Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXCV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 243-244).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCXCV.


Comment le roi d’Angleterre fit chercher les morts pour en savoir le nombre, et fit enterrer les corps des grands seigneurs.


Le dimanche, ainsi que le roi d’Angleterre issoit de la messe, revinrent les chevaucheurs et les archers, qui envoyés avoient été pour découvrir le pays, et savoir si aucune assemblée et recueillette se faisoit des François : si recordèrent au roi tout ce qu’ils avoient vu et trouvé, et lui dirent bien qu’il n’en étoit nul apparent. Adonc eut conseil le roi qu’il enverroît chercher les morts pour savoir quels seigneurs étoient là demeurés. Si furent ordonnés deux moult vaillans chevaliers pour aller là, et en leur compagnie trois hérauts pour reconnoître leurs armes et deux clercs pour écrire et enregistrer les noms de ceux qu’ils trouveroient. Les deux chevaliers furent messire Regnault de Cobehen et messire Richard de Stanfort. Si se partirent du roi et de son logis, et se mirent en peine de voir et visiter tous les occis. Si en trouvèrent si grand’foison qu’ils en furent tous émerveillés ; et cherchèrent au plus justement qu’ils purent ce jour tous les champs, et y mirent jusques à vespres bien basses. Au soir, ainsi que le roi d’Angleterre devoit aller souper, retournèrent les dessus nommés deux chevaliers devers le roi, et firent juste rapport de tout ce qu’ils avoient vu et trouvé. Si dirent que onze chefs de princes[1] étoient demeurés sur la place, quatre vingt bannerets, douze cents chevaliers d’un écu[2], et environ trente mille hommes d’autres gens. Si louèrent le dit roi d’Angleterre, le prince son fils et tous les seigneurs, grandement Dieu, et de bon courage, de la belle journée qu’il leur avoit envoyée, que une poignée de gens qu’ils étoient au regard des François, avoient ainsi déconfit leurs ennemis. Et par espécial, le roi d’Angleterre et son fils complaignirent longuement la mort du vaillant roi de Behaigne, et le recommandèrent grandement, et ceux qui de-lez lui étoient demeurés.

Si arrêtèrent encore là celle nuit, et le lundi au matin ils ordonnèrent de partir ; et fit le dit roi d’Angleterre, en cause de pitié et de grâce, tous les corps des grands seigneurs, qui là étoient demeurés, prendre et ôter de dessus la terre et porter en un moûtier près de là, qui s’appelle Montenay[3], et ensevelir en sainte terre ; et fit à savoir à ceux du pays qu’il donnoit trêves trois jours pour chercher le champ de Crécy et ensevelir les morts ; et puis chevaucha outre vers Montreuil sur la mer ; et ses maréchaux coururent devers Hesdin, et ardirent Waubain et Serain[4] ; mais au dit châtel ne purent-ils rien forfaire, car il étoit trop fort ; et si étoit bien gardé. Si se logèrent ce lundi sur la rivière de Hesdin[5], du côté devers Blangis[6], et lendemain ils passèrent outre et chevauchèrent devers Boulogne. Si ardirent en leur chemin la ville de Saint-Josse et le Neuf-Châtel ; et puis Estaples et Rue et tout le pays de Boulonnois ; et passèrent entre les bois de Boulogne et la forêt de Hardelo, et vinrent jusques à la grosse ville de Wissant. Là se logea ledit roi et le prince et tout l’ost, et s’y rafraîchirent un jour ; et le jeudi[7] s’en partirent et s’en vinrent devant la forte ville de Calais. Or parlerons un petit du roi de France, et conterons comment il persévéra.

  1. On peut voir dans la lettre de Michel de Northburgh citée en note, le nombre des morts et les noms des principaux d’entre eux.
  2. On appelait chevaliers d’un écu, ceux qui servaient le prince de leur seule personne et qui n’avaient point d’autres chevaliers sous leurs ordres.
  3. Vraisemblablement, Maintenay, sur la rivière d’Authie.
  4. Peut-être Sorrus, près de Montreuil.
  5. Hesdin est situé sur la Canche.
  6. Blangis ou Blangy, bourg sur la Ternoise, entre Hesdin et Saint-Pol.
  7. Ce jeudi était le dernier jour d’août : l’intervalle paraît bien court pour renfermer tous les faits que raconte l’historien. Cependant, comme il peut absolument suffire, nous n’oserions l’accuser de s’être trompé, si Robert d’Avesbury n’assurait pas, p. 140, qu’Édouard n’arriva devant Calais que le 3 septembre. Cette date est confirmée par la lettre de Michel de Northburgh, qui est du 4 de ce mois, dans laquelle il dit qu’il a entendu que le propos {d’Édouard) est d’assiéger la ville de Calais. Cette expression parait supposer que le 4 septembre ce prince ne faisait que d’arriver devant la place ; car s’il y eût été établi dès le 31 août, il n’est guère probable que, quatre jours après, ses desseins eussent encore été douteux, et même qu’il n’eût pas déjà fait quelques dispositions pour l’attaque. On pourra consulter sur ce point le deuxième mém. de M. de Bréquigny sur l’Hist. de Calais, imprimé dans le Recueil de l’Acad. des Belles-Lettres.