, ému.

O le pauvre enfant ! Il fait vraiment de la peine ; j’en suis tout ému. (Une grosse larme glisse le long de sa joue et va rouler dans l’enfer. Un damné la happe au passage.)

le damné.

Oh ! que c’est bon de boire !

un démon, s’approchant de lui.

Toi, dans une heure, un litre de plomb fondu.

l’amant, d’une voix éplorée.

Ne t’en va pas, Marie ! ne t’en va pas !

la maîtresse, retournant à son rang.

Partirons-nous bientôt, grand saint Pierre ?

saint pierre.

Il le faut bien, puisque vous ne vous souvenez pas. N’importe ! me voilà triste pour longtemps. Allons, en route ! Harpes d’or et chœurs célestes, un peu de musique. (La musique reprend, la procession se remet en route. Le plafond de l’enfer se referme.)



Scène IV

L’enfer dans toute son horreur.
l’amant, damnés, démons.
les damnés.

En voilà jusqu’à l’année prochaine !

les démons.

Çà, maintenant, damnés, à vos fournaises ; vous allez cruellement expier vos vacances d’un jour. Toi, Juif errant, reprends ta course effrénée à travers les cercles ; torches de l’enfer, allumoz-vous ; épandez-vous, rivières d’huile houillante : ronflez, chaudières écarlates ! Que tout flambe ! que tout flambe, et qu’un immense hurlement de douleur aille avertir le roi du paradis que ses anges de l’enfer font vaillamment leur besogne. Allons, Juif errant, en marche.

l’amant, levant ses poings calcinés vers le ciel.

En marche, soit ! et, puisqu’elle m’oublie, moi, je me souviendrai. Oui, ce beau pain blanc (le l’amour, qu’elle refuse, moi, je veux m’en nourrir éternellement. Gardez donc votre bonheur, âmes infortunées, âmes du paradis. Il serait incomplet pour moi et je n’en voudrais jamais, au prix dont il se paye ; j’aime mieux mille fois cet enfer où l’amant se souvient, que votre paradis où la maîtresse oublie.


fin des âmes du paradis.



L’AMOUR-TROMPETTE















Personnages


LE TROMPETTE.
LE MAJOR.
L’AIDE DE CAMP.
L’ADJUDANT.
CORNE-DE-BŒUF.
VENTERBICH.
CŒUR-AU-VENTRE.
Madame PISTON, cantinière.
LE BOURGMESTRE.
LA BOURGMESTRESSE.
BOURGEOIS ET BOURGEOISES.
RÉSÉDA, bouquetière.


L’AMOUR-TROMPETTE



La caserne des dragons bleus. — Grande cour ombragée. — À droite et à gauche, les quartiers. — Le jour tombe.

Scène PREMIÈRE


corne-de-bœuf, s’approchant de l’adjudant, qui se
promène de long en large.

Est-ce vrai ce qui se dit dans le quartier, mon adjudant ?

l’adjudant.

Savoir ce qui se dit dans le quartier, dragon ?

corne-de-bœuf.

On prétend que nous avons un nouveau trompette.

l’adjudant.

Très vrai.

corne-de-bœuf.

Un trompette qui n’est pas comme tous les trompettes du monde.

l’adjudant.

Subtil.

corne-de-bœuf.

Je veux dire qu’il n’a pas la taille d’un dragon bleu, pas même celle d’un homme…

l’adjudant.

Exact.

corne-de-bœuf.

Révérence parler, à quoi nous servira ce bout d’homme, mon adjudant ?

l’adjudant.

Pas mon affaire.

corne-de-bœuf.

Savez-vous à qui nous devons un pareil cadeau, mon adjudant ?

l’adjudant.

Au colonel.

corne-de-bœuf.

Et croyez-vous, mon adjudant… ?

l’adjudant.

Suffit ! (Il reprend sa marche.)

corne-de-bœuf, se mêlant aux groupes de soldats.

Adjudant peu causeur ; impossible de lui arracher deux mots de suite. — Et vous, madame Piston, savez-vous quelque chose sur le nouveau trompette ?

la piston.

Il est venu prendre deux ratafias à la cantine, sur le coup de trois heures, à preuve que j’ai dû me laisser embrasser un brin pour avoir la paix…

venterbich, indigné.

Tarteifle !

le trompette, tombant au milieu d’eux.

Messieurs, je suis votre serviteur !

la piston.

Le voilà ! c’est lui !

le trompette

Madame Piston, permettez que je vous fasse mes baisemains.

la piston.

Est-il gentil, hein ?

corne-de-bœuf.

Çà, de quel pays sortez-vous, jeune homme ? quel est le trottoir qui pousse des gaillards de votre taille ?

cœur-au-ventre.

D’honneur, c’est humiliant pour le régiment !

corne-de-bœuf.

Nous le mettrons dans nos poches, les jours de marche forcée.

le trompette.

Messieurs les dragons, je vous en conjure, ne vous escrimez pas contre un papillon ; je ûe suis point assez fort pour vous rendre vos coups, mais j’ai la bourse assez bien garnie pour vous offrir quelques tafias avant la retraite.

cœur-au-ventre.

Pour ce qui est de l’éducation, il m’a l’air assez au courant de la chose.

venterbich, tendant son verre.

Ia, bas manfais, tarteifle !

le trompette, à l’adjudant, qui s’est approché.

Oserais-je vous offrir, mon adjudant ?… Allons, gros père, décidons-nous.

l’adjudant.

Trompette, huit heures, sonnez.

le trompette, vidant son verre.

Ah ! oui, la retraite, je l’avais oubliée.

l’adjudant.

Dragons, à vos rangs ! Sonnez l’appel, petit homme.

le trompette, sonnant.

Ta ra ta ta, ra ta ta. (Agitation dans les rangs.)

l’adjudant.

Eh bien ! eh bien ! qu’arrive-t-il ?

corne-de-bœuf, à part.

Je ne sais ce qui m’a passé dans le dos, un singulier frisson, tout de même.

cœur-au-ventre, à part.

Morbleu ! j’ai par le corps un tas de choses qui me glissent…

venterbich, à part.

Tarteifle ! che afre enfie t’embrasser madame Biston… Ia, ia, je-afre enfie.

l’adjudant, à part.

Brrrou. Pas à mon aise du tout : ne sait ce qui vient de me prendre. (il fait l’appel.) En avant, marche !

le trompette.

Ta ra ta ta, ra, ta…

cœur-au-ventre, tressaillant.

Morbleu ! encore !

le trompette.

Ta, ta, ra…

venterbich, sortant des rangs.

Tarteifle ! il vaut que ch’embrasse guelgue chosse.

l’adjudant, à part.

Ça me reprend, ça me reprend. (Les dragons sont dans la cour, de-çà, de-là, bondissant comme des cabris. Mme Piston prend la fuite.) — (Haut.) Dragons, aux rangs, sacrebleu ! Dix-huit quarts d’heure d’arrêt au premier qui bouge. Trompette, ne sonnez plus.

le trompette, d’un petit air naïf.

Voilà, mon adjudant. (il essuie son clairon. — Le calme se rétablit. Les dragons, deux par deux, montent en silence dans les chambrées.)

corne-de-bœuf.

Je donnerais mes aiguillettes de cuivre pour savoir ce qu’on nous a mis ce soir dans la soupe. (Ils sortent.)


Scène II


La chambre du major : grand lit au fond ; panoplies, blagues, pipes turques.
le major, couché.

Déjà midi ! Comme cela passe vite, une nuit de quinze heures ! C’est égal, je vais rester encore un moment au lit, à savourer mon repos et mon chocolat. (On frappe.) Qui va là ?

le bourgmestre, du dehors.

C’est moi, monsieur le major.

le major.

Je ne suis pas visible, repassez.

le bourgmestre.

Major, major, il faut que je vous parle à tout prix.

le major.

Je n’ai pas mes pantoufles hongroises pour aller vous ouvrir ; parlez-moi du dehors.

le bourgmestre.

La ville est à feu et à sang, monsieur le major.

le major, sautant du lit et allant ouvrir

L’ennemi serait-il entré chez nous ?

le bourgmestre.

C’est bien des ennemis qu’il s’agit ! je viens vous parler de vos soldats et vous en raconter de belles, allez !

le major, se couchant.

Comment ! de mes soldats ?

le bourgmestre.

Figurez-vous que nous étions réunis hier soir sur l’esplanade, à prendre le frais, avec nos femmes et nos filles, en écoutant la musique de la ville ; il y avait là l’inspecteur des douanes et sa cousine la chanoinesse, la veuve du chancelier, moi, ma famille, enfin toute l’élite de la bourgeoisie. Tout à coup, nous entendons le son d’une trompette, et nous voyons arriver, au pas de course, vos dragons bleus précédés d’un petit homme qui soufflait dans un clairon. Nous crûmes d’abord qu’il y avait le feu quelque part dans la ville basse ; mais voilà vos dragons qui se précipitent au milieu de nous, toujours en courant, bousculent d’un côté, bourrent de l’autre, renversent les chaises, embrassent nos dames, serrent de près nos demoiselles, prennent une taille d’ici, pincent un mollet de là, en dépit de nos cris et de nos efforts. C’était affreux ! Au milieu de ce vacarme, on entendait toujours le maudit troinpelle. Ah ! trompette du diable ! toutes les fois que son clairon nous cornait aux oreilles, les dragons redoublaient ; il y avait du sortilège là dedans. Le dirai-je ? à la dernière sonnerie, ma femme s’est levée en criant : « Je n’y tiens plus ! » et la voilà sautant au cou du plus grand de vos dragons. Je viens demander justice, monsieur le major.

le major.

Monsieur le bourgmestre, le cas est très grave ; — veuillez me passer mon haut-de-chausses ; — très grave, monsieur le bourgmestre ; — mes bottes, s’il vous plaît ; — révolte de dragons bleus, hum ! hum ! c’est une affaire importante ; — donnez-moi maintenant ma veste et mon gilet, et mon grand sabre, avec son ceinturon, sans oublier ma sabretache ; nous allons de ce pas à la caserne, demander quelques explications à ces braves gens.

le bourgmestre.

Croyez-vous ma présence nécessaire, cher major ?

le major.

Nécessaire ? c’est indispensable qu’il faut dire ; — vous, madame votre épouse, et tous ceux qui étaient sur l’esplanade avec vous. — Tenez, bourgmestre, prenez-moi cette hachette et ce yatagan, en cas d’insurrection.

le bourgmestre.

Mais c’est à la boucherie que vous me conduisez !

le major.

Ceignez votre écharpe ; elle pourra vous épargner quelques horions.

le bourgmestre.

Major, je suis père ; j’ai de la famille major.

le major.

Demi-tour, et suivez-moi. (Il l’entraine.)


Scène III


La cour de la caserne. — Soldats rangés sur deux lignes.
Bourgeois et bourgeoises dans le fond.
le major.

L’adjudant ! où est l’adjudant ?

cœur-au-ventre.

L’adjudant n’est pas encore rentré, major.

le major, au bourgmestre.

Il en était donc, lui aussi ?

le bourgmestre.

S’il en était ! je crois bien ; demandez plutôt à madame la bourgmestre. (La bourgmestresse se signe.)

le major.

Malepeste ! ceci est plus sérieux que je ne pensais ; j’aurais besoin de réunir le conseil.

le bourgmestre, à voix basse.

Si vous en faisiez fusiller quelques-uns pour l’exemple.

le major.

Patience ! je suis bon enfant, moi ; je vais d’abord les haranguer un tantinet. — Dragons bleus, j’apprends sur votre compte des choses désagréables, fort désagréables, vraiment. Monsieur le bourgmestre porte plainte contre vous et demande…

le bourgmestre.

Oh ! major, pourquoi me mettre en avant ?

le major.

— Et demande justice de votre escapade de cette nuit ; il paraît que vous avez chiffonné nombre de gorgerettes et fait beaucoup de scandale sur l’esplanade. Là n’est pas le mal, mes amis.

le bourgmestre.

Oh ! major !

le major.

C’est-à-dire… enfin… vous comprenez ; je ne prétends pas que vous ayez eu complètement raison ; mais votre crime principal est d’avoir violé la discipline. Voyons, mes enfants, quel besoin aviez-vous de déserter la caserne à cette heure-là ? N’avez-vous pas assez de loisirs amoureux, par le temps de paix où nous sommes ? De huit heures du matin à huit heures de relevée, il y a plus de temps qu’il n’en faut pour les enfantillages.

le bourgmestre.

Pouah ! c’est indécent.

le major.

Donc, vous avez violé la discipline, sans compter le reste ; et je devrais cruellement sévir contre vous. M. le bourgmestre, ici présent, me conseille de vous faire fusiller… N’est-ce pas, monsieur le bourgmestre ? (Grognement des soldats.)

le bourgmestre.

Oh ! major, vous dénaturez ma pensée. Messieurs, je vous prie de croire que le major dénature.

le major.

Je n’irai pas si loin que cela ; je suis bon enfant, moi. Nous allons nous contenter de tirer au sort vingt d’entre vous qui recevront quarante-huit coups de gaule sur la plante des pieds. — J’ai dit. Qu’on m’apporte un casque ; brigadier, écrivez le nom de ces braves garçons.

corne-de-bœuf.

Le mien aussi, major ?

le major.

Le vôtre aussi, brigadier.

corne-de-bœuf.

Et celui de monsieur le bourgmestre aussi ?

le major.

Et celui…

le bourgmestre.

Oh ! major ! (Entre l’adjudant qui mène le trompette par les oreilles.)

l’adjudant.

Le voilà ! voilà le coupable, le seul coupable.

le major.

Adjudant, votre épée !

l’adjudant.

Écoutez-moi, major : ce petit gredini est cause de tout. L’appel fait, les soldats couchés, je quittais ma casaque, quand j’entends près de moi : Ta ra ta ta. C’était le trompette. Je veux le faire taire ; le trompette continue. Ta ra ta ta. Alors, malgré moi, j’enfile ma casaque, je passe mon ceinturon ; les soldats s’éveillent, se lèvent comme des furieux, s’habillent en un clin d’œil : Ta ra ta ta. Le trompette descend l’escalier, nous le suivons, sans pouvoir faire autrement : Ta ra ta ta. Il court dans la ville, ta ra ! Nous courons dans la ville, ta ta. Nous rencontrons ces dames ; c’est plus fort que nous, nous les embrassons, et voilà comment la consigne fut violée.

le major.

Qu’est-ce à dire, et quelle histoire me baillez-vous là ?

l’adjudant.

La bonne, major ; demandez plutôt.

le major, au trompette.

Approche ici, toi ! Que réponds-tu pour ta défense ?

le trompette.

Sur mon honneur, je ne sais ce que ces messieurs veulent dire.

le major.

Pourquoi t’es-tu levé cette nuit ? Pourquoi as-tu sonné ?

le trompette.

Je ne me souviens pas de m’être levé cette nuit, major, ni d’avoir sonné ; il faut croire que je suis somnambule. Maman m’a souvent raconté que, tout enfant, je m’en allais folâtrer sur les toits, nu comme un petit saint Jean.

le major.

Montre-nous ce clairon ensorcelé ! Quel est le poinçon ? quelle est la fabrique ?

le trompette.

Mais, major, c’est un clairon comme tous les autres ; fabrique allemande ; il n’y a pas là dedans la moindre sorcellerie. Oyez plutôt. Ta ra ta ta. (Il joue.)

le major, inquiet.

Veux-tu te taire ! (Mouvement dans la foule.)

le trompette.

Vous voyez que c’est très simple : Ta ra ta ta. (il continue.)

le major, hors de lui.

Sarpejeu ! (Il se retourne et embrasse la bourgmestresse.

le bourgmestre.

Oh ! major ! major !

le major, revenant à lui.

Qu’on le saisisse, qu’on le bâillonne, qu’on le garrotte et qu’on le conduise à la maison centrale. (On s’empare du trompette.)

le trompette.

Je proteste contre cet acte de brutalité. (On l’emmène.)

le major, aux dragons.

Quant à vous, mes amis, je vous pardonne, attendu que vous n’êtes pour rien dans votre escapade.

corne-de-bœuf.

Alors la bastonnade…

le major.

Eh bien ! la bastonnade sera intégralement distribuée, — je ne reprends jamais ma parole ; — je suis un bon enfant, moi. — Venez-vous, monsieur le bourgmestre ? — À propos, bourgmestre, connaissez-vous les deux nouvelles sauteuses du Grand-Théâtre ? J’ai un furieux désir… (Ils sortent en causant.)


Scène IV


Un horrible cachot. — Fenêtre grillée à droite, donnant sur la rue, au ras du sol.
le trompette.

On s’amuse fort peu ici dedans : quatre murs qui pleurent, une fenêtre borgne ; tout cela manque essentiellement de gaieté. Ma chère petite trompette ! ils ne m’ont pas séparé de toi, heureusement ; je puis souffler dans ton ventre, à mon aise ; oui, souffler, mais pour qui ? Ce ne sont pas ces murailles, ni ces barreaux de fer que j’enflammerai, ou que je forcerai à s’embrasser. — Si du moins la rue n’était pas déserte, je pourrais… Chut ! quelqu’un passe sur le trottoir : toc ! toc ! c’est une bonne petite vieille qui trottine allègrement, son cabas sous un hras, son carlin sous l’autre ; nous allons rire. (Il joue de la trompette.) Tiens ! elle n’est pas émue ! (Il joue encore plus fort.) Miséricorde ! la maudite vieille est sourde. Le chien seul est troublé. Je n’ai pas de bonheur. Quel est ce bruit ? Deux souris qui s’embrassent dans un coin de la prison et qui se caressent le museau avec leurs barbiches ! Dieu ! que c’est amusant de pouvoir troubler la digestion de tous les gens, hommes et bêtes. — Aux jours anciens, j’avais mes flèches et mon carquois ; mais c’était rococo en diable ; puis on mettait des cuirasses, et je perdais mon temps. — J’aime mieux ma trompette ; il est vrai qu’il y a des sourds… C’est égal ! j’aime mieux ma trompette.

la bouquetière, en dehors.

Pstt ! pstt ! Monsieur le prisonnier ?

le trompette.

Qui m’appelle ?

la bouquetière.

C’est moi, Réséda, la bouquetière.

le trompette, lorgnant à travers les barreaux.

Joli museau, ma parole ! Que voulez-vous de moi, Réséda, ma chère Réséda ?

la bouquetière.

Vous prier d’accepter ce bouquet. (Elle lui jette un bouquet.)

le trompette.

Savez-vous que c’est charmant, ce que vous faites là, mon enfant ? Eh ! eh ! dois-je prendre ceci comme une déclaration ?

la bouquetière.

Ah ! fi ! fi donc, monsieur le trompette…

le trompette.

Mais, alors, pourquoi ?…

réséda.

Tous les matins, en passant devant la maison centrale, je jette deux ou trois bouquets aux prisonniers qui s’y trouvent. (Avec un soupir.) On dit que cela porte bonheur.

le trompette.

Vous n’êtes pas heureuse, mademoiselle Réséda ?

réséda.

Hélas ! tout le monde n’accepte pas mes fleurs d’aussi bon cœur que vous le faites.

le trompette.

Comment ! quel est le drôle ?…

réséda.

C’estle dragon Venterbich, monsieur, vous savez, celui qui a de si belles moustaches, et qui dit toujours « Tarteifle ! » Je l’aime de toute mon âme, mais lui n’a pas l’air de s’en apercevoir, et les fleurs que je lui envoie le matin, je suis sûre de les trouver chaque soir au corsage de la cantinière Piston.

le trompette.

Venterbich est un idiot, et voilà ce qu’on gagne à aimer des êtres pareils. Là ! ne vous désolez pas de la sorte ; vous m’affligez, d’honneur ! et je veux faire quelque chose pour vous. Voyons : défaites vos jarretières, mon enfant ; oui, vos jarretières. Très bien. Attachez-les solidement et les faites glisser par mon soupirail. Diable ! c’est encore trop court. Je vais grimper sur ma table, attendez. Allongez le bras ; maintenant nous y sommes. Savez-vous ce que je suspens à vos jarretières ? Eh bien ! c’est ma fameuse trompette, celle qui a fait tant de bruit sur l’esplanade. Quand vous voudrez que Venterbich vous saute au cou, vous n’aurez qu’à souffler un brin dedans, et vous m’en donnerez des nouvelles…

réséda.

Oh ! monsieur, je n’oserai jamais.

le trompette.

Prenez toujours, et maintenant allez-vous-en au plus vite ; j’entends du bruit dans le corridor.


Scène V


Un champ de bataille. — À gauche, le moulin sur la hauteur, occupé par l’ennemi. — Au fond, mêlée furieuse à travers les blés. — Un petit bois sur la droite. — Les dragons bleus sortent du bois, en rampant, un mousqueton à la main.


le major.

Halte ! à plat ventre, dragons !

corne-de-bœuf.

Voilà une position qui doit joliment fatiguer le major.

cœur-au-ventre.

Je trouve qu’il fait chaud ici.

corne-de-bœuf.

Défais un bouton, parbleu !

l’adjudant.

Silence, dragons !

l’aide de camp, arrivant du fond.

Le major ! vite, le major !

le major, cherchant à se relever.

Voila ! avancez à l’ordre.

l’aide de camp, le chapeau à la main.

Vous avez devant vous le quartier général de l’ennemi, monsieur ; le jeune prince, la femme du maréchal, la cassette royale, tout est là. Il faut qu’en six minutes le moulin soit pris. Adieu, monsieur. (Une balle ïe frappe.) Vive le roi ! (Il meurt.)

le major.

Adjudant, mon bon ami, faites sonner la charge.

l’adjudant.

Pas de tompette ; trompette en prison major.

le major.

Nous ne pouvons pas prendre cependant un quartier général sans trompette ; ce n’est point dans les règles. Ceci est grave.

venterbich.

Ah ! tarteifle !

corne-de-bœuf.

Major, Venterbich a une idée.

venterbich.

Che afre un drombette. (Il sort un clairon de son habit-dc-chausses.)

le major.

Bravo ! en avant les dragons bleus ! Venterbich, sonne la charge.

venterbich.

Ah ! tarteifle !

le major.

Quoi encore ?

venterbich.

Che safre bas chouer.

le major.

Pourquoi diable as-tu un clairon dans ta poche, alors ? Morbleu ! la position n’est pas tenable ; l’ennemi nous envoie des prunes à pleins paniers.

corne-de-bœuf, tournant sur lui-même.

Ouf ! (Il meurt.)

le major.

Ventre-saint-gris ! Dragons, qui sait jouer du clairon ici ? Personne. Eh bien ! c’est moi qui m’en charge ; suivez-moi. (Il embouche l’instrument et joue de toutes ses forces.)

voix dans les rangs.

Hein ? — Sapristi ! encore ! (Le major continue à souffler.)

l’adjudant, hors de lui.

Arrêtez, major, arrêtez !

(Le major continue, les dragons jettent leurs armes, — on arrive près du moulin, — le feu de l’ennemi s’arrête, — les portes du moulin s’ouvrent ; sortent la maréchale et les dames d’honneur en gambadant. — On s’embrasee avec fureur. Le major tombe essoufflé.)


Scène VI

Un conseil de guerre. — Le major et le bourgmestre au tribunal. — Au banc des accusés : Réséda, Venterbich, le trompette. — Bourgeois et bourgeoises dans le fond. — L’adjudant sert de greffier.
le bourgmestre.

Accusée Réséda, levez-vous et nous dites comment vous vous nommez.

la bouquetière

Vous le savez bien, monsieur le bourgmestre, puisque vous venez de m’appeler par mon nom.

le bourgmestre

Dites toujours.

la bouquetière

Je m’appelle Réséda, bouquetière de père en fils, à l’angle de la grand’place.

le bourgmestre

Greffier, écrivez les aveux de l’accusée. Accusé Venterbich, avouez-vous reconnaître la susdite Réséda, votre complice ?

venterbich.

Ia, che regonnais.

le bourgmestre, se frottant les mains.

Écrivez qu’il reconnaît.

le major, bas au bourgmestre.

Laissez-moi prendre la parole, cher ami ; j’irai plus vite en besogne.

le bourgmestre.

Inutile, major ; je m’en tirerai bien tout seul.

le major.

Mon excellent ami, je vous prie de ne point m’échauffer les oreilles.

le bourgmestre, à part.

Brutal, va !

le major.

Or çà ! Venterbich, je suis bon enfant, moi, et si tu es franc avec nous je te garantis que tu en seras quitte pour une excellente bastonnade. Attention ! De qui tiens-tu le clairon que tu as dans la poche ?

venterbich.

De la betite bouguetière.

le major.

Pourquoi t’a-t-elle fait ce cadeau ? Ce n’est pas la mode, que je sache, de se donner de ces choses-là, entre amoureux ?

venterbich.

Elle afre tit lui serfir à se faire aimer, en souvlant tetans.

réséda, pleurant.

C’est la pure vérité, monsieur le major ; j’ai donné l’instrument à Venterbich ; je lui donne tout ce que j’ai.

le major.

Et vous-même, mon enfant, de qui teniez-vous le clairon ?

réséda.

Du petit monsieur que voici.

le major, au trompette.

Eh bien ! qu’en dites-vous, jeune homme ? Eh bien ?

le bourgmestre.

Il dort, le gredin ! (Rires dans la salle ; l’adjudant tire les oreilles au trompette.)

le trompette, se réveillant.

Messieurs et mesdames, comment avez-vous passé la nuit ? Bien, n’est-ce pas ? et moi de même ; j’ai seulement quelques lourdeurs dans la tête…

l’adjudant.

Silence !

le trompette

Ah ! pardon, j’oubliais.

le major.

Accusé, levez-vous.

le trompette, se dressant sur ses ergots

Je suis levé, monsieur le major.

le major

On ne s’en douterait guère ; montez sur le banc. — Quel était votre dessein en donnant la trompette à cette jeune personne ?

le trompette

Je voulais la remercier de sa grâce touchante et de ses fleurs ; vous comprenez bien, mon cher major, que je ne me doutais pas qu’elle ferait passer mon clairon à Venterbich, que Venterbich vous le transmettrait, et que vous-même, vous…

le major, rougissant.

Fort bien ! fort bien ! ne subtilisons pas. — De qui teniez-vous cette trompette endiablée ?

le trompette

À dire vrai, monsieur, je suis né comme cela, mon clairon sur le dos, en sautoir, attaché par un fil rose ; je dois vous dire que nous habitions vis-à-vis d’une caserne. Maman aura eu sans doute un regard d’un de ces messieurs, comme on dit ; à coup sûr c’était d’un trompette.

le bourgmestre

J’oserais faire remarquer à monsieur le major qu’il y a du sortilège là dedans, et que ceci relèverait peut-être d’un pouvoir ecclésiastique.

voix dans la foule.

Oui, oui, c’est un sorcier ; il faut le brûler ! Qu’on le brûle ! qu’on le brûle !

le trompette, indigné.

Ah ! par exemple. Quels sauvages !

le major

Je vais trancher le nez et les oreilles au premier croquant qui lève la langue. L’accusé fait partie de mon escadron, il ne relève que de nous. Accusé, avant que les délibérations commencent, cinq minutes vous sont octroyées par le tribunal pour vous défendre s’il y a lieu.

le trompette.

Sur mon honneur et ma conscience, monsieur le tribunal, je déclare ne rien avoir à me reprocher ; je vous jure que si mon clairon vous porte aux nerfs, ce n’est pas de ma faute. Je suis innocent et bénin comme un enfant du jour. — Ceci posé, j’ai recours à la clémence de mes juges, les priant de remarquer que je n’ai point causé de si grands malheurs, et que si ma trompette est ensorcelée, c’est un sortilège bien inoffensif. J’ai fait un peu de tapage dans la ville, qui en avait grand besoin ; j’ai volé quelques caresses aux dames, qui n’en sont pas fâchées ; une bonne bastonnade aux dragons bleus et cinq jours de cachot à votre serviteur. Quant aux malheureux accidents de la bataille, je n’y suis pour rien, et si la paix s’est faite sans le secours des congrès et des diplomates, la faute en est à mon clairon, — que je livre à votre colère. J’ai dit. (Il salue galamment l’assemblée.)

le major

Le tribunal va délibérer. (Après cinq heures de délibération, le major reprend :) Attendu que, etc., attendu que, etc., la bouquetière Réséda est acquittée, le dragon Venterbich condamné à l’épouser, et le trompette condamné à être fusillé sous vingt-quatre heures. — La trompette dudit trompette sera mise sous une cloche en verre, et exposée dans la ville, — en lieu sur. (Applaudissements frénétiques.)

venterbich.

Tarteifle ! (Réséda lui saute an cou !)

le trompette, la regardant tristement.

Comme le bonheur nous rend méchants ! Réséda est heureuse, les prisonniers de la maison centrale n’auront plus de ses fleurs.


Scène VII


La place d’Armes à six heures du matin. — Quelques bourgeois et bourgeoises attendent l’arrivée du condamné.


un bourgeois.

Quelle heure est-il, dame Gertrude ?

une bourgeoise.

Six moins le quart, mon voisin.

le bourgeois.

C’est une indignité de fusiller les gens si matin que cela ; je vous demande un peu pourquoi ? Bah ! un parti pris de contrarier les plaisirs du peuple.

la bourgeoise.

C’est une grande vérité que vous dites là, mon voisin ; deux heures plus tard, j’aurais pu conduire ici mes enfants ; ils n’ont pas déjà tant de jouissances, les pauvres chéris ; il m’a fallu les priver encore de celle-là.

le bourgeois.

L’exécution est pour six heures précises, que je crois.

la bourgeoise.

Ma foi oui ! — J’entends déjà les tambours. — Les voilà ! les voilà ! il y a l’adjudant et dix dragons ; un bien bel homme que cet adjudant ! — Je ne vois pas de prêtres.

le bourgeois.

Jusqu’au dernier moment, le petit brigand a refusé d’en recevoir.

la bourgeoise.

Jésus ! Maria ! c’est donc un voltairien ?

le bourgeois.

Un pur sang, ma voisine ; ça ne connaît ni Dieu ni diable.

la bourgeoise.

C’est peut-être l’Antéchrist.

le bourgeois.

Oh ! que nenni ! il ne serait pas si petit que ça.

l’adjudant.

Reposez vôss… armes !

le trompette.

Ai-je encore quelques minutes, mon adjudant ?


l’adjudant.

Encore quatre-vingt-une secondes.

le trompette.

Me sera-t-il permis d’adresser quelques paroles à tous ces butors ?

l’adjudant.

Non !

le trompette.

Tant pis ! — C’est égal, — il est bien dur de mourir si jeune, sans le petit discours de la fin ; (On lui met un bandeau.) Un bandeau ! je connais ça ; seulement, je ne le mets que sur un œil ; il faut vous dire que j’ai été borgne dans le temps.

l’adjudant.

Huit secondes.

le trompette.

Ah ! mon Dieu ! moi qui avais tant de choses à vous dire encore. Dragons bleus, je vous lègue ma bénédiction. (Il quitte sa veste et retrousse ses manches.)

la bourgeoise.

Bonté divine ! comme il a la peau blanche !

l’adjudant.

En joue… feu ! (Cris dans la foule ; — détonation ; — fumée.)

le trompette, toujours debout.

Messieurs les dragons, je vous souhaite bien du plaisir ; on ne me tue pas aussi facilement que cela. — Je suis l’Amour. (Il s’éloigne ea faisant la roue.)


fin de l’amour-trompette.




LES
ROSSIGNOLS DU CIMETIÈRE













Personnages


LES ROSSIGNOLS DU CIMETIÈRE.
UN ROSSIGNOL DES BOIS.
DES ENFANTS.
DES BOURGEOIS.
DES AMOUREUX.
DES CBOQUE-MORTS.
UNE MARCHANDE DB PLAISIRS.






LES

ROSSIGNOLS DU CIMETIÈRE




Le cimetière Montparnasse. — Le jour pointe. — Les morts reposent. — Les Rossignols du cimetière chantent à voix basse. — Un Rossignol des bois leur répond du haut d’un arbre du boulevard.



Scène PREMIÈRE


le rossignol des bois.

Rossignols, mes frères, à qui diable en avez-vous, de chanter ainsi dans ce grand jardin triste ?

les rossignols.
.

Rossignol, mon frère, ce grand jardin triste est le jardin des morts.

le rossignol.

Rossignols, mes frères, où prenez-vous des chants si doux et si désolés ? Vous êtes des oiseaux comme moi, et cependant nos voix ne sont pas les mêmes ; — mon timbre est bien plus clair et plus éclatant. Écoutez cette roulade. Le vôtre possède en revanche quelque chose de mystérieux et de voilé qui trouble et qui charme. Quelle sorte de rossignols êtes-vous, ô mes frères, et pourquoi ce crêpe à vos gosiers ?

les rossignols.
.

Rossignol des bois, trêve à vos roulades et à vos moqueries ; nous chantons comme il nous plaît, et nous vous prions d’aller porter ailleurs votre gaieté et votre timbre clair ; vous faites trop de bruit.

le rossignol.

Vous avez donc des malades chez vous ?

les rossignols.
.

Non ; mais des gens qui dorment.

le rossignol.

En ce cas, je me retire ; promettez-moi seulement de venir déjeuner, un de ces dimanches, dans les bois de Ville-d’Avray ; c’est là que je perche.

les rossignols.
.

Grand merci ; nous ne mettons jamais le bec dehors.

le rossignol.

Comment ! vous n’allez jamais courir les bois ? Vous passez votre vie dans ce grand clos, au milieu de ces arbres en deuil et de cette nature attristée ? Comme je vous plains !

les rossignols.
.

Ne nous plaignez pas, ami, nous sommes très heureux. Dieu nous a doués d’une voix amoureuse et tendre, que nous employons à de pieux usages. Nous sommes les Rossignols du cimetière ; comme tels, nous avons ici deux fonctions. La première est de bercer le sommeil des pauvres gens enterrés à nos pattes ; nous devons leur chanter doucement, comme la mère aux enfants qui s’éveillent, et les rendormir au plus vite, afin qu’ils ne souffrent pas en songeant à ceux qu’ils aiment ; voilà pourquoi notre timbre est si doux, si voilé, si tendre… Chut ! quelqu’un a soupiré dans l’allée à gauche ; c’est la petite du coin qui se réveille. Allons, mes amis, vite un peu de musique ; et chantons-lui cette romance de Fleur de la mort au’elle aime tant. (Ils sortent.}


LA ROMANCE DE FLEUR DE LA MORT.
Moitié jouant, moitié rêvant,
Sous les cyprès et sous les saules,
Elle va, livrant ses épaules
Aux impertinences du vent.
Deux fleurs, les premières venues,
Vous la coiffent ; le plus souvent


Ses petites jambes sont nues.
Elle porte, hiver comme été,
Une robe noire en lustrine,
Ouverte un peu sur la poitrine,
Craquant un peu sur le côté.
Ainsi faite, elle se trémousse
Comme une chèvre en liberté,
Sur les tombes où l’herbe pousse.

En voilà assez ; elle est endormie.

le rossignol.

Savez-vous que c’es-t très gentil, ce que vous faites là !

les rossignols.
.

Ce n’est pas tout ; nous sommes encore les gardiens de la maison, les sylphes bienfaisants de l’endroit. Par le temps où nous sommes, on naît et l’on meurt avec une telle simplicité, que la mort perd de jour en jour cette beauté d’apparat, mystérieuse et froide, qui imposait aux hommes. On place les cimetières aux portes de la ville, comme des maisons de campagne, dont ils ont l’aspect bourgeois et ratissé ; l’homme s’enhardit de plus en plus vis-à-vis des choses saintes, qui lui deviennent familières, et la hideuse profanation promène ses pieds fangeux et ses doigts sales sur les tombes. Nous sommes ici pour mettre ordre à tout cela et chasser les importuns sacrilèges qui viennent troubler le sommeil de nos chers défunts. Nos chants sont lugubres, nos voix tristes ; par ainsi nous rendons le séjour des cimetières impossible à ceux qui viennent pour s’y promener et prendre l’air des champs.

le rossignol.

Rossignols, mes frères, vous êtes de divins oiseaux, et pour vous je me sens une vive vénération ; vous me donnez le dégoût de mon existence bohémienne et inutile à tous ; je serais bien heureux de verser dans l’escarcelle d’or de la charité ces perles de mon gosier que j’ai gaspillées jusqu’à ce jour et semées à tous les vents.

les rossignols.

Eh bien ! viens avec nous, Rossignol des bois, viens avec nous ; viens faire un noviciat d’une journée, tu habitueras ta voix à des chansons tristes, ton cœur à la tendre pitié, ton œil à la vigilance. Tu vivras de notre vie, et quand tu auras vu l’efficacité de nos services, tu entreras, si tu t’en sens le courage, dans la corporation des Rossignols du cimetière ; et maintenant, attention ! ton noviciat commence. Voici le soleil qui se lève, le vent qui tiédit ; c’est le jour. — Un lourd craquement se fait entendre sous les tombes ; ce sont les morts qui se réveillent, par habitude, au jour levant. Il faut les rendormir : chantons, mes frères, chantons. Toi, prends garde, ami, pas de trille éclatant ni de roulades, que ton gosier soit tout miel et velours.


Scène II


Il est grand jour ; le soleil dore les tombes. — Les Rossignols sont perchés sur les cyprès. — Entrent les enfants.


les enfants.

O la bonne idée ! la bonne idée ! Ce Miquelon a toujours de bonnes idées. Quel endroit charmant pour s’amuser pendant l’heure de la classe ! de l’ombre, de l’herbe, des fleurs et point de maître. Quel bonheur ! On va pouvoir s’en donner à cœur-joie et à toutes jambes. Au diable buvards et cartables ! coiffons-nous de nos cahiers ; faisons des cocottes avec nos grammaires ! À quoi jouons-nous ? Aux barres ou à la toupie ?

les rossignols commencent à chanter d’une voix triste.


Enfants ne criez pas si fort ;
Songez au pauvre homme qui dort
   Sous l’herbe où vous êtes ;
Quand le Luxembourg est si près,
Pourquoi venir chez nous exprès ?
Vous savez bien que les cyprès
   N’ont pas de noisettes.

les enfants.

Tout de même, on ne se sent guère en train de s’amuser. Il y a là-haut un tas d’oiseaux qui chantent si drôlement. On ne comprend pas ce qu’ils disent ; mais c’est égal, ça vous fait froid dans le dos. — Voyons, jouons-nous aux barres ou à la toupie ?

les rossignols reprennent.


Enfants, ne criez pas si fort.
Songez au pauvre homme qui dort
   Sous l’herbe où vous êtes.

les enfants.

Dites donc, les enfants, si nous allions jouer ailleurs, au Luxembourg, par exemple, ce serait moins triste qu’ici ? Ah çà ! décidément, à quoi jouons-nous ? Aux barres ou à la toupie ?

les rossignols redoublent


Enfants, ne courez pas si fort ;
C’est le Tivoli de la mort,
   Cette lierre où vous êtes ;
Et la nuit, c’est sur ce gazon
Que les maîtres de la maison
Viennent se trémousser, au son
   Des noires musettes.

les enfants.

Allons-nous-en ! allons-nous-en ! Cela nous porterait malheur de courir partout là ; les cimetières sont faits pour pleurer, et non pour rire. Puis ces arbres noirs, ces petites maisons à vitraux bariolés, ces rossignols avec leurs chansons : tout cela est d’un triste… Allons-nous-en ! (Exeunt.)

le rossignol

Rossignols, mes frères, voilà qui est merveilleux, et je suis ravi de la facilité avec laquelle nos voix ont opéré… Mais quelle est cette vieille, ridée et malpropre, qui vient à nous, un tourniquet sous le bras ? J’ai vu cette figure-là quelque part.

la marchande

Que sont devenus mes bambins ? Je viens d’en voir entrer une douzaine, et j’espérais… Où diantre sont-ils passés ? Sans doute blottis dans quelque coin. Si je criais un peu, la faim ferait sortir les loups du bois. (Criant.) Voilà l’plaisir, mesdames, voilà l’plaisir !

le rossignol, indigné.

Ah ! vieille sorcière irrévérencieuse ! Un pareil cri dans un cimetière ! Tu n’as pas honte ?

les rossignols.

Ne t’emporte pas, Rossignol des bois ; laisse-nous mettre un terme à cette profanation ; nos clients seuls vont suffire. (Ils chantent.)


Un homme noir marchait devant,
Un homme blanc venait derrière,
L’un portait un cercueil d’enfant.
L’autre chantait une prière.
Le cercueil était en sapin,
La prière était en latin.

la marchande.

Voilà l’plaisir, mesdames, voilà l’plaisir !

les rossignols.


Derrière ces hommes venait
La mère, une petite femme.
Qui, sous les fleurs de son bonnet,
Sanglotait à vous fendre l’âme.
Elle disait en étouffant :
« Ma pauvre enfant ! ma pauvre enfant !

la marchande.

Taisez-vous donc, maudites bêtes, on ne s’entend pas. Satanés oiseaux, va ! ils chantent d’une façon qui vous rend toute chose. Je me suis rappelé tout de suite ma pauvre Eugénie, qu’on a enterrée l’an dernier ; j’ai revu le corbillard, les porteurs, les filles de la congrégation tout en blanc, la fosse ouverte, et le prêtre et les clergeons… j’en ai la chair de poule et les yeux tout mouillés. Sortons d’ici, ces rossignols me font trop de mal.

les rossignols.

Tu vois, elle est partie, nos chants ont réveillé en elle la fibre du souvenir : juge de leur puissance ! Mais taisons-nous ; voici venir un groupe turbulent de bourgeois en promenade, criant et gesticulant, sans respect pour la sainteté du lieu. Préparons-nous à chasser dehors toute cette vermine.

le bourgeois, lisant une épitaphe.

« Louis-Charles-Borromée-Anselme Piquedoux, dit le père des ouvriers, adjoint au IVe arrondissement ; décédé à Paris en juin 39, à l’âge de… » — Jolie tombe, ma foi ! jolie tombe ! du style, beaucoup de style ! D’honneur, c’est magistral.

la bourgeoise.

Nastase, qu’est-ce que cela veut dire, ces grosses lettres qui viennent après le « décédé à l’âge » ? Il y a un x, un i et un v.

le bourgeois.

Ceci, ma toute belle, c’est des chiffres romains. Cela signifie attends un peu… hum ! hum ! cent, deux cents… oui, c’est cela : décédé à l’âge de deux cent cinq ans.

la bourgeoise.

Deux cent cinq ans, Piquedoux ! Mais vous étiez de la même année.

le bourgeois.

Dame ! les chiffres sont là ; il peut se faire pourtant que les valeurs numériques n’eussent pas dans l’antiquité…

les rossignols.

Allons, amis, faisons taire ces gros oisons qui viennent se pavaner en belle veste au cimetière, comme au Pré-Catelan ou aux Prés-Saint-Gervais. (Ils chantent.)

 
Sous l’herbe grasse et la terre mouillée,
Les pauvres morts dorment ensevelis ;
C’est les oiseaux qui leur font la veillée,
Sans goupillon, sans cierge et sans surplis.

la bourgeoise.

Eh bien ! viens-tu, Nastase ? Que fais-tu là, planté sur tes pieds, la bouche ouverte ? Qu’as-tu ? tu es pâle.

la bourgeoise.

Je songe aux morts, madame.

la bourgeoise.

À quoi diable vas-tu songer !

les rossignols reprennent.

Mais quelquefois, dans le grand cimetière,
Sous les cyprès chargés d’acres parfums
Un tombeau s’ouvre, et deux ou trois défunts
S’en vont faisant la tombe buissonnière.

la bourgeoise, d’une voix émue.

Nastase, allons-nous-en d’ici. Je ne sais pourquoi, mais je me sens toute émotionnée ; j’ai mon déjeuner sur l’estomac. J’ai peur ! j’ai peur ! Partons. (Exeunt.)

les rossignols.

Et de trois ! … L’ouvrage ne nous manquera pas aujourd’hui.

le rossignol.

Ohi ! oh ! j’aperçois là-bas, derrière un saule pleureur, une jolie paire d’amoureux de ma connaissance ; je les ai souvent rencontrés dans les bois de Ville-d’Avray. Pauvres enfants ! il leur est donc arrivé quelque malheur, qu’ils viennent au cimetière ! Voyons, approchons-nous un peu.

les amoureux.

L’adorable promenade, et quelles douces émotions elle nous procure ! Il est bon qu’en amour la corde triste résonne quelquefois, et ce n’est pas un mal de mener de temps à autre sa belle passion par des sentiers mélancoliques.

le rossignol.

Ah ! les petits scélérats ! c’est un raffinement d’amour qui les amène.

les amoureux, s’arrêtant devant une tombe.

Tiens ! voilà de jolies fleurs ; si nous en cueillions quelques-unes ?… Les belles roses. Personne ne nous voit.

le rossignol.

Oh ! fi donc ! Voilà qui est mal ; voler ces pauvres morts !

les rossignols.

Tais-toi, bavard, et laisse-nous faire.

Quelquefois, sous la couche froide
Où la mort le tient étendu,
La face blême et le corps roide,
Un défunt se dresse éperdu

Avec des douleurs indicibles,
Il sent, dans l’ombre du tombeau,
Comme des ongles invisibles
Arracher son cœur par lambeau.

Passant, passant, c’est toi qui causes
Cette épouvantable douleur ;
Quand aux morts on vole leurs roses.
On arrache plus qu’une fleur.

les amoureux.

Nous avons fait une mauvaise action en volant ces fleurs… Il semble qu’elles aient des gouttes de sang à leurs tiges… Ces pauvres morts ! c’est une si bonne chose pour eux ces fleurs qui respirent le souvenir !… Allons-nous-en vite, ils n’auraient qu’à vouloir se venger. (Exeunt.)

les rossignols.

Tu vois qu’il ne nous faut pas de grands efforts pour mettre les gens à la raison.

le rossignol.

J’en suis émerveillé. (Bruit de voix et chansons au loin.) Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela ?… Quelles sont ces affreuses gens aux manteaux noirs et courts, aux bottes boueuses ?… À qui en veulent-ils avec leurs cris et leur tapage ? Bon ! les voilà qui s’installent sur l’herbe à présent ; je crois même qu’ils vont déjeuner là. Déjeuner dans un cimetière ! pouah ! c’est révoltant !

les croque-morts.

Avant de commencer son petit ouvrage, rien n’est bon comme un coup de gobelet ; le litre est le nerf du travail ; pour escorter le vin bleu, rien ne vaut un bon trognon de fromage, quelques ciboules et du gros pain. (Ils mangent et ils causent.)

le rossignol.

Quelle profanation !… Ah çà ! vous autres, n’allez-vous pas faire cesser un pareil scandale ?

les rossignols.

Hélas ! nos voix ne pourraient rien ici ; les oreilles crasseuses de ces rustres sont insensibles comme leurs cœurs ; n’essayons pas même de les émouvoir. Rossignol des bois, fais comme nous, écarte les pattes et trousse ton aile.

les croque-morts.

Tiens ! voilà quelque chose qui tombe dans mon verre… Bon ! sur le fromage maintenant. Satanés oiseaux ! On dirait que cela les amuse. Allons plus loin. (Ils s’éloignent ; le jeu recommence.) Décidément pour biturer à l’aise, rien ne vaut une grosse table de chêne et un coin de taverne bien noir. Allons finir le repas au cabaret, camarades. (Ils sortent.)

le rossignol, enthousiasmé.

Rossignols du cimetière, vous êtes d’adorables bêtes, et je demande à faire partie de la corporation.

les rossignols.

Qu’il soit fait selon ton désir, ami ; tu vois quelle est notre vie, toute de dévouement et de surveillance ; puisqu’elle ne t’effraye point, sois des nôtres, frère, sois des nôtres !

le rossignol, préludant.


Au chevet des enfants la mère reste assise,
N’ayant jamais sommeil en les sentant dormir ;
Mais dès qu’elle croit voir leur paupière indécise
S’entre-bâiller un brin, trembloter et frémir,
Elle chante à voix basse une berceuse et pose
Sa bouche fraîche au ras de leur frais oreiller.
Nous, de peur que les morts viennent à s’éveiller,
Mes amis, chantons-leur doucement quelque chose.

le chœur, reprenant.

Nous, de peur que les morts viennent à s’éveiller,
Mes amis, chantons-leur doucement quelque chose.


fin des rossignols du cimetière.

TABLE DES MATIÈRES


Les Amoureuses. Poésies 
 1
  
 7
 21
 25
 29
 33
 37
 39
 45
 55
 57
 65
 67

La double Conversion, conte en vers 
 83

Les Âmes du paradis. Mystères en deux tableaux 
 189


fin de la table


Paris. — L. Maretheux, Imprimeur, 1, rue Cassette