Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 268-269).
Livre I. — Partie I. [1347]

CHAPITRE CCCXX.


Comment ceux de Calais se voulurent rendre au roi d’Angleterre, sauves-leurs vies ; et comment ledit roi voulut avoir six des plus nobles bourgeois de la ville pour en faire sa volonté.


Après le département du roi de France et de son ost, du mont de Sangattes, ceux de Calais virent bien que le secours en quoi ils avoient fiance leur étoit failli ; et si étoient à si grand’détresse de famine que le plus grand et le plus fort se pouvoit à peine soutenir : si eurent conseil ; et leur sembla qu’il valoit mieux à eux mettre en la volonté du roi d’Angleterre, si plus grand’merci ne pouvoient trouver, que eux laisser mourir l’un après l’autre par détresse de famine ; car les plusieurs en pourvoient perdre corps et âme par rage de faim. Si prièrent tant à monseigneur Jean de Vienne qu’il en voulût traiter, qu’il s’y accorda ; et monta aux créneaux des murs de la ville, et fit signe à ceux de dehors qu’il vouloit parler à eux. Quand le roi d’Angleterre entendit ces nouvelles, il envoya là tantôt messire Gautier de Mauny et le seigneur de Basset. Quand ils furent là venus, messire Jean de Vienne leur dit : « Chers seigneurs, vous êtes moult vaillans chevaliers et usés d’armes, et savez que le roi de France que nous tenons à seigneur, nous a céans envoyés, et commandé que nous gardissions cette ville et ce châtel, tellement que blâme n’en eussions, ni il point de dommage : nous en avons fait notre pouvoir. Or est notre secours failli, et vous nous avez si étreints que n’avons de quoi vivre : si nous conviendra tous mourir, ou enrager par famine, si le gentil roi qui est votre sire n’a pitié de nous. Chers seigneurs, si lui veuilliez prier en pitié qu’il veuille avoir merci de nous, et nous en veuille laisser aller tout ainsi que nous sommes, et veuille prendre la ville et le châtel et tout l’avoir qui est dedans ; si en trouvera assez. »

Adonc répondit messire Gautier de Mauny et dit : « Messire Jean, messire Jean, nous savons partie de l’intention du roi notre sire, car il la nous a dite : sachez que ce n’est mie son entente que vous en puissiez aller ainsi que vous avez cy dit ; ains est son intention, que vous vous mettez tous en sa pure volonté, pour rançonner ceux qu’il lui plaira, ou pour faire mourir ; car ceux de Calais lui ont tant fait de contraires et de dépits, le sien fait dépendre, et grand’foison de ses gens fait mourir, dont si il lui en poise ce n’est mie merveille. »

Adonc répondit messire Jean de Vienne et dit : « Ce seroit trop dure chose pour nous si nous consentions ce que vous dites. Nous sommes céans un petit de chevaliers et d’écuyers qui loyalement à notre pouvoir avons servi notre seigneur le roi de France, si comme vous feriez le vôtre en semblable cas, et en avons enduré mainte peine et mainte mésaise ; mais ainçois en souffrirons-nous telle mésaise que oncques gens n’endurèrent ni souffrirent la pareille, que nous consentissions que le plus petit garçon ou varlet de la ville eût autre mal que le plus grand de nous. Mais nous vous prions que, par votre humilité, vous veuilliez aller devers le roi d’Angleterre, et lui priez qu’il ait pitié de nous. Si nous ferez courtoisie ; car nous espérons en lui tant de gentillesse qu’il aura merci de nous. » — « Par ma foi, répondit messir Gautier de Mauny, je le ferai volontiers, messire Jean ; et voudrois, si Dieu me veuille aider, qu’il m’en voulût croire ; car vous en vaudriez tous mieux. »

Lors se départirent le sire de Mauny et le sire de Basset, et laissèrent messire Jean de Vienne s’appuyant aux créneaux[1], car tantôt devoient retourner ; et s’en vinrent devers le roi d’Angleterre qui les attendoit à l’entrée de son hôtel et avoit grand désir de ouïr nouvelles de ceux de Calais. De-lez lui étoient le comte Derby, le comte de Norhantonne, le comte d’Arondel et plusieurs autres barons d’Angleterre. Messire Gautier de Mauny et le sire de Basset s’inclinèrent devant le roi, puis se trairent devers lui. Le sire de Mauny, qui sagement étoit emparlé et enlangagé, commença à parler, car le roi souverainement le voult ouïr, et dit : « Monseigneur, nous venons de Calais et avons trouvé le capitaine, messire Jean de Vienne, qui longuement a parlé à nous ; et me semble que il et ses compagnons et la communauté de Calais sont en grand’volonté de vous rendre la ville et le châtel de Calais et tout ce qui est dedans, mais que leurs corps singulièrement ils en puissent mettre hors. »

Adonc répondit le roi : « Messieurs Gautier, vous savez la greigneur partie de notre entente en ce cas : quelle chose en avez-vous répondu ? » — « En nom de Dieu, monseigneur, dit messire Gautier, que vous n’en feriez rien, si ils ne se rendoient simplement à votre volonté, pour vivre ou pour mourir, si il vous plaît. Et quand je leur eus ce montré, messire Jean de Vienne me répondit et confessa bien qu’ils étoient moult contraints et astreints de famine ; mais ainçois que ils entrassent en ce parti ils se vendroient si cher que oncques gens firent. » Adonc répondit le roi : « Messire Gautier, je n’ai mie espoir ni volonté que j’en fasse autre chose. »

Lors se retrait avant le sire de Mauny et parla moult sagement au roi, et dit pour aider ceux de Calais : « Monseigneur, vous pourrez bien avoir tort, car vous nous donnez mauvais exemple. Si vous nous vouliez envoyer en aucune de vos forteresses, nous n’irions mie si volontiers, si vous faites ces gens mettre à mort, ainsi que vous dites ; car ainsi feroit-on de nous en semblable cas. » Cet exemple amollia grandement le courage du roi d’Angleterre ; car le plus des barons l’aidèrent à soutenir. Donc dit le roi : « Seigneurs, je ne vueil mie être tout seul contre vous tous. Gautier, vous en irez à ceux de Calais ; et direz au capitaine que la plus grand’grâce qu’ils pourront trouver ni avoir en moi, c’est que ils partent de la ville de Calais six des plus notables bourgeois, en purs leurs chefs et tous déchaux, les hars au col, les clefs de la ville et du châtel en leurs mains ; et ne ceux je ferai ma volonté ; et le demeurant je prendrai à merci. » — « Monseigneur, répondit messire Gautier, je le ferai volontiers. »

  1. Suivant une chronique manuscrite intitulée : Prosécution de l’Histoire de Sugiers Abbé, conservée dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Bertin, Jean de Vienne alla lui-même, accompagné df deux chevaliers et de deux bourgeois, solliciter auprès d’Édouard la grâce des habitans de Calais. On trouve un fragment de cette chronique, dont le témoignage ne saurait balancer celui de Froissart et des autres hîstoriens contemporains, dans l’Histoire de Calais.