Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/19

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Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 128-137).


XIX

LE RÊVE DE TOM.


C’était là le grand secret de Tom. L’idée d’assister à leurs propres funérailles avait seule pu décider les pirates révoltés à ne pas déserter. Le samedi soir, à la tombée de la nuit, ils avaient traversé le fleuve sur un tronc d’arbre pour aborder à trois ou quatre milles de Saint-Pétersbourg ; ils avaient dormi jusqu’au point du jour dans un bois ; puis, se glissant à travers les rues désertes, ils étaient allés achever leur somme dans l’église, au milieu d’un chaos de bancs boiteux.

Le lendemain matin, à déjeuner, tante Polly et Marie semblèrent rivaliser pour gâter Tom, qui dut penser que le meilleur moyen de se faire aimer consistait à se noyer. On causa beaucoup et, vers la fin du repas, tante Polly lui dit :

— Je me demande comment tu oses rire, Tom. Ç’a peut-être été une bonne plaisanterie de mettre toute la ville sens dessus dessous ; mais je ne te croyais pas assez mauvais cœur pour me laisser souffrir ainsi. Puisque tu as pu revenir pour écouter le sermon, tu aurais bien pu trouver le moyen de me prévenir que tu n’étais pas mort.

— Oui, Tom, ajouta Marie, tu aurais au moins pu nous rassurer, et je crois que tu l’aurais fait si tu y avais pensé.

— Je ne sais pas trop ; cela aurait tout gâté, répliqua Tom, qui regretta aussitôt sa franchise en voyant combien elle affligeait tante Polly.

— Il ne faut pas lui en vouloir, maman, dit Marie, Tom n’a pas mauvais cœur, mais il est plus étourdi qu’une linotte ; quand il a une idée en tête, il ne songe jamais à autre chose. — Tant pis. Sid y aurait songé.

— Voyons, ma tante, tu sais bien que je t’aime.

— Je le saurais mieux si tu agissais en conséquence.

— Eh bien, je suis fâché de n’y avoir pas pensé, reprit Tom. En tout cas, j’ai rêvé de toi. C’est quelque chose, hein ?

— Pas grand’chose ; les chiens et les chats rêvent ; enfin, ça vaut mieux que rien. Qu’est-ce que tu as rêvé ?

— Attends un peu que je me rappelle… Mercredi soir, j’ai rêvé que tu étais assise là, près du lit ; Sid bâillait sur le coffre à bois, et Marie pleurait à côté de lui.

— Comme tous les soirs depuis ton départ. Ton rêve n’a rien d’extraordinaire. C’est égal, je suis contente que tu aies pensé à nous, même dans ton sommeil.

— Et j’ai rêvé que la mère de Joe Harper était ici.

— Justement, elle y était ! s’écria tante Polly. As-tu rêvé autre chose ?

— Des tas de choses ; mais je ne m’en souviens pas très bien.

— Tâche de te rappeler.

— Il m’a semblé qu’un courant d’air soufflait du côté du… du côté de…

— Cherche encore, Tom. Le vent a, en effet, soufflé.

Tom pressa la main contre son front pendant une minute, comme s’il s’efforçait de rassembler ses souvenirs, puis il dit :

— J’y suis maintenant. Le vent a presque éteint la chandelle.

— Miséricorde ! Continue, Tom, continue !

— Et il m’a semblé alors que tu disais : « Bon, la porte est ouverte ! »

— Aussi sûr que je suis assise là, ce sont mes propres paroles, N’est-ce pas, Marie ? Continue donc, Tom.

— Et puis… et puis tu as envoyé Sid…

— Où ai-je envoyé Sid ? — Laisse-moi me rappeler… Tu lui as dis d’aller fermer la porte.

— Bonté du ciel, je n’ai jamais rien entendu de pareil ! Qu’on vienne encore me rabâcher qu’il ne faut pas croire aux rêves ! Je raconterai cela à Mme  Harper avant que je sois plus vieille d’une heure. Nous verrons si elle soutiendra encore que ce sont des histoires à dormir debout. Continue, Tom !

— Oui, ma tante. Cela me revient maintenant comme en plein jour. Ensuite tu as dit que je n’avais pas mauvais cœur au fond, seulement un peu écervelé et pas plus responsable qu’un… qu’un poulain, je crois.

— C’est bien cela ! s’écria tante Polly, de plus en plus émerveillée. Après ?

— Après, tu as commencé à pleurer.

— Oui, et pas pour la première fois non plus. Après ?

— Après, Mme  Harper s’est mise à pleurer aussi et elle a dit que Joe n’était pas plus méchant que moi, et qu’elle se mordait les pouces de l’avoir battu à cause d’une jatte de lait qu’elle avait jetée elle-même…

— Tom, ton rêve était une prophétie, ni plus ni moins. Continue.

— Alors Sid a dit…

— Moi ? Je n’ai pas ouvert la bouche, interrompit Sid, ou du moins je ne m’en souviens pas.

— Si, tu as dit quelque chose, répliqua sa cousine.

— Tais-toi et laisse parler Tom ! s’écria tante Polly. Qu’est-ce que Sid a dit, Tom ?

— Il a dit que si je m’étais mieux conduit…

— Mot pour mot ! Je n’en reviens pas !

— Et tu l’as rembarré, raide ! Ensuite, Mme  Harper t’a rappelé comment Joe l’avait effrayée en lui lâchant un pétard sous le nez, et toi, tu as parlé de l’histoire de Roméo et de l’élixir. À la fin on a causé de l’affaire de dimanche, ce qui m’a décidé à revenir.

— Eh bien, Tom, tout ce que tu viens de nous raconter est arrivé mercredi soir, dans cette chambre même. Si tu avais été ici en chair et en os, tu ne serais pas plus avancé. Est-ce que ton rêve s’arrête là ?

— Non ; j’ai pensé que tu priais pour moi. Je te voyais et je t’entendais très bien. Tu t’es couchée, et ton chagrin m’a fait tant de peine que j’ai écrit sur un bout d’écorce d’arbre : « Nous ne sommes pas morts ; nous sommes seulement partis pour devenir pirates, » et je voulais laisser l’écorce au chevet de ton lit. Je t’ai regardée, et tu avais l’air si désolée, que je t’ai embrassée pour te consoler. Ça ne servait à rien, puisque tu dormais ; mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
Alors Sid a dit…

— Vrai, Tom, bien vrai ? Je te pardonne tout à cause de cela, dit tante Polly qui serra son neveu dans ses bras.

— Très gentil de sa part, quoique ce ne soit qu’un rêve, murmura Sid comme en se parlant à lui-même, mais assez haut pour qu’on pût l’entendre.

— On ne te demande pas ton avis, Sid — tais-toi ! s’écria de nouveau tante Polly. Dans un rêve, les gens agissent de même qu’ils le feraient étant éveillés. Maintenant allez vite chercher vos chapeaux, et en route pour l’école.

Les enfants obéirent, et la vieille dame ne tarda pas à sortir à son tour. Elle brûlait de vaincre l’incrédulité positiviste de Mme  Harper en lui racontant le rêve de Tom.

Sid, plus discret que la généralité des garçons de son âge, s’était bien gardé d’émettre son opinion ; mais si on l’avait interrogé, il aurait répondu :

— Je n’y comprends rien. Tom a répété tout ce que nous avons dit sans se tromper d’un mot. Voilà un drôle de rêve. Moi, je ne vois en songe que des choses qui n’ont jamais pu arriver. Je ne donne pas là dedans.

Tom était devenu un véritable héros aux yeux de la jeune génération de Saint-Pétersbourg. Il ne s’en montra pas plus fier. Tout au plus aurait-on pu lui reprocher de se dandiner avec la gravité dont ne doit pas se départir un corsaire qui a mérité de fixer l’attention publique. Bien qu’il affectât de ne pas remarquer les regards dirigés sur lui, de ne pas entendre les observations plus ou moins flatteuses dont il était l’objet, il buvait du lait. Une foule de gamins marchaient sans cesse sur ses talons, aussi heureux de figurer dans son escorte que s’ils eussent suivi l’éléphant qui fait son entrée triomphale dans une ville à la tête d’une ménagerie.

En attendant l’heure de la classe, Tom et Joe se virent entourés de tant d’admirateurs qu’ils ne tardèrent pas à monter sur leurs grands chevaux ou « à faire leur tête », pour employer l’expression de Sid. Ils commencèrent à raconter leurs aventures à un auditoire avide. Je dis qu’ils commencèrent, car le récit promettait de rivaliser de longueur avec les romans les plus volumineux. Leur imagination était trop féconde pour qu’une disette de matériaux fût à craindre. Enfin, lorsqu’ils tirèrent avec nonchalance leurs pipes de leurs poches et se mirent à lancer des bouffées de tabac au nez de leurs voisins, le sommet de la gloire fut atteint.

Tom se dit que les dédains de Becky Thatcher le trouveraient désormais indifférent. La gloire suffisait. Maintenant qu’il était célébre, elle voudrait sans doute se raccommoder avec lui. Eh bien, elle s’apercevrait que d’autres pouvaient répondre tout aussi sèchement qu’elle à une avance. Quand Becky arriva quelques minutes après, Tom eut l’air de ne pas la voir. Il s’éloigna pour rejoindre un groupe nombreux de garçons et de filles qui se pressa autour de lui. Becky se mit bientôt à poursuivre quelques-unes de ses camarades, éclatant de rire chaque fois qu’elle en atteignait une. Tom remarqua qu’elle faisait toujours ses prisonnières dans le voisinage du groupe en question et qu’elle s’arrêtait alors pour regarder du côté de l’ex-pirate. Ce manège, loin de le ramener à de meilleurs sentiments, ne servit qu’à stimuler sa vanité ; il fit tous ses efforts pour paraître ne pas se douter qu’elle était là. À la longue, Becky cessa de jouer ; elle erra seule dans la cour d’un pas irrésolu, soupirant et lançant des regards furtifs vers l’endroit où se tenait Tom. Il lui sembla que l’ingrat causait de préférence avec Amy Lawrence. Cette découverte l’indigna et elle voulut s’en aller, ce qui ne l’empêcha pas de se rapprocher du groupe ; puis elle dit, avec une vivacité affectée, à une écolière qui touchait presque Tom du coude :

— Ah ! te voilà, Jenny. Pourquoi n’es-tu pas venue à l’école du dimanche ?

— Mais j’y étais.

— Vraiment ? Où donc te trouvais-tu ?

— À la place où je me mets toujours. Tu sais bien que je suis dans la classe de miss Peters. Je t’ai même fait signe.

— C’est drôle, je ne t’ai pas vue. Je voulais te parler du pique-nique et je t’ai cherchée à la sortie.

— Un pique-nique, bravo ! Ta mère s’est enfin décidée ? J’espère que j’en serai.

— Certainement ; j’ai déjà dit à maman que je voulais t’avoir.

— Merci. Est-ce pour bientôt ?

— Après la distribution des prix.

— Alors tu pourras inviter toute l’école ? — Oui… du moins tous ceux qui veulent être amis avec moi.

Cette réponse s’adressait indirectement à Tom ; mais Tom causait avec Amy Lawrence du terrible orage qui avait failli engloutir l’île des pirates, et de l’arbre que la foudre avait mis en miettes à quelques pas de lui.


Tu m’inviteras ?

— Tu m’inviteras, Becky ? demanda Jeanne Mullins, qui avait prêté l’oreille à l’annonce du pique-nique.

— Oui.

— Et moi ? Et moi ? répétèrent plusieurs voix.

— Oui, oui.

Les demandes et les réponses se succédèrent, avec un accompagnement de battements de mains, jusqu’à ce que tout le monde, sauf Tom et Amy, eût sollicité une invitation. Alors Tom s’éloigna sans se retourner, emmenant Amy Lawrence. Les lèvres de Becky tremblèrent et une larme lui monta aux yeux. Elle comprima ses larmes et répondit avec une gaieté feinte aux questions qu’on lui adressait à propos de la partie projetée. Elle s’éloigna dès qu’elle le put et se retira dans un coin afin de pleurer à son aise. Lorsque la cloche résonna pour appeler les élèves en classe, ses yeux étaient déjà secs ; elle n’éprouvait plus qu’un sentiment de colère. Elle quitta le banc où elle s’était isolée pour cacher son dépit, hocha la tête avec un brusque mouvement qui secoua ses nattes jaunes et murmura :

— Je sais ce que je ferai maintenant.

Après la classe, Tom n’eut rien de plus pressé que de rejoindre Amy Lawrence, qu’il entraîna dans diverses directions dans l’espoir d’être aperçu par Becky et de lui lacérer le cœur. Il finit par la trouver ; mais alors les rôles furent changés. Becky et Alfred Temple, installés côte à côte sur un banc derrière l’école, regardaient un livre d’images. Les gravures ou le texte devaient les intéresser au dernier point, car ils étaient tellement absorbés et leurs têtes rapprochées se penchaient si bas au-dessus de la page, qu’ils semblaient n’avoir pas conscience de ce qui se passait autour d’eux. Tom s’en voulut d’avoir laissé échapper la chance de réconciliation que Becky lui avait offerte. Il était prêt à pleurer de rage. Amy bavardait comme une pie borgne ; mais Tom n’écoutait pas ce que disait sa compagne, et lorsque celle-ci l’interrogeait, il répliquait par un oui ou par un non distrait qui tombait souvent fort mal à propos. Il revenait sans cesse du côté de la petite cour pour repaître ses yeux de l’odieux spectacle qui l’y attendait. Il ne pouvait pas s’en empêcher, bien qu’il s’indignât de ce que Becky ne semblât pas se douter que l’illustre pirate fût au nombre des vivants. Il se trompait. Becky le voyait très bien ; elle savait qu’elle tenait la corde et se réjouissait, heureuse du succès de sa tactique. Le bavardage d’Amy parut bientôt intolérable à Tom, qui insinua qu’il avait une masse d’affaires sur les bras, des affaires urgentes, et que le temps s’écoulait avec une rapidité effrayante. Vains efforts ! La caillette ne se lassait pas de caqueter.

— Ah çà, se dit Tom, est-ce que je ne me débarrasserai jamais d’elle ?

Enfin, il donna à entendre plus clairement que les affaires dont il venait de parler l’appelaient ailleurs. Amy le prévint qu’elle l’attendrait à la sortie de la seconde classe et Tom s’éloigna, irrité non seulement contre elle, mais contre le monde entier.

— Si ç’avait été un autre, pensa-t-il en grinçant des dents, je m’en serais moqué. Tout autre que ce mirliflore de Saint-Louis, qui se donne des airs parce qu’il est toujours tiré à quatre épingles ! Sois tranquille ; je t’ai rossé le jour même de ton arrivée et je te repincerai !

Sur ce, il se mit à rosser un ennemi imaginaire, lançant au hasard des coups de poing et des coups de pied, arrachant des cheveux par poignées.

— Ah ! tu reconnais ton maître, hein ? Tu demandes grâce, hein ? Tu avoues encore une fois que tu en as assez, hein ? Allons, file, et ne recommence pas !

Cette correction ayant été ainsi administrée à son entière satisfaction, le vainqueur reprit le chemin de son domicile. Il craignait de trahir son dépit aux yeux de Becky, qui, on l’a vu, savait à quoi s’en tenir. Celle-ci continua son inspection des images ; mais comme Tom ne reparaissait pas, les gravures cessèrent de l’intéresser et sa mauvaise humeur éclata. Le pauvre Alfred, voyant qu’il perdait du terrain, quoiqu’il n’eût rien à se reprocher, tournait les pages avec une complaisance infatigable. À la fin, Becky, à bout de patience, s’écria :

— J’en ai assez de vos images, vous m’ennuyez !

Elle fondit en larmes, se leva et s’éloigna. Son compagnon, revenu de sa surprise, s’empressa de la rejoindre et essaya en vain de la consoler.

— Laissez-moi tranquille, je vous déteste, lui dit Becky. Alfred la laissa tranquille, ou plutôt il la laissa partir seule, se demandant pourquoi elle se fâchait, car elle lui avait déclaré qu’elle passerait des journées entières à admirer des images. Il entra dans la salle d’étude déserte et se mit à réfléchir. Il devina que Becky venait tout simplement de se servir de lui afin de taquiner Tom. Cette pensée l’humilia et ne contribua pas à diminuer la rancune qu’il gardait à notre héros. Sa première rencontre avec ce dernier réveillait des souvenirs trop pénibles pour qu’il songeât à s’attaquer ouvertement à lui ; mais il était plus désireux que jamais de se venger dès qu’il le pourrait sans courir aucun risque.
La vengeance d’Alfred.
À ce moment, la grammaire de Tom lui tomba sous les yeux. La belle occasion ! Maître Alfred ouvrit le livre au bon endroit et versa la moitié du contenu d’un encrier sur la page où se trouvait la leçon du soir. Becky, qui avait fait le tour de la maison pour gagner la cour d’entrée, jeta en passant un coup d’œil par la croisée à laquelle le traître tournait le dos. Elle fut témoin de ce crime de lèse-camaraderie, et se retira sans avoir été vue. Elle partit au pas de course, avec l’intention bien arrêtée de tout raconter à Tom. Heureux d’être tiré d’un mauvais pas, il se montrerait reconnaissant et la paix serait conclue. Avant d’arriver à la maison, elle avait changé d’avis. La façon indigne dont Tom l’avait traitée pendant qu’elle parlait du pique-nique lui revint à l’esprit et raviva sa colère. Elle résolut de l’abandonner à son sort.