Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 215-216).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXI.


Comment le duc de Normandie fit assaillir Aiguillon ; et comment le pont d’Aiguillon fut conquis où il eut moult de morts et de blessés.


De tels rencontres et de tels hutins y avoit souvent, sans les assauts et les escarmouches qui étoient presque tous les jours à ceux du châtel. Et ce arguoit durement le duc de Normandie, pourtant que ceux d’Aiguillon se tenoient si vaillamment ; et étoit telle l’intention du duc qu’il ne s’en partiroit par nulle condition, si le roi de France son père ne le demandoit, si l’auroit conquis, et les Anglois qui dedans étoient mis à sa volonté. Or avisèrent les François une manière d’assaut, et fit-on un jour armer tous ceux de l’ost ; et commandèrent les seigneurs que ceux de Toulouse, ceux de Carcassonne, et ceux de Beaucaire et leurs sénéchaussées assaillissent du matin jusques à midi, et ceux de Rouergue, de Caours et d’Agénois, à leur retraite, jusques à vêpres ; et cil qui pourroit premier gagner le pont de la porte du châtel on lui donneroît tantôt cent écus. Le duc de Normandie, pour mieux fournir cet assaut, fit venir et assembler sur la rivière grand plenté de nefs et de chalans[1]. Les plusieurs entrèrent dedans pour passer la dite rivière, et aucuns passèrent au pont. Ceux du châtel qui virent l’ordonnance de l’assaut furent tous appareillés pour défendre. Lors commença un trop plus fort assaut qu’il n’y avoit encore eu. Qui là vit gens abandonner vies et corps, et approcher le pont, pour gagner les cent écus, et presser l’un sur l’autre, si comme par envie, et qui regardât aussi ceux du châtel eux défendre vassalement, il se put bien émerveiller. Finablement, au fort de la besogne, aucuns se mirent en une nacelle en l’eau pardessous le pont, et jetèrent grands et gros crocs et havets au dit pont-levis, et puis tirèrent si fort qu’ils rompirent les chaînes qui le pont tenoient, et le avalèrent jus par force. Qui adonc vit gens lancer sur ce pont, et trébucher l’un sur l’autre, dix ou douze en un mont, et vit ceux de la porte jeter pierres, grands pots pleins de chaux et grands merreins, bien put voir grand’merveille, et gens mes-haigner et mourir et trébucher en l’eau. Toutefois fut le pont conquis par force ; mais il leur coûta grandement de leurs gens, plus qu’il ne valut. Quand le pont fut gagné, ceux de l’ost eurent plus à faire que devant, car ils ne pouvoient aviser voie comment ils pussent gagner la porte. Si se retrairent à leurs logis ; car jà étoit tard, et avoient mestier de reposer. Quand ils furent retraits, ceux du châtel issirent hors, et refirent le pont plus fort que devant.

  1. Espèce de barque. Ce mot s’est conservé dans plusieurs provinces dans le dialecte populaire, ainsi que beaucoup d’autres mots employés par Froissart, placés aujourd’hui hors de l’usage commun.