Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 210-211).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLIV.


Comment le sénéchal de Beaucaire se partit du siége d’Angoulême et prit toute la garnison de Anchenis et bien huit cents grosses bêtes.


Les nouvelles vinrent en l’ost devant la cité d’Angoulême comment les Anglois avoient repris Ville-Franche, pour cause du châtel qu’ils avoient laissé sans abattre. Si se repentoit trop le duc de ce que si simplement s’en étoient partis, quand ils n’avoient ars ou abattu le châtel ; mais amender ne le pouvoit. Si se tint à siége devant la cité d’Angoulême un grand temps, et y fit par plusieurs fois assaillir ; mais peu y conquit, car elle étoit bien défendue. Quand le duc de Normandie et son conseil virent que par assaut ils ne la pourroient gagner, et qu’ils perdoient chacun jour de leurs gens à l’assaillir, si firent commander et crier que nul n’allât plus assaillir ; ainçois se délogeassent et allassent loger plus près de la cité. Tous obéirent au commandement de leur souverain : ce fut raison. Ce siége durant devant la cité d’Angoulême, vint un jour au duc de Normandie le sénéchal de Beaucaire[1], un vaillant chevalier, et lui dit : « Sire, je sais bien toutes les marches de ce pays ; s’il vous plaisoit, et vous me voulussiez prêter six ou sept cents armures de fer, je irois aventurer à val ce pays pour querre bêtes et vitailles ; car assez tôt nous en aurons défaut. » Tout ce plut bien au duc et à son conseil. Si prit lendemain le sénéchal plusieurs chevaliers et écuyers qui se désiroient à avancer, et se boutèrent dessous lui le duc de Bourbon, le comte de Ponthieu son frère, le comte de Tancarville, le comte de Forez, le dauphin d’Auvergne, le sire de Coucy, le sire d’Aubigny, le sire d’Offemont, le sire de Beaujeu, le sire de Pons, le sire de Parthenay, messire Guichart d’Angle, messire Saintré et plusieurs autres chevaliers et écuyers, tant qu’ils furent bien entre mille et neuf cents lances. Si montèrent à cheval sur une vesprée, et chevauchèrent toute la nuit jusques au point du jour que l’aube crevoit ; et tant exploitèrent qu’ils vinrent assez près d’une grosse ville, qui étoit nouvellement rendue aux Anglois, et l’appeloit-on Anchenis. Là endroit vint une espie au dit sénéchal, et lui dit que dedans Anchenis avoit bien six vingt armures de fer, Gascons et Anglois, et trois cents archers, qui trop défendroient la ville si on les assailloit. « Mais j’ai vu, dit l’espie, issir la proie hors de la ville, et y a bien sept ou huit cents grosses bêtes ; et sont par dessous la ville ès prés. » Quand le sénéchal de Beaucaire ouït ce, il dit aux seigneurs qui là étoient : « Mes seigneurs, je conseille que vous demeurez en cette vallée couvertement, et je m’en irai atout soixante compagnons accueillir cette grand’proie, et là vous amènerai ci en droit. Et si ces Anglois issent pour rescourre leur proie, ainsi que je pense bien qu’ils feront, je les amènerai tout fuyant jusques à vous ; car je sais bien qu’ils me chasseront follement ; et vous leur irez au-devant hardiment : si serons tous vôtres par raison. » Chacun s’assentit à ce conseil. Adonc s’en partit le dessus dit sénéchal atout soixante compagnons bien montés ; et chevauchèrent par voies couvertes autour de la ville, ainsi que l’espie les menoit, et tant qu’ils vinrent en ces beaux prés et larges où les bêtes pâturoient. Si se vont tantôt épandre et remettre ces bêtes ensemble, et puis chassèrent tout devant eux au-dessous de la ville, par une autre voie qu’ils n’étoient venus. Les gardes de la porte et la guette du châtel, qui tout ce véoient, commencèrent à faire friente et à corner et à émouvoir ceux de la ville, et les compagnons, qui espoir dormoient encore, car il étoit moult matin. Sitôt qu’ils furent éveillés, ils saillirent sus vîtement, et ensellèrent leurs chevaux, et s’assemblèrent tous en la place. Sitôt qu’ils se furent recueillis, et leur capitaine venu, un moult appert chevalier anglois qui s’appeloit messire Étienne de Lucy, ils vidèrent chacun qui mieux mieux, et ne demeurèrent en la ville, fors que les vilains, dont ils firent folie. Les Anglois, qui s’étoient mis aux champs pour rescourre leur proie, se hâtèrent durement, en écriant aux François : « Vous n’en irez mie ainsi. » Le sénéchal et sa route commencèrent à hâter leur proie, pour venir en leur embûche ; et tant firent qu’ils en furent assez près.

Quand ces seigneurs de France, où moult avoit de grands seigneurs et de vaillans hommes qui étoient là venus pour quérir les armes, virent la proie approcher et leur bon sénéchal chasser, chacun sire écria son cri et fit sa bannière hâter et passer avant ; et s’en vinrent férir de plein bond en ces Anglois qui chassoient et qui furent tous émerveillés quand ils les virent ; et fussent volontiers retournés s’ils eussent pu ; mais ils n’eurent mie loisir, car ils furent tellement épars, que en bref heure ils furent tous rués jus, pris et morts. Là fut pris le capitaine et tous ceux d’honneur qui devers lui étoient, et le demeuraut mort. Et puis chevauchèrent les François vîtement devers la ville, et entrèrent dedans d’assaut, car elle étoit sans garde ; et la première bannière qui y entra ce fut celle du duc de Bourbon. Si se saisirent Les seigneurs de la ville, et la rafraîchirent de nouvelles gens et de capitaine, et puis s’en partirent à toute leur proie et leurs prisonniers, et revinrent lendemain devant la cité d’Angoulême, où le siége se tenoit, où ils furent reçus à grand’joie. Et moult y acquit le sénéchal de Beaucaire en cette chevauchée grand’grâce, pourtant qu’il l’a voit mise sus, combien qu’il y eût eu plus grands seigneurs assez qu’il n’étoit.

  1. Il s’appelait Guillaume Rolland.