Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXVIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 265-267).
Livre I. — Partie I. [1347]

CHAPITRE CCCXVIII.


Comment le roi de France, voyant qu’il ne pouvoit trouver passage pour venir à Calais, manda au roi d’Angleterre qu’il lui donnât place pour le combattre, et quelle chose il lui répondit.


Quand l’ost des François se fut logé sur le mont de Sangattes, le roi de France envoya les maréchaux, le seigneur de Beaujeu et le seigneur de Saint-Venant, pour regarder et aviser comment et par où son ost plus aisément pourroit passer, pour approcher les Anglois et eux combattre. Ces deux seigneurs, maréchaux de France pour le temps, allèrent partout regarder et considérer les passages et les détroits, et puis s’en retournèrent au roi et lui dirent à brève parole, que ils ne pouvoient aviser que il pût aucunement approcher les Anglois, qu’il ne perdît ses gens davantage. Si demeura la chose celui jour et la nuit en suivant.

Lendemain après messe, le roi Philippe envoya grands messages, par le conseil de ses hommes, au roi d’Angleterre ; et passèrent les messages, par le congé du comte Derby, au pont de Nieulay ; et furent messire Geoffroy de Chargny, messire Eustache de Ribeumont, messire Guy de Nelle, et le sire de Beaujeu. En passant et en chevauchant celle forte voie, ces quatre seigneurs avisèrent bien et considérèrent le fort passage, et comment le pont étoit bien gardé. On les laissa passer paisiblement tout outre, car le roi d’Angleterre l’avoit ainsi ordonné, et durement en passant prisèrent l’arroy et l’ordonnance du comte Derby et de ses gens, qui gardoient ce pont parmi lequel ils passèrent ; et tant chevauchèrent qu’ils vinrent jusques au roi d’Angleterre, qui bien étoit pourvu de grand’baronie de-lez lui, Tautôt tous quatre mirent pied à terre, et passèrent en avant et vinrent jusques au roi et s’inclinèrent ; le roi les recueillit, ainsi qu’il appartenoit à faire. Là s’avança messire Eustache de Ribeumont à parler pour tous et dit : « Sire, le roi de France nous envoie par devers vous et vous signifie qu’il est ci venu et arrêté sur le mont de Sangattes pour vous combattre ; mais il ne peut ni voir ni trouver voie comment il puisse venir jusques à vous ; si en a-t-il grand désir pour désassiéger sa bonne ville de Calais. Si a fait aviser et regarder par ses maréchaux comment il pourroit venir jusques à vous ; mais c’est chose impossible. Si verroit volontiers que vous voulussiez mettre de votre conseil ensemble, et il mettroit du sien, et par l’avis de ceux, aviser place là où on se pût combattre ; et de ce sommes-nous tous chargés de vous dire et requerre. »

Le roi d’Angleterre, qui bien entendit cette parole, fut tantôt conseillé et avisé de répondre, et répondit et dit : « Seigneurs, j’ai bien entendu ce que vous me requérez de par mon adversaire qui tient mon droit héritage à tort, dont il me poise : si lui dites de par moi, s’il vous plaît, que je suis ci endroit, et y ai demeuré près d’un an, ce a-t-il bien sçu, et y fût bien venu plus tôt s’il eût voulu ; mais il m’a ici laissé si longuement demeurer que je y ai grossement dépendu du mien ; et y pense avoir tant fait que assez briévement je serai sire de la ville et du châtel de Calais. Si, je ne suis mie conseillé de tout faire à sa devise et à son aise, ni éloigner ce que j’ai tant désiré et comparé. Si lui dites que, si il ni ses gens ne peuvent par là passer, que ils voisent autour pour quérir la voie[1]. »

Les barons et messages du roi de France virent bien qu’ils n’emporteroient autre réponse ; si prirent congé. Le roi leur donna, qui les fit convoyer jusques outre le dit pont de Nieulay ; et s’en revinrent en leur ost, et recordèrent au roi tout ainsi et les propres paroles que le roi d’Angleterre avoit dites. De la quelle réponse le roi fut tout courroucé, car il vit bien que perdre lui convenoit la forte ville de Calais ; et si n’y pouvoit remédier par nulle voie.

  1. Le roi d’Angleterre, dans une lettre à l’archevêque d’Yorck, annonce au contraire qu’il accepta le défi et que le combat n’eut pas lieu, parce que Philippe en craignit l’événement, et décampa précipitamment le 2 d’août avant le jour, après avoir mis le feu à son camp.

    « Edward par la grace de Dieux roi d’Engleterre et de France et seigneur d’Yrland, à honourable piere en Dieu Jehan, par mesme la grace erchevesqe de Caunterbirs, primat de tut Engleterre, et à noz chancelier et tresorer salutz. Pur ceo qe nous pensoms bien qe vous orrez bien voluntiers les novelx et l’estates des busoignes par devers nous, vous faceoms assavoir que yceo darrein vendredy proschein devant le goul d’aust1 notre adversaire de Fraunce od tut son poair se vient loggier près de nous en l’autre part du mareis sour un tertre ; et en sa venue ascuns de notre ost encountrerent ses gentz et eurent afaire ovesqe eaux des chivalers et esquiers beale companye. Et mesme le jour viendrent les cardinalx à bout de la chaucé et maunderent lor letres à notre cosyn de Lancastre et autres grauntz de notre ost, em priantz q’ils voulsissent parler ovesqe eaux. Par qoi, de notre coungé, nos cosyns de Lancastre et de Northamptoun y alèrent, as queux les cardinalx prièrent à graunt instaunce qe treté se purroit feare ; et disoient q’ils saverent bien qe notre adversaire nous ferroit tiels offres de peès qe seront acceptables par reson. Et à l’instaunce des ditz cardinaux, come celluy qe toutz jours avoms esté et somes prestz de accepter peès resonable, quelle heure q’elle nous soit offert, assentimes bien à tiele treté. Et partaunt notre cosyn de Lancastre fist lever deux pavillons en une place dedeinz notre place d’entre les deux hostz ; et illesqes assemblèrent ovesqes les deux cardinalxs le markis du Julers, noz ditz cosyns de Lancastre et de Northamptoun, mounsr. Bartelemy Burghorsh notre chamberlayn, mounsr. Renaud de Cobham, mounsr. Wautier de Mauny de notre part ; lez ducz de Burbone et d’Athenes, le chaunceller de Fraunce, le sire d’Offemond et mounsr. Geffray de Charny pour la partie notre dit adversarie, les queux treterent ensemble. Et les treteours de l’aultre partie commencèrent à parler del ville de Caleis et tiendrent de prendre la ville, par ensi qe ceaux qe sount dedeinz pourroient aler quites ovesqe lour biens et chateux, et qe cele chose fait, ils vorront treter de peès. Et noz gentz lor responderent q’ils n’avoient mye en charge de parler de la ville, einz du treter de peès si homme vorroit monstrer resonable voie. Et les treteours de l’aultre parti se tiendrent tout sour la ville, issint qe à graunt payne les poet homme mesner de riens offrir ; mais à derrain ils offrirent la duché de Guyenne en manere qe son ael le avoit et la counté de Pountif. Et nos gentz responderent qe cele offre fust trop petit pour lesser si haute damage. Et ensi trétèrent-ils treis jours saunz nul effect ; qar les treteours de l’autre partie se tiendrent tulz jours sour parlaunce de la ville, pour avoir rescousse les gentz qe sount dedeinz par ascune subtilité. Et puis le marsdy2 vers le vespre viendrent certaynz grauntz et chivalers de par notre adversarie à la place du treté, et offrirent à noz gentz la bataille de par notre adversarie suisdit, par ensi qe noz vousissoms venir hors le marreis, et il nous donroit place covenable pour combattre, quele heure qe nous pleroit entre cele heure et vendredy à soir proschein suaunt3 ; et vorroient qe quatre chivalers de noz et autre quatre de lour esleirent place covenable pour l’une partie et pur l’autre. Et sour ceo noz gentz responderent qu’ils nous ferroient monstrer cele offre et lour donroient respounse. Le mesqerdy suaunt quelle chose monstré à nous avoms eut consail et avys ovesqe les grauntz et aultres sages de notre consail et de notre ost, en affiaunce de Dieux et de notre droit, nous leur feismes respoundre qe nous accemptasmes lour offre et prendrisoms le bataille volontiers ; et feismes faire noz lettres de conduyt à quatre chivalers de l’autre partie, de quelle estat ou condicioun qu’ils fussent, à venir à notre ost, afyn qe nous purroioms prendre aultre quatre de lour estat et qe mesmes les huit chivalers feisent le serment q’ils alassent veer et cercher les places, tanqe ils fussent en accorde. Et ceaux de l’aultre partie maintenant quant ils avoient oye ceste respounse commencèrent de varier en lour offres et de parler de la ville tut novel auxy, come entrelessaunt le bataille ; issint ne se voleient tenir à nul certain. Et sour ceo le jeofdy4 devaunt le jour, nient5 countre esteauntz les parlauntz suisditz de notre dit adversarie, s’en départi od toutes ses gentz, auxi come disconfist ; et hasterent taunt q’ils ardèrent lour tentes et graunt partie de lour herneys à lour départir. Et noz gentz les pursuerent bien près à la cowe ; issint à rescrivere du cestes n’estoient ils mye unqore revenuz, et par cele cause nous n’avons mye unqore pris purpos en certain du ceo qe nous en ferrons pluis avant. Mais toutes voies nous pensoms de chivacher sour l’esploit de notre guerre, si en haste come nous purrons, od l’aide de Dieux, etc. »

    Il serait inutile après cette lettre de rapporter les récits des différens historiens contemporains, qui sont tous plus ou moins erronés : on les trouvera réunis et discutés dans le second mémoire de M. de Brequigny sur Calais, que nous avons déjà cité plusieurs fois. On y verra aussi les raisons dont il se sert pour prouver la vérité des faits contenus dans la lettre d’Édouard et pour expliquer la conduite singulière des deux rois dans cette circonstance. Celle d’Édouard se conçoit : après avoir eu la gloire d’accepter le défi, il lui restait mille moyens de l’éluder. Mais quel pouvait être l’espoir de Philippe en marchant vers Calais à la tête d’une armée innombrable ? Croyait-il inspirer assez de terreur à son ennemi pour l’engager à lever le siége sans attendre son approche ? Il devait trop savoir que le nombre ne l’effrayait pas, et que la journée de Crécy n’était pas encore effacée de sa mémoire.

    1 Le 27 juillet.

    2 Le 31 juillet.

    3 Le vendredi 13 août.

    4 Jeudi 2 août.

    5 C’est-à-dire, sans aucun égard pour les propositions de ses ambassadeur.