Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXCVI

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Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCXCVI.


Comment le roi de France fut courroucé des seigneurs de son sang qui morts étoient en la bataille ; et comment il voulut faire pendre messire Godemar du Fay.


Quand le roi Philippe fut parti de la Broye, ainsi que ci-dessus est dit, à moult peu de gent, il chevaucha celle nuit tant que le dimanche au point du jour il vint en la lionne ville d’Amiens, et là se logea en l’abbaye du Gard[1]. Quand le roi fut là arrêté, les barons et les seigneurs de France et de son conseil qui demandoient pour lui[2], y arrêtèrent aussi, ainsi qu’ils venoient. Encore ne savoit le dit roi la grand’perte des nobles et des prochains de son sang qu’il avoit perdus. Ce dimanche au soir on lui en dit la vérité. Si regretta grandement messire Charles son frère le comte d’Alençon, son neveu le comte de Blois, son serourge le bon roi de Behaigne, le comte de Flandre, le duc de Lorraine et tous les barons et les seigneurs, l’un après l’autre. Et vous dis que messire Jean de Hainaut étoit adonc de-lez lui, et celui en qui il avoit la plus grand’fiance, et lequel fit un moult beau service à messire Godemar du Fay ; car le roi étoit fort courroucé sur lui, si que il le vouloit faire pendre, et l’eût fait sans faute, si n’eût été le dit messire Jean de Hainaut, qui lui brisa son ire et excusa le dit messire Godemar. Et étoit la cause que le roi disoit que il s’étoit mauvaisement acquitté de garder le passage de Blanche-Tache, et que par sa mauvaise garde les Anglois étoient passés outre en Ponthieu, par quoi il avoit reçu celle perte et ce grand dommage. Au propos du roi s’inclinoient bien aucuns de son conseil, qui eussent bien voulu que le dit messire Godemar l’eût comparé, et l’appeloient traître : mais le gentil chevalier l’excusa, et de raison partout ; car comment put-il avoir défendu ni résisté à la puissance des Anglois, quand toute la fleur de France n’y put rien faire ? Si passa le roi son mautalent adonc, au plus beau qu’il put, et fit faire les obsèques, l’un après l’autre, de ses prochains, et puis se partit d’Amiens et donna congé à toutes manières de gens d’armes, et retourna devers Paris. Et jà avoit le roi d’Angleterre assiégé la forte ville de Calais.

  1. Le roi se logea peut-être dans une maison appartenant à cette abbaye ; car l’abbaye même est située à trois lieues d’Amiens.
  2. Qui demandaient de ses nouvelles.