Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 211-212).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLV.


Comment le capitaine d’Angoulême et tous ses compagnons s’en allèrent subtilement avec tous leurs biens à Aiguillon.


Ainsi se tint des seigneurs de France un grand temps le siége devant Angoulême. Et couroient les François tout le pays que les Anglois avoient conquis, et y faisoient maint destourbier, et ramenoient souvent en leur ost des prisonniers, et grands proies quand ils les trouvoient à point ; et moult y acquirent les deux frères de Bourbon grand’grâce, car ils étoient toujours des premiers chevauchans. Quand Jean de Norvich, capitaine et souverain d’Angoulême, vit et considéra que le duc de Normandie n’avoit talent de déloger, s’il n’avoit la cité à sa volonté, et sentoit que les pourvéances de laiens amenrissoient, et que le comte Derby ne faisoit nul apparent de lever le siége, et aussi que ceux de la ville s’inclinoient plus aux François que autre part, et volontiers se fussent piéça tournés, s’ils eussent osé, si se douta de trahison et que mal ne l’en prît, il et ses compagnons. Si se avisa que à toutes ces choses il pourverroit de remède, et se pourpensa d’une grand’subtilité. Droitement la nuit de la Purification Notre-Dame, à l’entrée de février[1], il vint aux créneaux de la cité, tout seul, sans soi découvrir de chose qu’il voulût faire ni dire, à nul homme, et fit signe de son chaperon qu’il vouloit parler à qui que ce fût. Ceux qui perçurent ce signe vinrent celle part et lui demandèrent qu’il vouloit. Il répondit : « Je parlerois volontiers à monseigneur le duc de Normandie, ou à l’un de ses maréchaux. » Ceux qui là étoient répondirent : « Demeurez là un petit, et nous irons devers lui et le vous ferons venir sans faute. » Adonc se partirent-ils de Jean de Norvich, et vinrent au logis du dit duc, et lui recordèrent que le capitaine d’Angoulême parleroit volontiers à lui ou à l’un de ses maréchaux. — « Savez-vous de quoi, dit le duc ? » Cils répondirent : « Monseigneur, nennin. » Lors s’avisa le duc et dit que lui-même iroit. Si monta à cheval, et aucuns chevaliers de son hôtel, et chevaucha jusques aux murs de la cité, et trouva Jean de Norvich qui s’appuyoit aux créneaux. Sitôt qu’il vit le duc, il ôta son chaperon et le salua. Adonc lui demanda le duc : « Jean, comment va ? Vous voulez vous rendre ? » Il répondit : « Je ne suis mie de ce conseillé à faire ; mais je vous voudrois prier que, pour révérence du jour Notre-Dame, qui sera demain, vous nous accordissiez un répit à durer le jour de demain tant seulement ; par quoi les nôtres ni les vôtres ne pussent gréver l’un l’autre, mais demeurassent en paix. » Le duc, qui n’y pensoit que tout bien, lui accorda liement, et dit : « Je le veuil. » Ainsi demeura la cité d’Angoulême en paix. Quand vint le jour de la Chandeleur au matin, Jean de Norvich s’arma, et fit armer tous ses compagnons uns et autres, et enseller leurs chevaux, et trousser tout leur harnois ; et puis fit ouvrir la porte, et se mit hors de la cité. Quand ceux de l’ost virent ces gens d’armes issir, si furent tous émerveillés et effrayés ; et se commença l’ost à émouvoir, car ils cuidoient que les Anglois leur vinssent courir sus. Adonc s’avança Jean de Norvich qui chevauchoit tout devant, et dit : « Seigneurs, seigneurs, souffrez-vous. Ne faites nul mal aux nôtres, car nous avons trêves ce jour d’hui tout entier, ainsi que vous savez, accordées par monseigneur le duc de Normandie, et de nous aussi : si vous ne le savez, si l’allez savoir ; et pouvons bien sur cette trêve aller et chevaucher quelle part que nous voulons. » Ces nouvelles vinrent au duc, pour savoir qu’il en vouloit faire. Il répondit : « Laissez-les aller, de par Dieu, quel part qu’ils voudront ; nous ne les pouvons par raison contraindre à demeurer ; je leur tiendrai ce que je leur ai promis. » Ainsi s’en alla Jean de Norvich et sa route ; et passèrent parmi l’ost du duc de Normandie, sans nul dommage ; et vinrent dedans Aiguillon où ils furent reçus à grand’joie. Si leur recorda Jean de Norvich comment il étoit parti de la cité d’Angoulême, et avoit sauvé tout le sien et aussi de ses compagnons. Si dirent les chevaliers qui là étoient qu’il avoit bien ouvré et qu’il s’étoit avisé d’une trop grand’subtilité.

  1. On a vu ci-dessus que l’armée s’assembla à Toulouse le 3 février ; ainsi il n’est pas possible qu’elle fût le 1er de ce mois devant Angoulême. De deux choses l’une, ou ce ne fut point l’armée assemblée à Toulouse qui assiégea Angoulême, comme le dit Froissart dans le chapitre qu’on vient de citer, ou bien la date qu’il assigne au siége de cette place est fausse. Si, au lieu de la Purification, il disait l’Annonciation, l’intervalle serait suffisant : peut-être son erreur vient-elle de ce qu’il a confondu ces deux fêtes.