Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXII

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Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXII.


Comment le duc de Normandie fit faire quatre grands kas sur quatre grands nefs pour assaillir Aiguillon ; et comment ils furent débrisés de ceux du châtel et un effondré.


Lendemain vinrent deux maîtres engigneurs au duc de Normandie et aux seigneurs de son conseil, et dirent que, si on les vouloit croire et livrer bois et ouvriers à foison, ils feroient quatre grands kas[1] forts et hauts sur quatre grands forts nefs et que on mèneroit jusques aux murs du châtel, et seroient si hauts qu’ils surmonteroient les murs du château. À ces paroles entendit le duc volontiers, et commanda que ces quatre kas fussent faits, quoi qu’ils dussent coûter, et que on mît en œuvre tous les charpentiers du pays, et que on leur payât largement leur journée, parquoi ils ouvrissent plus volontiers et plus appertement. Ces quatre kas furent faits à la devise et ordonnance des deux maîtres, en quatre fortes nefs ; mais on y mit longuement, et coûta grands deniers. Quand ils furent parfaits, et les gens dedans entrés qui à ceux du châtel devoient combattre, et ils eurent passé la moitié de la rivière, ceux du chàtel firent descliquer quatre martinets[2] qu’ils avoient nouvellement fait faire, pour remédier contre les quatre kas dessusdits. Ces quatre martinets jetèrent si grosses pierres et si souvent sur ces kas, qu’ils furent bientôt débrisés, et si froissés que les gens d’armes et ceux qui les conduisoient ne se purent dedans garantir. Si les convint retraire arrière, ainçois qu’ils fussent outre la rivière ; et en fut l’un effondré au fond de l’eau, et la plus grand’partie de ceux qui dedans étoient noyés ; dont ce fut pitié et dommage : car il y avoit de bons chevaliers et écuyers, qui grand désir avoient de leurs corps avancer, pour honneur acquerre.

  1. Espèce de machine dans laquelle les assiégeans approchaient des murs à couvert.
  2. Machines à lancer de grosses pierres.