Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 258-259).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCCXI.


Comment le comte de Flandre, qui longuement avoit été en prison en Flandre, fiança la fille du roi d’Angleterre ; et comment il s’embla d’eux et s’en affuit en Flandre.


Ce demeura une espace de temps, et le roi d’Angleterre tint toudis son siége devant Calais, et tint grand’cour et noble le jour de Noël. Le carême en suivant revinrent de Gascogne le comte Derby, le comte de Pennebruich et le comte de Kenford, et grand’foison de chevaliers et d’écuyers qui passé avoient la mer avec eux ; et arrivèrent devant Calais. Si furent les très bienvenus, et lîement recueillis et fêtés du roi, de la roine, des seigneurs et des dames qui là étoient ; et se logèrent tous ces seigneurs, tantôt, et leurs gens, devant Calais. De tant fut le siége renforcé.

Or revenons au propos dont je parlois maintenant, du jeune comte de Flandre et des Flamands. Longuement fut le jeune comte au danger de ceux de Flandre, et en prison courtoise ; mais il lui ennuyoit, car il n’avoit pas ce appris. Finablement il mua son propos ; je ne sais si il le fit par cautelle ou de volonté ; mais il dit à ses gens que il créroit leur conseil, car plus de biens lui pouvoient venir d’eux que de nul autre pays. Ces paroles réjouirent moult les Flamands ; si le mirent tantôt hors de prison, et lui accomplirent une partie de ses déduits, tant que d’aller en rivière[1], et à ce étoit-il moult enclin ; mais il avoit toujours bonnes gardes, afin qu’il ne leur échappât ou fût emblé, qui l’avoient empris à garder, sur leur têtes, et qui étoient du tout de la faveur du roi d’Angleterre, et le guettoient si près que à peine pouvoit-il aller pisser. Cette chose procéda et dura tant que le jeune comte de Flandre eut en convent à ses gens que volontiers il prendroit à femme la fille du roi d’Angleterre. Et ainsi les Flamands le signifièrent au roi et à la roine, qui se tenoient devant Calais, que ils voulsissent venir en l’abbaye de Bergues[2] et là amener leur fille, car ils y amèneroient leur seigneur ; et là se concluroit ce mariage.

Vous devez savoir que le roi et la roine furent de ces nouvelles grandement réjouis, et dirent que les Flamands étoient de bonnes gens. Si fut, par accord de toutes les parties, une journée assignée à être à Bergues sur la mer, entre le Neu-Port et Gravelines. Là vinrent les plus notables hommes et plus authentiques des bonnes villes de Flandre, en grand état et puissant ; et y amenèrent leur jeune seigneur, qui courtoisement s’inclina devant le roi et la roine d’Angleterre, qui jà étoient venus en très grand arroy. Le roi d’Angleterre prit le dit comte par la main dextre moult doucement, et le fêta en parlant ; et puis s’excusa de la mort de son père ; et dit que, si Dieu lui pût aider, que oncques tout le jour de la bataille de Crécy ni le lendemain aussi, il ne vit ni ouït parler du comte de Flandre son père. Le jeune comte, par semblance, se tint de cette excusance assez pour content. Et puis fut parlé du mariage, et eut là certains articles de traités faits, jetés et accordés entre le roi d’Angleterre et le jeune comte Louis et le pays de Flandre, sur grands considérations et alliances, et toutes promises et jurées à tenir. Là jura et fiança le dit comte madame Isabelle, fille du roi d’Angleterre, et si la promit à épouser. Si fut cette journée relaxée jusques à une autre fois que on auroit plus grand loisir, et s’en retournèrent les Flamands en Flandre, qui en ramenèrent leur seigneur ; et moult aimablement se partirent du roi d’Angleterre et de la roine et de leur conseil, et le roi d’eux, lequel s’en retourna devant Calais. Ainsi demeurèrent les choses en cet état. Et se pourvéi et fit pourvoir le roi d’Angleterre, si grandement que merveilles seroit à recorder, pour tenir celle fête très étoffément, et aussi de beaux et riches joyaux pour donner et départir le jour des noces ; et la roine aussi, qui bien s’en vouloit acquitter et qui d’honneur et de largesses passa en son temps toutes dames.

Le jeune comte de Flandre, qui étoit revenu en son pays entre ses gens, alloit toujours en rivière, et montroit par semblant que ce mariage aux Anglois lui plaisoit très grandement ; et s’en tenoient les Flamands ainsi que pour tous assurés, et n’y avoit mais sur lui si grand regard comme paravant. Si ne connoissoient pas bien encore la condition de leur seigneur ; car quelque semblant qu’il montroit dehors, il avoit dedans le courage tout françois, ainsi qu’il le prouva par œuvres ; car un jour il étoit allé voler en rivière, et fut en la semaine qu’il devoit épouser la dessus dite damoiselle d’Angleterre, et jeta son fauconnier un faucon après le héron, et le comte aussi un. Si se mirent ces deux faucons en chasse et le comte après, ainsi que pour les loirrer en disant : « Hoie ! hoie ! » et quand il fut un petit eslongé, et que il eut l’avantage des champs, il férit cheval des éperons et s’en alla toujours avant, sans retourner, par telle manière que ses gardes le perdirent[3]. Si s’en vint le dit comte en Artois, et là fut assuré ; et puis vint en France devers le roi Philippe et les François, auxquels il conta ses aventures, et comment, par grand’subtilité, il étoit échappé de ses gens et des Anglois. Le roi de France en eut grand’joie et dit qu’il avoit trop bien ouvré, et autant en dirent les François ; et les Anglois d’autre part dirent qu’il les avoit trahis.

Mais pour ce ne laissa mie le roi d’Angleterre à tenir en amour les Flamands, car il savoit bien que le comte n’avoit pas ce fait par leur conseil, et en étoient moult courroucés, et l’excusance qu’ils en firent il crut assez légèrement.

  1. D’aller chasser aux oiseaux d’eau sur le bord des rivières.
  2. Cette assemblée se tint à Bergues en l’abbaye de Saint-Winox, le 1er mars, suivant Meyer.
  3. Le comte de Flandre s’évada le 5 des calendes d’avril, c’est-à-dire le 28 mars, selon Meyer, le mardi des fêtes de Pâques, 3 d’avril, suivant les Chroniques de France.