Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 269-272).
Livre I. — Partie I. [1347]

CHAPITRE CCCXXI.


Comment les six bourgeois se partirent de Calais, tous nuds en leurs chemises, la hart au col, et les clefs de la ville en leurs mains ; et comment la roine d’Angleterre leur sauva les vies.


À ces paroles se partit du roi messire Gautier de Mauny, et retourna jusques à Calais, là où messire Jean de Vienne l’attendoit. Si lui recorda toutes les paroles devant dites, ainsi que vous les avez ouïes, et dit bien que c’étoit tout ce qu’il avoit pu empétrer. Messire Jean dit : « Messire Gautier, je vous en crois bien ; or vous prié-je que vous veuilliez ci tant demeurer que j’aie démontré à la communauté de la ville toute cette affaire ; car ils m’ont cy envoyé, et à eux tient d’en répondre, ce m’est avis. » Répondit le sire de Mauny : « Je le ferai volontiers. » Lors se partit des créneaux messire Jean de Vienne, et vint au marché, et fit sonner la cloche pour assembler toutes manières de gens en la halle. Au son de la cloche vinrent hommes et femmes, car moult désiroient à ouïr nouvelles, ainsi que gens si astreints de famine que plus n’en pouvoient porter. Quand ils furent tous venus et assemblés en la halle, hommes et femmes, Jean de Vienne leur démontra moult doucement les paroles toutes telles que ci devant sont récitées ; et leur dit bien que autrement ne pouvoit être, et eussent sur ce avis et brève réponse. Quand ils ouïrent ce rapport, ils commencèrent tous à crier et à pleurer tellement et si amèrement, qu’il n’est si dur cœur au monde, s’il les eût vus ou ouïs eux démener, qui n’en eût eu pitié. Et n’eurent pour l’heure pouvoir de répondre ni de parler ; et mêmement messire Jean de Vienne en avoit telle pitié qu’il larmoyoit moult tendrement.

Une espace après se leva en pied le plus riche bourgeois de la ville, que on appeloit sire Eustache de Saint-Pierre, et dit devant tous ainsi : « Seigneurs, grand’pitié et grand meschef seroit de laisser mourir un tel peuple que ici a, par famine ou autrement, quand on y peut trouver aucun moyen ; et si seroit grand’aumône et grand’grâce envers Notre-Seigneur, qui de tel meschef le pourroit garder. Je, en droit moi, ai si grand’espérance d’avoir grace et pardon envers Notre-Seigneur, si je muir pour ce peuple sauver, que je veuil être le premier ; et me mettrai volontiers en pur ma chemise, à nud chef, et la hart au col, en la merci du roi d’Angleterre. » Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut dit cette parole, chacun l’alla aouser de pitié, et plusieurs hommes et femmes se jetoient à ses pieds pleurant tendrement ; et étoit grand’pitié de là être, et eux ouïr, écouter et regarder.

Secondement un autre très honnête bourgeois et de grand’affaire, et qui avoit deux belles damoiselles à filles, se leva et dit tout ainsi qu’il feroit compagnie à son compère sire Eustache de Saint-Pierre ; et appeloit-on celui sire Jean d’Aire.

Après se leva le tiers, qui s’appeloit sire Jaques de Vissant, qui étoit riche homme de meubles et d’héritage ; et dit qu’il feroit à ses deux cousins compagnie. Aussi fit sire Pierre de Vissant son frère ; et puis le cinquième ; et puis le sixième[1]. Et se dévêtirent là ces six bourgeois tous nus en leur braies et leur chemises, en la ville de Calais, et mirent hars en leur col, ainsi que l’ordonnance le portoit, et prirent les clefs de la ville et du châtel ; chacun en tenoit une poignée.

Quand ils furent ainsi appareillés, messire Jean de Vienne, monté sur une petite haquenée, car à grand’malaise pouvoit-il aller à pied, se mit au devant et prit le chemin de la porte. Qui lors vit hommes et femmes et les enfans d’iceux pleurer et tordre leurs mains et crier à haute voix très amèrement, il n’est si dur cœur au monde qui n’en eut pitié. Ainsi vinrent eux jusques à la porte, convoyés en plaintes, en cris et en pleurs. Messire Jean de Vienne fit ouvrir la porte tout arrière, et se fit enclorre dehors avec les six bourgeois, entre la porte et les barrières ; et vint à messire Gautier qui l’attendoit là, et dit : « Messire Gautier, je vous délivre, comme capitaine de Calais, par le consentement du povre peuple de cette ville, ces six bourgeois ; et vous jure que ce sont et étoient aujourd’hui les plus honorables et notables de corps, de chevance et d’ancesterie de la ville de Calais ; et portent avec eux toutes les clefs de la dite ville et du châtel. Si vous prie, gentil sire, que vous veuilliez prier pour eux au roi d’Angleterre que ces bonnes gens ne soient mie morts. » — « Je ne sais, répondit le sire de Mauny, que messire le roi en voudra faire, mais je vous ai en convent que j’en ferai mon pouvoir. »

Adonc fut la barrière ouverte : si s’en allèrent les six bourgeois en cet état que je vous dis, avec messire Gautier de Mauny, qui les amena tout bellement devers le palais du roi, et messire Jean de Vienne rentra en la ville de Calais[2].

Le roi étoit à cette heure en sa chambre, à grand’compagnie de comtes, de barons et de chevaliers. Si entendit que ceux de Calais venoient en l’arroy qu’il avoit devisé et ordonné ; et se mit hors, et s’en vint en la place devant son hôtel, et tous ces seigneurs après lui, et encore grand’foison qui y survinrent pour voir ceux de Calais, ni comment ils fineroient ; et mêmement la roine d’Angleterre, qui moult étoit enceinte, suivit le roi son seigneur. Si vint messire Gautier de Mauny et les bourgeois de-lez lui qui le suivoient, et descendit en la place, et puis s’envint devers le roi et lui dit : « Sire, vecy la représentation de la ville de Calais â votre ordonnance. » Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement, car moult héoit les habitans de Calais, pour les grands dommages et contraires que au temps passé sur mer lui avoient faits. Ces six bourgeois se mirent tantôt à genoux pardevant le roi, et dirent ainsi en joignant leurs mains : « Gentil sire et gentil roi, véez-nous cy six, qui avons été d’ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands : si vous apportons les clefs de la ville et du châtel de Calais et les vous rendons à votre plaisir, et nous mettons en tel point que vous nous véez, en votre pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de griévetés. Si veuillez avoir de nous pitié et mercy par votre très haute noblesse. » Certes il n’y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme, qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand’pièce parler. Et vraiment ce n’étoit pas merveille ; car c’est grand’pitié de voir hommes décheoir et être en tel état et danger. Le roi les regarda très ireusement, car il avoit le cœur si dur et si épris de grand courroux qu’il ne put parler. Et quand il parla, il commanda que on leur coupât tantôt les têtes. Tous les barons et les chevaliers qui là étoient, en pleurant prioient si acertes que faire pouvoit au roi qu’il en voulût avoir pitié et mercy ; mais il n’y vouloit entendre. Adonc parla messire Gautier de Mauny et dit : « Ha ! gentil sire, veuillez refréner votre courage : vous avez le nom et la renommée de souveraine gentillesse et noblesse ; or ne veuillez donc faire chose par quoi elle soit amenrie, ni que on puisse parler sur vous en nulle vilenie. Si vous n’avez pitié de ces gens, toutes autres gens diront que ce sera grand’cruauté, si vous êtes si dur que vous fassiez mourir ces honnêtes bourgeois, qui de leur propre volonté se sont mis en votre mercy pour les autres sauver. » À ce point grigna le roi les dents et dit : « Messire Gautier, souffrez vous ; il n’en sera autrement, mais on fasse venir le coupe-tête. Ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, que il convient ceux-ci mourir aussi. »

Adonc fit la noble roine d’Angleterre grand’humilité, qui étoit durement enceinte, et pleuroit si tendrement de pitié que elle ne se pouvoit soutenir. Si se jeta à genoux pardevant le roi son seigneur et dit ainsi : « Ha ! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé : or vous prié-je humblement et requiers en propre don, que pour le fils sainte Marie, et pour l’amour de moi, vous veuilliez avoir de ces six hommes mercy[3]. »

Le roi attendit un petit à parler, et regarda la bonne dame sa femme, qui pleuroit à genoux moult tendrement ; si lui amollia le cœur, car envis l’eût courroucée au point où elle étoit ; si dit : « Ha ! dame, j’aimasse trop mieux que vous fussiez autre part que cy. Vous me priez si acertes que je ne le vous ose escondire ; et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne ; si en faites votre plaisir. » La bonne dame dit : « Monseigneur, très grands mercis ! » Lors se leva la roine et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres d’entour leur cou, et les emmena avec li en sa chambre, et les fit revêtir et donner à dîner tout aise, et puis donna à chacun six nobles, et les fit conduire hors de l’ost à sauveté ; et s’en allèrent habiter et demeurer en plusieurs villes de Picardie.

  1. Ces généreuses victimes méritaient bien d’être connues. Suivant la chronique manuscrite que nous venons de citer, Édouard avait demandé huit personnes, quatre de la garnison et quatre de la bourgeoisie. « Adonc furent présentés quatre chevaliers et quatre bourgeois par les consiliers du roi d’Angleterre ; li quel se vinrent présenter devant le roi, chacun chevalier une épée nue en sa main, chacun bourgeois une corde en son brach, etc. » (Histoire de Calais, t. 1, p. 740.)
  2. Suivant Thomas de La Moore, qui était de la suite d’Édouard, Jean de Vienne, suivi de plusieurs bourgeois dont il ne fixe pas le nombre, comme Froissart, et d’une partie de la garnison, alla lui-même remettre les clefs de la place à Édouard. Nous transcrivons ici son récit d’après le second mémoire de M. de Brequigny sur l’histoire de Calais, imprimé dans le quarante-troisième volume du recueil de l’Académie des Belles-Lettres. « Sitôt, dit l’historien, que les Calaisiens se furent aperçus de la retraite du roi de France, ils virent qu’il fallait se rendre et baissèrent leur pavillon placé sur la principale tour. Ensuite Jean de Vienne, leur gouverneur, fit ouvrir les portes et sortit de la ville, monté sur un petit cheval, parce qu’il avait été blessé peu de temps auparavant. Ceux de la garnison et des bourgeois qui le suivaient marchaient la corde au col, la tête et les pieds nuds. Dès qu’il fut en présence d’Édouard, il lui remit son épée et les clefs de la ville, le suppliant d’épargner des malheureux qui se soumettaient. Édouard reçut les clefs et l’épée, retint prisonnier le gouverneur, quinze chevaliers et plusieurs bourgeois qu’il envoya en Angleterre, après les avoir cependant comblés généreusement de présens. Il ordonna que le reste des bourgeois et tout ce qui se trouvait dans la ville fût conduit à Guignes, après leur avoir fait distribuer de quoi manger, dont ils avaient grand besoin. » (Thomas de La Moore cité par Jean Stow, General chronicle of England, p. 244.)

    Le récit de Knighton ressemble presque en tous les points à celui de La Moore ; mais il y ajoute cette particularité que les Calaisiens, exténués par la faim, dévorèrent avec tant d’avidité les vivres qu’Édouard leur fit donner, que, dans la nuit même, plus de trois cents moururent d’indigestion.

    Robert d’Avesbury n’entre dans aucuns détails sur la reddition de Calais ; il dit seulement que les assiégés, manquant de vivres et voyant qu’ils n’avaient aucun secours à espérer de leur roi, se rendirent à discrétion ; puis il ajoute qu’Édouard, toujours porté à la clémence et à l’humanité, se contenta de retenir prisonniers quelques-uns des plus considérables et permit aux autres de s’en aller avec tous leurs biens. C’est exagérer la générosité d’Édouard : plusieurs ordonnances de nos rois, tendant à soulager la misère des habitans de Calais chassésde leur ville, prouvent qu’ils furent entièrement dépouillés de leurs biens.

    Les Chroniques de France disent simplement, chapitre 42, que les Calaisiens eurent la vie sauve et sortirent emportant seulement les habits dont ils étaient revêtus.

    Le continuateur de Nangis dit de même qu’ils eurent la permission de sortir avec tous les effets qu’ils pourraient emporter sur eux ; salvis vitis et salvo quantum super se de bonis suis portare possent.

    Le récit de Villani est le moins favorable de tous au roi d’Angleterre. Ce prince, dit-il, accorda la vie aux étrangers (c’est-à-dire, sans doute, à la garnison) ; mais il exigea que les bourgeois se rendissent à discrétion, bien résolu de les faire tous pendre comme pirates, parce qu’ils avaient causé beaucoup de dommages aux Anglais sur mer ; mais à la prière des cardinaux et de la reine sa femme, il leur accorda la vie. Ils sortirent tous de la ville, nuds en chemise, n’emportant rien avec eux.

    Après avoir rapporté les récits des historiens contemporains, observons qu’aucun n’est directement en contradiction avec Froissart, excepté Thomas de La Moore, sur l’article qui concerne le gouverneur de Calais : il ne diffère d’ailleurs de notre historien qu’en ce qu’il n’a pas tout dit, et qu’il a eu soin surtout de dissimuler ce qui pouvait porter atteinte à la gloire de son maître : on peut en dire autant de Knighton. L’auteur des Chroniques de France et le continuateur de Nangis se bornent à rapporter le fait principal dépouillé de toutes les circonstances. Robert d’Avesbury n’est pas plus étendu et avance une fausseté manifeste. Villani, trop éloigné pour être bien instruit des détails de cet événement, le raconte en gros et omet des particularités rapportées par Froissart d’après les mémoires de Jean-le-Bel. Concluons de cet exposé qu’il n’y a aucune raison de suspecter le récit de Froissart. Il faudrait peut-être le corriger en quelques points et adopter ce que dit La Moore, que Jean de Vienne n’abandonna point les députés de Calais et présenta lui-même les clefs de la ville au roi d’Angleterre.

    M. de Brequigny, dans le mémoire cité ci-dessus, nous paraît avoir poussé un peu trop loin la sévérité à son égard, en rejetant presque toutes les autres circonstances de son récit. Il lui reproche par exemple d’avoir imaginé les discours qu’il met dans la bouche de Jean de Vienne et des capitaines anglais, etc. ; mais ne peut-on pas faire le même reproche à plusieurs des historiens les plus estimés : et au lieu de blâmer Froissart de son abondance, d’avoir fait parler et agir ses personnages comme ils l’ont dû faire, ne devrait-on pas plutôt lui savoir gré d’être le premier de nos écrivains qui ait essayé de sortir de l’aridité de la chronique pour s’élever au ton de l’histoire ? M. de Brequigny lui reproche encore d’avoir représenté le roi d Angleterre comme un prince féroce. « Reconnaît-on, dit-il, à ce portrait le caractère d’Édouard qui trois ans auparavant… s’abstint des justes représailles qu’il pouvait exercer sur Hervé de Léon son prisonnier, pour venger par sa mort celle d’Olivier de Clisson et de quatorze chevaliers bretons et normands, à qui le roi de France avait fait couper la tête, parce qu’ils étaient attachés au parti anglais ! » Puis il ajoute : Froissart conserve donc bien mal le caractère d’Édouard dans la manière dont il le fait agir et parler à la reddition de Calais.

    On peut lui répondre que l’historien conserve mal le caractère d’Édouard, parce que ce prince le conserva mal lui-même, et que rien ne prouve mieux la véracité de son récit : s’il eût été plus jaloux de plaire par des narrations intéressantes que de dire la vérité, il avait trop d’esprit pour dégrader ainsi un de ses principaux personnages. On peut encore répondre à M. de Brequigny que Hervé de Léon et les Calaisiens étaient dans une conjoncture bien différente. Si Édouard eût fait mourir le chevalier breton pris en combattant pour son roi, en représaille de ce que ce prince avait fait couper la tête à des sujets rebelles qui l’avaient trahi, il eût commis une action barbare, contraire à toutes lois, à toutes conventions. Au contraire, en faisant mourir les six bourgeois de Calais, il eût suivi les lois de la guerre, lois barbares à la vérité, mais autorisées par l’usage, et qu’il pouvait exécuter dans toute leur rigueur, sans enfreindre celles de l’honneur et de la chevalerie.

  3. Après s’être intéressée si vivement au sort de ces six bourgeois, la reine d’Angleterre accepta cependant presque aussitôt la confiscation des maisons que Jean d’Aire, l’un d’entre eux, avait possédées dans Calais.