Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 275-276).
Livre I. — Partie I. [1348]

CHAPITRE CCCXXV.


Comment un brigand appélé Croquard devint grand et puissant ès guerres de Bretagne, et comment il fina mauvaisement.


En autelle manière se maintenoit-on au duché de Bretagne, car si faits brigands conquéroient villes fortes et bons chasteaux, et les roboîent et tenoient, et puis les revendoient à ceux du pays bien et chèrement. Si en devenoient les aucuns, qui se fesoient maîtres par dessus les autres, si riches que c’étoit merveille. Et en y eut bien un entre les autres, que on appeloit Croquard, qui avoit été en son commencement un pauvre garçon et long-temps page du seigneur d’Ercle en Hollande. Quand ce Croquard commença à devenir grand, il eut congé et s’en alla ès guerres de Bretagne, et se mit à servir un homme d’armes. Si se porta si bien que, à un rencontre où ils furent, son maître fut tué : mais pour le vasselage de lui, les compagnons l’élurent à être capitaine au lieu de son maître ; et y demeura. Depuis, en bien peu de temps, il gagna tant et acquit et profita par rançons, par prises de villes et de châteaux, qu’il devint si riche qu’on disoit qu’il avoit bien la finance de soixante mille écus, sans les chevaux, dont il avoit bien en son étable vingt ou trente, bons coursiers et doubles roncins. Et avec ce il avoit le nom d’être le plus appert homme d’armes qui fut au pays. Et fut élu pour être à la bataille des Trente[1] ; et fut tout le meilleur combattant de son côté, de la partie des Anglois, où il acquit grand’grâce. Et lui fut promis du roi de France que, si il vouloit revenir François, le roi le feroit chevalier et le marieroit bien et richement, et lui donneroit deux mille livres de revenu par an : mais il n’en voulut rien faire ; et depuis lui meschéy-il, ainsi que je vous dirai. Ce Croquard chevauchoit une fois un jeune coursier fort embridé, que il avoit acheté trois cents écus, et l’éprouvoit au courir. Si l’échauffa tellement que le coursier, outre sa volonté, l’emporta ; si que, à saillir un fossé, le coursier trébucha et rompit à son maître le col. Je ne sais que son avoir devint, ni qui eut l’âme ; mais je sais que Croquard fina ainsi.

  1. Cette bataille est postérieure à la date des autres événemens que raconte ici Froissart : elle se donna le 27 mars 1351.