Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 217-218).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXIV.


Comment le roi d’Angleterre fit son mandement pour aller en Gascogne ; mais par le conseil de messire Godefroy de Harecourt il s’en alla en Normandie.


Si avoit ouï recorder le dessus dit roi d’Angleterre que ses gens étoient durement astreins et fort assiégés dedans le châtel d’Aiguillon, et que le comte Derby son cousin, qui se tenoit à Bordeaux, n’étoit mie fort pour tenir les champs et lever le siége du duc de Normandie de devant Aiguillon. Si se pensa qu’il mettroit sus une grosse armée de gens d’armes et les amèneroit en Gascogne, Si commanda à faire ses pourvéances tout bellement, et à mander gens parmi son royaume et ailleurs aussi où il les pensoit avoir, parmi ses deniers payans.

En ce temps arriva en Angleterre messire Godefroy de Harecourt, qui étoit banni et enchassé de France, ainsi que vous avez ouï[1]. Si se traist tantôt devers le roi et la roine, qui se tenoient adonc à Cartesée[2], à quatorze lieues de la cité de Londres, sur la rivière de Tamise, qui reçurent le dit messire Godefroy moult liement ; et le retint tantôt le roi de son hôtel et de son conseil, et lui assigna belle terre et grande en Angleterre, pour lui et son état tenir et maintenir bien et étoffément. Assez tôt après eut le dit roi ordonné et appareillé une partie de ses besognes ; et avoit fait venir et assembler au hâvre de Hantonne grand’quantité de nefs et de vaisseaux ; et faisoit celle part traire toutes manières de gens d’armes et d’archers.

Environ la Saint-Jean-Baptiste, l’an mil trois cent quarante six, se partit le roi de madame la roine sa femme, et prit congé de li, et la recommanda en la garde du comte de Kent son cousin ; et établit le seigneur de Percy et le seigneur de Neufville à être gardiens de tout son royaume, avec quatre prélats, c’est à savoir, l’archevêque de Cantorbie, l’archevêque d’Yorch, l’évêque de Lincole et l’évêque de Durem[3]. Et ne vida mie tellement son royaume qu’il n’y demeurât assez de bonnes gens pour le garder et défendre, si mestier étoit. Puis chevaucha le roi et vint sur les marches de Hantonne ; et là se tint tant qu’il eut vent pour lui et pour toutes ses gens. Si entra en son vaisseau[4], et le prince de Galles son fils, et messire Godefroy de Harecourt, et chacun autre sire, comte et baron entre ses gens, ainsi que ordonné étoit. Si pouvoient être en nombre quatre mille hommes d’armes et dix mille archers, sans les Yrlois et aucuns Gallois, qui suivoient son ost tout à pied[5].

Or vous nommerai aucuns grands seigneurs qui furent avec le dit roi : et premièrement Édouard son ains-né fils, prince de Galles, qui lors étoit en l’âge de quatorze ans ou environ[6], le comte de Herfort, le comte de Norenton, le comte d’Arondel, le comte de Cornouaille, le comte de Warvich, le comte de Hostidonne, le comte de Suffolch, le comte d’Askesuffort ; et des barons : messire Jean de Mortemer qui puis fut comte de la Marche, messire Jean, messire Louis et messire Roger de Beauchamp, messire Regnault de Cobehen, le sire de Moutbray, le sire de Ros, le sire de Lussy, le sire de Felleton, le sire de Brasseton, le sire de Multon, le sire de la Ware, le sire de Manne, le sire de Basset, le sire de Bercler, le sire de Willebi et plusieurs autres ; et des bacheliers, messire Jean Chandos, messire Guillaume Fitz-Varrine, messire Pierre et messire Jacques d’Audelée, messire Roger de Wettevale, messire Berthelémy de Brues, messire Richard de Pennebruges, et moult d’autres que je ne puis mie tous nommer[7].

Peu d’étrangers y avoit : si y étoit de la comté de Hainaut messire Oulphart de Ghistelle, et cinq ou six chevaliers d’Allemaigne, que je ne sais mie nommer.

Si singlèrent ce premier jour à l’ordonnance de Dieu, du vent et des mariniers, et eurent assez bon exploit pour aller devers Gascogne, où le roi tendoit à aller. Au tiers jour qu’ils se furent mis sur mer, le vent leur fut contraire et les rebouta sur les marches de Cornouaille ; si geurent là à l’ancre six jours. En ce termine eut le roi autre conseil, par l’ennort et information de messire Godefroy de Harecourt, qui lui conseilla pour le mieux, et faire plus grand exploit, qu’il prit terre en Normandie. Et dit bien adonc au roi le dit messire Godefroy : « Sire, le pays de Normandie est l’un des plus gras du monde ; et vous promets, sur l’abandon de ma tête, que si vous arrivez là, vous y prendrez terre à votre volonté : ni jà nul ne vous viendra au devant qui rien vous dure ; car ce sont gens en Normandie qui oncques ne furent armés, et toute la fleur de la chevalerie qui y peut être git maintenant devant Aiguillon avec le duc ; et trouverez en Normandie grosses villes et bastides[8] qui point ne sont fermées, où vos gens auront si grand profit qu’ils en vaudront mieux vingt ans après ; et vous pourra votre navie suivir jusques bien près de Caen en Normandie. Si vous prie que je sois cru et ouï de ce voyage. Et pour certain vous et nous tous en vaudrons mieux ; car nous y trouverons or, argent, vivres et tous autres biens à grand’plenté. »

  1. Godefroy de Harcourt était en Angleterre depuis long-temps : il avait fait hommage à Édouard en qualité de roi de France avant le 13 juin de l’année 1345.
  2. Chertsey, près de la Tamise, et à vingt milles de Londres.
  3. Les prélats et les seigneurs qui viennent d’étre nommés formaient vraisemblablement le conseil du prince Lionnel, que son père avait établi gardien de tout le royaume pendant son absence, par ses lettres datées du 25 juin.
  4. Édouard s’embarqua le 2 juillet.
  5. On porte le nombre des Irlandais à 6,000 et celui des Gallois ou Welshmen à 12,000 qui, réunis aux 4,000 hommes d’armes et aux 10,000 archers, ne feraient en tout qu’une force de 32,000 hommes ; mais il est probable que Froissart porte ces forces au-dessous de ce qu’elles étaient, puisque Knyghton rapporte qu’il fallut 1,100 grands bâtimens pour transporter l’armée d’Édouard, sans compter les 600 petits bâtimens, destinés à porter sans doute les approvisionnemens.
  6. Il était né le 15 juin 1330 ; il avait donc alors seize ans révolus.
  7. Barnès, dans Sa vie d’Édouard III, donne une liste de ces noms, et assure qu’à partir de lord Ughtred les vingt-deux derniers sont tirés d’un ancien manuscrit de la bibliothèque de Cambridge intitulé Acta Edwardi filii Edwardi tertii. Voici ces noms qui serviront à rectifier l’orthographe de ceux donnés par Froissart.

    Comtes : Humphry Bohun, comte d’Hereford et d’Essex ; William Bohun son frère, comte de Northampton ; Thomas Beauchamp, comte de Warwick ; Richard Fitz Alan, comte d’Arundel ; John Vere, comte d’Oxford, William Clinton ; comte de Huntingdon ; Robert Hufford comte de Suffolk.

    Barons : le jeune lord Roger Mortimer, lord Gérard Lisle et son parent lord John Lisle, lord Reginald Cobham, les lords John et Roger Beauchamp, lord John Mowbray, lord William Roos de Hamlake, lord Thomas Lucy de Cockermouth, lord William Felton, lord Thomas Bradestan, lord Ralph Basset de Sapcoat, John lord Willoughby d’Eresby, lord Pierre Manly, cinquième du nom, lord Ughtred, John lord Fitz Walter, William lord Kerdeston, lord Roger Say, lord Amaury de Saint-Amand, lord Robert Bourchier, lord John le Strange, lord Édouard Montagu, lord Richard Talbot, lord John Mobun de Dunster, William lord Boteler de Evemme, Robert lord Ferrers, John lord Seymour, John lord Grey, William lord Botreaux, lord Hugh Spenser, lord John Striveling, Michel lord Poynings, Robert lord Moiley, Thomas lord Ashley, John Sutton, lord Nicolas Cantilupe.

    Chevaliers : sir John Chandos, lord Pierre Audley, lord James Audley, lord Barthélemy Burgherst le jeune, lord Thomas Rolland, lord Fulk Fitz Warren, sir Richard Pembridge.

  8. Ce mot, qui exprime communément une place fortifiée, parait devoir signifier ici des fermes ou des métairies ; il a encore cette signification dans quelques-unes de nos provinces méridionales.