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Les Aventures de Huck Finn/5

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Traduction par William Little Hughes.
Hennuyer (p. 42-53).


Quand je me réveillai, je jugeai à la hauteur du soleil qu’il devait déjà être plus de huit heures. Couché à l’ombre, au pied d’un chêne, je voyais le ciel à travers deux ou trois échappées du feuillage ; mais, plus loin, les arbres étaient touffus et rendaient l’endroit obscur. Il y avait des places où la lumière tamisée par les branches dansait sur le sol, et la danse des feuilles montrait qu’il y avait un peu de brise là-haut. Deux écureuils, installés juste au-dessus de moi, me regardaient d’un air amical, ce qui ne les empêcha pas de s’enfuir dès que je bougeai.

Je n’avais pas la moindre envie de me lever pour préparer mon déjeuner. Je commençais à m’endormir de nouveau, lorsque je crus entendre du côté du fleuve le son d’un boum, qui me tira le sable des yeux. Je m’accoude et je prête l’oreille. Bientôt le même son se reproduit. Pour le coup, me voilà bien réveillé. Je cours vers la pointe de l’île, j’écarte un peu les branches d’un buisson et je vois un nuage de fumée qui flotte sur l’eau, à la hauteur de l’embarcadère. Derrière le nuage, j’aperçois le petit steamer qui sert de bac entre la côte de l’Illinois et Saint-Pétersbourg ; le pont couvert de passagers, il descendait le courant. Boum ! Je savais ce que cela voulait dire. On tirait le canon afin de faire remonter mon cadavre sur l’eau.

J’avais faim ; mais ce n’était pas le moment d’allumer du feu ; la fumée m’aurait trahi. Je me tins donc coi, écoutant les détonations et regardant venir le steamer. Le Mississipi a un mille de largeur sur ce parcours et on ne se lasse pas de l’admirer par une matinée d’été. Aussi me serais-je joliment amusé à voir chercher mes restes, si j’avais eu un morceau à me mettre sous la dent. Je me rappelai qu’en pareille occasion les malins fourrent une goutte de vif-argent dans des pains qu’ils laissent flotter sur l’eau, parce que, selon eux, les pains ne manquent jamais de s’arrêter juste au-dessus du cadavre du noyé. S’il passe un pain près de mon île, pensai-je, le noyé lui dira deux mots. Je crus que j’aurais plus de chance sur l’autre bord, du côté de l’Illinois, à cause du courant. Je ne me trompais pas. Je vis arriver un pain, et, à l’aide d’une longue branche, je faillis l’amener à moi ; mais mon pied glissa et il m’échappa. Par bonheur, je ne perdis rien à attendre ; le courant m’apporta bientôt une nouvelle aubaine, et, cette fois, je ne tendis pas en vain ma perche. Après avoir enlevé la cheville qui servait de bouchon, je fis tomber la petite boule de vif-argent et je me régalai. C’était du bon pain de boulanger, qui me sembla d’autant meilleur qu’il y avait longtemps que je n’en avais mangé.

Installé derrière un buisson, je continuai, tout en grignotant, à surveiller la marche du steamer. J’espérais qu’il prendrait la même direction que le pain et que je pourrais reconnaître ceux qui le montaient. En effet, le vapeur fila si près de la côte que l’on aurait pu aborder en glissant la planche jusqu’à terre. Mon père, M. Thatcher, Tom Sawyer, sa vieille tante Polly, Joe Harper, étaient à bord, avec bien d’autres figures de connaissance. Tout le monde parlait du meurtre ; mais le capitaine interrompit les conversations en criant :

— Attention ! le courant porte de ce côté ; le cadavre a pu être poussé parmi ces broussailles et s’y empêtrer.

Les passagers se pressèrent du côté de l’île, et, penchés sur la lisse d’appui, regardèrent de tous leurs yeux sans rien découvrir. Soudain, au moment où je m’y attendais le moins, le canon partit juste en face de moi, si bien que le bruit m’assourdit et que je fus presque aveuglé par la fumée. Si la charge eût contenu une balle ou deux, ils auraient trouvé le cadavre qu’ils cherchaient. Grâce au ciel, j’en fus quitte pour la peur. Le steamer disparut complètement derrière une langue de terre et continua sa route. J’entendais de temps à autre les détonations qui m’arrivaient de plus en plus lointaines. Au bout d’une heure, je n’entendis plus rien. L’île Jackson a trois milles de long. Je crus qu’ils étaient arrivés au pied de l’île et qu’ils abandonnaient la partie ; mais non ; ils ne se décourageaient pas encore. Ils voulurent explorer l’autre bord, du côté du Missouri. Les voilà donc repartis, à toute vapeur, tirant de dix minutes en dix minutes un coup de canon. Arrivés à la tête de l’île, ils cessèrent leur feu et reprirent la direction de la ville.

La tente de Huck.
La tente de Huck.

Je n’avais plus rien à craindre maintenant. Personne ne viendrait me déranger. Je sortis mes provisions du canot et j’établis mon bivouac dans une des parties les plus épaisses du bois. Je formai une sorte de tente avec une de mes couvertures afin de mettre mes affaires à l’abri de la pluie. Un gros poisson ne tarda pas à gober mon hameçon, et, un peu avant le coucher du soleil, j’allumai mon feu de camp.

Mon souper fut vite expédié ; puis, je posai une ligne avec la certitude de la trouver bien garnie à ma prochaine visite.

La nuit venue, je m’allongeai près du feu et je bourrai ma pipe. Je me sentis d’abord fort satisfait ; mais peu à peu le silence qui régnait autour de moi me sembla lugubre. J’allai donc m’asseoir au bord du fleuve, où je m’amusai à écouter le clapotis de l’eau, à compter les radeaux qui passaient, ou à regarder les étoiles. Cela ne m’empêcha pas de continuer à broyer du noir.

— Décidément, me dis-je, j’aimerais mieux une île moins déserte… Bah ! je m’y habituerai. Allons me coucher ; il n’y a pas de meilleur moyen de tuer le temps.

Je regagnai mon camp et je m’endormis. Le lendemain, quand j’ouvris les yeux, le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les feuilles dansaient ; il n’en fallait pas tant pour mettre en fuite mes idées de la veille. Après avoir déjeuné, je me décidai à explorer mon domaine. Je le connaissais comme ma poche ; mais aujourd’hui qu’il m’appartenait, je m’y intéressais davantage. Je me dirigeai en flânant vers la pointe de l’île, mon fusil sur l’épaule ; je l’avais emporté pour me protéger plutôt qu’avec l’intention de chasser, car le gibier abondait dans le voisinage de mon camp. Chemin faisant, je vis beaucoup de fraises mûres ; il y avait un tas d’autres fruits qui, par malheur, étaient encore verts. Tout à coup, je faillis poser le pied sur un assez gros serpent qui fila en rampant dans l’herbe et me voilà parti après lui. Au moment où je m’apprêtais à tirer, je me trouvai en face d’un feu de camp qui fumait encore.

On n’est jamais content ! Évidemment, mon île était moins déserte que je ne l’avais cru, et, au lieu de sauter de joie, je bondis en arrière ; sans même regarder autour de moi, je détalai au plus vite. De temps à autre, je m’arrêtais une seconde dans un taillis et j’écoutais. Si une branche sèche se brisait sur mon passage, il me semblait que quelqu’un me coupait l’haleine en deux pour ne m’en laisser que la moitié — et la plus petite moitié encore ! À distance, les troncs d’arbres, les branches mortes avaient l’air d’hommes accroupis et de bras allongés pour m’empoigner.

Revenu à mon camp, je ne me sentais pas très alerte ; mais ce n’était pas le moment de se croiser les bras. Je me dépêchai de replacer tout mon bagage dans la barque afin de le mettre hors de vue ; j’éteignis le feu, dont j’éparpillai les cendres, et je grimpai dans un arbre. J’y restai longtemps — deux heures au moins, je crois — sans rien voir ni entendre de suspect. On s’ennuie à demeurer éternellement assis sur une fourche, même quand elle est tapissée de mousse. Je finis par descendre. Après avoir mangé ce qui restait de mon déjeuner, une nouvelle marche me dégourdit les jambes. J’avais soin, bien entendu, d’éviter les clairières. Le seul résultat de ma promenade fut de me démontrer que celui que je guettais se promenait d’un autre côté.

La tombée de la nuit me ramena à mon canot. Avant le lever de la lune, j’étais à un quart de mille de mon premier bivouac, sur la côte de l’Illinois. Je venais de dire un dernier mot à un bon souper préparé dans le bois quand le bruit d’un galop lointain, bientôt suivi d’un bruit de voix, m’arriva. J’avais presque résolu de passer la nuit sur la lisière de la forêt. Cette alerte dérangea mes projets. Les cavaliers ne devaient certes pas songer à moi ; mais mon fusil et ma couverture pourraient les tenter si par hasard la faible lueur de mon feu attirait leur attention. Je rapportai mon attirail dans le canot ; je poussai au large et j’attachai mon amarre à l’endroit d’où j’étais parti. Je comptais dormir à poings fermés dans ma barque ; mais chaque fois que je commençais à m’assoupir, je me réveillais en sursaut, convaincu que quelqu’un me saisissait par la gorge. Enfin, je me dis :

— Pas moyen de vivre ainsi. Il faut que je découvre qui est avec moi sur l’île.

J’empoignai ma pagaie, et, m’éloignant un peu de la rive, je laissai glisser le canot sans sortir de l’ombre, car la lune éclairait encore le milieu du fleuve. Au bout d’une heure, j’eus presque atteint l’extrémité nord de l’île, et une légère brise, qui commençait à rider la surface du fleuve, annonça que la nuit touchait à sa fin. D’un coup d’aviron, j’amenai la barque à terre et je m’assis sur l’herbe. La lune avait achevé sa faction et maintenant il faisait noir comme dans un four. Mais bientôt une pâle clarté grise se refléta sur l’eau : c’était l’aube. Après avoir attendu un peu, je pris mon fusil et je me dirigeai du côté où j’avais vu le feu de camp. J’espérais bien qu’on l’aurait ranimé. Quand on se croit seul dans un bois, on ne se donne guère la peine de changer de bivouac. Une lueur qui brillait à travers les arbres me prouva que je ne me trompais pas. Arrivé assez près pour jeter un coup d’œil sur la petite clairière, la première chose que je vis fut un homme couché à deux ou trois pas du feu. Il venait de se réveiller et se frottait les yeux. Il bâilla et se tira les bras. C’était Jim, le nègre de miss Watson ! Je ne songeai plus à me cacher, je vous en réponds.

— Holà, Jim ! m’écriai-je en courant à lui.

Il fut vite debout ; mais, au lieu de paraître heureux de me voir, il tomba à genoux et me contempla d’un air effaré.

— Ne me faites pas de mal, massa Huck, dit-il enfin. Je n’ai jamais fait de mal à personne, moi. Il fallait rester au fond de l’eau ; c’est la vraie place d’un noyé. Le vieux Jim a toujours été votre ami ; laissez-le tranquille.

J’eus assez de peine à le rassurer. Mes gambades auraient pourtant dû lui prouver qu’il ne se trouvait pas en face d’un noyé. Je lui racontai comment je m’étais échappé de la cabane. Je lui dis que la vue de son foyer m’avait joliment effrayé ; mais que l’idée de ne pas être seul sur l’île ne me faisait plus peur. Je ne craignais pas d’être trahi par lui. J’étais si ravi d’avoir quelqu’un avec qui causer que je jacassai comme une pie borgne. Jim, cependant, demeurait agenouillé ; il me regardait, bouche bée, sans répondre un mot.

— Dis donc, Jim, lui demandai-je, as-tu jamais vu manger un noyé ?

— Jamais, répliqua Jim,

— Eh bien, dépêche-toi de jeter une brassée de bois sur ton feu et tu me verras remuer les dents. Le jour arrive au grand galop, il s’agit de déjeuner.

Jim tombe à genoux.
Jim tombe à genoux.

— Vous ne vous moquez pas de moi ? demanda le nègre qui s’était levé. Le bois ne manque pas, mais le feu ne me sert qu’à m’empêcher de grelotter la nuit. On n’en a pas besoin pour faire la cuisine. Il n’y a que des fraises ici.

— Quoi ! tu te nourris de fraises ?

— Je n’ai pas trouvé autre chose.

— Depuis combien de temps es-tu dans l’île ?

— Depuis le jour où vous avez été jeté à l’eau.

— Alors tu dois être affamé ?

— Je crois que je mangerais un cheval ! Et de quoi vous êtes-vous nourri, massa Huck ?… Ah ! je vois que vous avez un fusil. Voilà qui est bon. Tâchez de tuer quelque chose.

— Viens avec moi, lui dis-je, et je te promets un déjeuner solide.

Je l’emmenai du côté où j’avais laissé le canot, et, tandis qu’il allumait le feu, j’allai chercher le lard, la farine, la poêle à frire, le café, la cafetière, les timbales, le sucre et tout le bataclan. Je rapportai aussi un brochet qu’il déclara être le meilleur poisson qu’il eût jamais mangé. Il dévora ensuite plusieurs tranches de lard et une bonne ration de biscuits. Enfin, lorsqu’il fut rassasié, nous nous allongeâmes sur l’herbe.

— Voyons, me dit Jim, qui donc a été tué dans cette cabane, si ce n’est pas vous ?

Je lui racontai l’histoire de ma fuite ; puis je lui demandai par quel hasard il se trouvait dans l’île. Il parut inquiet et hésitant.

— Je ferais peut-être mieux de ne pas le dire… Mais vous ne me trahirez pas, Huck ?

— Jamais de la vie !

— Eh bien, je me suis sauvé.

— Jim… je ne me serais pas attendu à ça de ta part.

— Oui ; mais vous avez promis de ne pas me dénoncer.

— Si l’on apprend que je t’ai gardé le secret, on me traitera de canaille d’abolitionniste et on me montrera au doigt. N’importe, j’ai promis, je tiendrai…

— Vous vous êtes sauvé aussi, massa Huck.

— Oh ! ce n’est pas la même chose ; je n’appartiens à personne ; on ne m’a pas acheté.

— Et on ne peut pas vous vendre, non plus. Je n’aurais pas mieux demandé que de rester ; seulement, dans les derniers temps, les allées et venues d’un planteur de coton m’ont mis la puce à l’oreille. J’ai des raisons pour ne pas aimer les planteurs. Enfin, un soir, à force d’écouter aux portes, j’ai entendu miss Watson dire à la veuve qu’on lui offrait huit cents dollars de Jim ; que c’était une grosse somme ; que l’on voulait une réponse le lendemain même et qu’elle hésitait. Je n’attendis pas pour en savoir plus long et me voilà en route pour emprunter un canot un peu au-dessus de la ville, à distance des maisons. Pas de chance : il passait trop de monde. Alors, je me suis caché sous le vieux hangar du charpentier…

— L’endroit est bon ; j’y ai souvent dormi et personne ne m’a dérangé.

— Vous n’auriez pas beaucoup dormi ce soir-là, massa Huck ; mais pour sûr, personne ne voulait me déranger. C’était un incendie, un combat de coqs, une danse, un éboulement ou quelque chose de ce genre qui attirait les curieux. Je n’osais pas bouger. Bien avant six heures du matin, ce fut le tour des trains de bois. Vers huit ou neuf heures, toutes les barques étaient démarrées ; seulement, elles remontaient le courant au lieu de le descendre. Je n’y comprenais rien. Enfin, je sus à quoi m’en tenir. Des rameurs fatigués s’arrêtèrent en face du hangar, et j’ai des oreilles. Votre père venait de mettre la ville sens dessus dessous et on allait voir la cabane où vous aviez été assassiné.

— Et voilà pourquoi tu m’as pris pour un revenant ?

— Oui.

— Bêta ! allons, finis ton histoire.

— Eh bien, je me suis glissé sous les copeaux. Il ne me restait plus rien des provisions que j’avais fourrées dans ma poche en passant par la cuisine ; mais je n’étais pas effrayé. Les vieilles devaient aller au grand jour à un camp meeting[1] pour ne rentrer que le soir. Le matin, elles me croiraient aux champs, et, à leur retour, j’espérais être déjà loin. Il n’y avait qu’un moyen de m’échapper. Si j’essayais de me sauver à travers bois, on mettrait les chiens à mes trousses. Si je prenais un canot pour traverser l’eau, on verrait d’où j’étais parti ; on n’aurait pas beaucoup de peine à trouver l’endroit où j’avais abordé et on me donnerait la chasse.

— Mais tu n’as pas pu arriver ici à la nage ? Tu te serais noyé dix fois.

J’allumai un feu de camp.
J’allumai un feu de camp.

— Et puis je voulais aller plus loin. La nuit venue, je m’embusque au bord du fleuve pour attendre un radeau. Les radeaux ne laissent pas de piste. Bientôt, je vois arriver une lumière. J’entre dans l’eau, je pousse un tronc d’arbre devant moi, je nage contre le courant, je m’accroche au train de bois et je grimpe à l’arrière. Les débardeurs se tenaient au milieu, autour de la lanterne. L’eau montait et le courant était rapide, de sorte que je comptais que, vers quatre heures du matin, je serais à vingt-cinq milles de la ville, et, qu’avant l’aube, je pourrais gagner les bois sur la côte de l’Illinois. Mais le diable s’en mêla. Nous n’avions pas encore dépassé la tête de l’île Jackson, quand un gaillard se dirige à l’arrière avec la lanterne. Je n’avais rien à lui dire, pas la peine de l’attendre. Je me laisse glisser dans l’eau et j’atteins l’île en un clin d’œil. Je croyais pouvoir aborder n’importe où. Pas du tout. La crue avait couvert la grève et la côte était trop escarpée. J’arrivai presque au pied de l’île avant de trouver un bon endroit. Une fois à terre, je me traitai d’imbécile ; j’aurais dû me rappeler que, d’heure en heure, on promène ainsi la lanterne d’un bout à l’autre des radeaux. Par bonheur, ma pipe, mes allumettes et mon tabac, que j’avais dans mon chapeau, n’étaient pas mouillés. Je m’enfonçai sous les arbres ; j’allumai un feu de camp et je me séchai. Il ne me manquait qu’un bon souper.

— Pourquoi n’as-tu pas cherché des œufs de tortue ?

— Les œufs de tortue se trouvent dans le sable et le sable était sous l’eau ; avec ça qu’ils sont faciles à dénicher la nuit.

— C’est vrai. Et le jour, tu ne pouvais pas te risquer au bord de l’eau. Tu as entendu tirer le canon, hein ?

— Je crois bien. J’ai deviné tout de suite que c’était pour vous.

En ce moment, cinq ou six oiseaux arrivèrent près de nous ; ils volaient, ou plutôt ils voletaient en rasant le sol, s’arrêtant à de courts intervalles pour repartir presque aussitôt. Jim me dit que c’était là un signe de pluie. Quand les oisillons volent de cette façon, gare l’averse ! Je voulus en attraper un ; mais Jim m’arrêta.

— Ça nous porterait malheur, s’écria-t-il. Un jour que mon père était très malade, j’ai pris une grive qui voletait à ras de terre. Eh bien, ma grand’mère m’a déclaré qu’il mourrait, et il est mort le soir même.

Il me parla ensuite d’une foule d’autres choses qu’on doit éviter de faire, sous peine de s’attirer une mésaventure plus ou moins sérieuse. Il ne faut jamais secouer une nappe après le coucher du soleil. Quand on prépare un plat, il ne faut jamais compter ce qu’on met dedans — les œufs d’une omelette, par exemple. Si le propriétaire d’une ruche vient à trépasser, il faut avertir les abeilles dès l’aube, sans quoi elles cesseraient de travailler et crèveraient.

Les nègres sont très forts pour reconnaître les mauvais présages. Une fois lancé sur ce terrain-là, Jim eut l’air de ne plus pouvoir s’arrêter et la plupart de ses histoires n’avaient rien de neuf pour moi.

— Ah çà ! Jim, lui demandai-je enfin, est-ce qu’il n’y a pas de signes qui annoncent qu’on aura de la chance ?

— Pas beaucoup, Huck. À quoi serviraient-ils ? On n’a pas besoin de se garer contre la bonne chance. Pourtant, il y en a. Si vous avez les bras longs, c’est signe que vous deviendrez riche.

— Tu as les bras longs, hein, Jim ?

— Pourquoi me demandez-vous ça ? Vous avez des yeux.

— Eh bien, es-tu riche ?

— Je l’ai été et je le serai encore. Dans le temps, j’ai eu quatorze dollars à moi ; mais ils sont partis plus vite qu’ils n’étaient venus.

— Tu as joué ?

— Pas si bête. J’ai acheté une vache dix dollars, et elle est morte le lendemain.

— De sorte que tu as perdu ce qu’elle t’avait coûté ?

— Pas tout. J’ai vendu la peau et la graisse un dollar et dix cents.

— Il te restait cinq dollars et dix cents. Qu’en as-tu fait ?

— Vous connaissez le nègre à jambe de bois de massa Bradish ? Il avait ouvert une banque et promis quatre dollars à la fin de l’année à ceux qui mettraient un dollar dans l’affaire. Tous mes camarades lui ont apporté leur argent ; mais comme j’en avais plus qu’eux, j’ai demandé davantage. Alors, il a fini par offrir de me rembourser trente-cinq dollars au bout de l’année et il a empoché mes cinq dollars. Je ne les ai jamais revus et ils ne m’ont pas rapporté un liard. La jambe de bois était tout simplement un filou. J’ai eu beau le rosser, pas moyen de lui faire rendre gorge.

— Allons, Jim, ne t’arrache pas les cheveux. Puisque tu es sûr de redevenir riche tôt ou tard, tu as tort de te désoler.

— Oui, c’est vrai ; et, à présent que j’y pense, je suis déjà riche. Je suis mon maître et je vaux huit cents dollars. Si je les avais, je n’en demanderais pas davantage.

  1. Prédication en plein air.