Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXXVI

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 276-277).
Livre I. — Partie I. [1349]

CHAPITRE CCCXXVI.


Comment messire Geoffroy de Chargny acheta du capitaine de Calais la ville de Calais ; et comment le roi d’Angleterre le sçut, et quel remède il y mit.


En ce temps[1] se tenoit en la ville de Saint-Omer ce vaillant chevalier messire Geffroy de Chargny ; et l’avoit là le roi de France envoyé pour garder les frontières ; et y étoit et usoit de toutes choses touchant faits d’armes, comme roi. Cil messire Geffroy étoit encore trop durement courroucé de la prise et du conquêt de Calais ; et lui en déplaisoit, par semblant, plus que à nul autre chevalier de Picardie : si mettoit toutes ses ententes et imaginations à regarder comment il le put ravoir. Et sentoit pour ce temps un capitaine en Calais, qui n’étoit mie trop haut homme, ni de l’extraction d’Angleterre. Si s’avisa le dit messire Geffroy que il feroit essayer au dit capitaine, qui s’appeloit Aimery de Pavie, si pour argent il pourroit marchander à lui, par quoi il r’eut en sa baillie la dite ville de Calais ; et s’y inclina, pourtant que celui Aimery étoit Lombard, et Lombards de leur nature sont convoiteux. Oncques de cette imagination le dit messire Geffroy ne put issir ; mais procéda sus et envoya secrètement et couvertement devers cil Aimery : car pour ce temps trêves étoient, et pouvoient ceux de Saint-Omer aller à Calais, et ceux de Calais à Saint-Omer ; et y alloient les gens de l’une à l’autre faire leurs marchandises. Tant fut traité, parlé, et l’affaire demenée secrètement que cil Aimery s’inclina à ce marché ; et dit que, parmi vingt mille écus qu’il devoit avoir au livrer le châtel, il le rendroit. Et se tint le dit messire Geffroy pour tout assuré de ce marché.

Or avint que le roi d’Angleterre le sçut ; je ne sais mie comment ce fut, ni par quelle condition ; mais il manda le dit Aimery qu’il vint parler à lui à Londres. Le Lombard, qui jamais n’eût pensé que le roi d’Angleterre sçût cette affaire, car trop secrètement l’avoit demenée, entra en une nef et arriva à Douvres, et vint à Londres à Westmoustier devers le roi.

Quand le roi vit son Lombard, il le traist d’une part et dit : « Aimery, viens avant : tu sais que je t’ai donné en garde la chose du monde que plus aime après ma femme et mes enfans, le châtel et la ville de Calais, et tu l’as vendue aux François et me veux trahir. Tu as bien desservi mort. » Aimery fut tout ébahi des paroles du roi, car il se sentoit forfait. Si se jeta à genoux devant le roi et dit, en priant mercy à jointes mains : « Ha ! gentil sire, pour Dieu ! mercy. Il est bien voir ce que vous dites ; mais encore se peut bien le marché tout dérompre, car je n’en reçus oncques denier. »

Le gentil roi d’Angleterre eut pitié du Lombard que moult avoit aimé[2], car il l’avoit nourri d’enfance et dit : « Aimery, si tu veux faire ce que je te dirai, je te pardonnerai mon mautalent. » Aimery, qui grandement se reconforta de celle parole, dit : « Monseigneur, je le ferai, quoique coûter me doive, tout ce que vous me commanderez. » — « Je veux, dit le roi, que tu poursuives ton marché ; et je serai si fort en la ville de Calais, à la journée, que les François ne l’auront mie, ainsi qu’ils cuident. Et pour toi aider à excuser, si Dieu me veuille aider, j’en sais pire gré à messire Geffroy de Chargny que à toi, qui en bonnes trêves a ce pourchassé. »

Aimery de Pavie se leva atant devant le roï, qui en genoux et en grand’cremeur avoit été, et dit : « Certes, très cher sire, par son pourchas voirement a ce été, et non pas par le mien, car jamais je n’y eusse osé penser. » — « Or, va, dit le roi, et fais la besogne ainsi que je t’ai dit ; et le jour que tu devras livrer le châtel, si le me signifie. »

En cel état et sur la parole du roi se partit Aimery de Pavie et s’en retourna arrière à Calais, et ne fit nul semblant à ses compagnons de chose qu’il eut emprise à faire. Messire Geffroy de Chargny, qui se tenoit pour tout assuré d’avoir le châtel de Calais, se pourvut de l’argent ; et crois qu’il n’en parla oncques au roi de France, car le roi ne lui eut jamais conseillé à ce faire, pour la cause des trêves qu’il eut enfreintes. Mais le dit messire Geffroy de Chargny s’en découvrit bien secrètement à aucuns chevaliers de Picardie, qui tous furent de son accord, car la prise de Calais leur touchoit trop malement ; et à tels que au seigneur de Fiennes, à messire Eustache de Ribeumont, à messire Jean de Landas, à messire Pépin de Were, au seigneur de Créqui, à messire Henry du Bois, et à plusieurs autres ; et avoit sa chose si bien appareillée qu’il devoit avoir cinq cents lances. Mais la greigneur partie de ces gens d’armes ne savoient où il les vouloit mener, fors tant seulement aucuns grands barons et bons chevaliers, auxquels il touchoit bien de le savoir. Si fut cette chose si approchée que, droitement la nuit de l’an, la chose fut arrêtée d’être faite, et devoit le dit Aimery délivrer le château de Calais en celle nuit[3]. Si le signifia le dit Aimery, par un sien frère, ainsi qu’il avoit promis, au roi d’Angleterre.

  1. L’auteur des Chroniques de France, chap. 44, raconte la tentative de Geoffroy de Charny sur Calais à la suite d’événemens arrivés dans le mois de décembre 1349. Robert d’Avesbury la fixe au 2 janvier 1349 (1350) in crastino circumcisionis Domini. Walsingbam la place aussi sous cette année. En combinant leur récit avec celui de Froissart, il résulte que cette tentative a dû se faire dans la nuit du 31 décembre 1349 au 1er janvier 1350, ou du 1er au 2 janvier, suivant Avesbury.
  2. Aimery de Pavie fut nommé par Édouard, commandant de ses vaisseaux, le 24 avril 1348, à Westminster. Avesbury assure qu’Aimery avait consulté le roi avant de s’engager dans ce complot.
  3. Le 1er janvier 1350.