Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 184-185).
Livre I. — Partie I. [1344]

CHAPITRE CCXVIII.


Comment les Anglois se combattirent aux François, devant Bergerac, et comment les Anglois gagnèrent les faubourgs, où il eut plusieurs François morts et pris.


Ces gens d’armes et ces seigneurs de France, qui étoient dedans la ville de Bergerac, entendirent que les Anglois les venoient assaillir ; si en eurent grand’joie, et dirent entr’eux qu’ils seroient recueillis, et se mirent au dehors de leur ville en assez bonne ordonnance. Là avoit grand’foison de bidaux et de gens du pays mal armés. Les Anglois, qui venoient tous serrés et rangés, approchèrent tant que ceux de la ville les virent, et que leurs archers[1] commencèrent à traire fortement et esparsément. Lorsque ces gens de pied sentirent ces sajettes, et virent ces bannières et ces pennons, qu’ils n’avoient pas accoutumé à voir, si furent tous effrayés, et commencèrent à reculer parmi les gens d’armes ; et archers à traire sur eux de grand randon, et à mettre en grand meschef. Lors approchèrent les seigneurs d’Angleterre les François, les glaives au poing abaissés, et montés sur ces bons coursiers forts et apperts, et se férirent en ces bidaux de grand’manière. Si les abattoient de grand’force d’un côté et d’autre, et occioient à volonté. Les gens d’armes[2] de leur côté ne pouvoient aller avant pour eux, car les gens de pied reculoient sans nul arroy et leur brisoient le chemin. Là eut grand toullis et dur hutin et maint homme à terre ; car les archers d’Angleterre étoient accostés aux deux lez du chemin, et traioient si ouniement que nul n’osoit issir. Ainsi furent reboutés dedans leurs faubourgs ceux de Bergerac ; mais ce fut à tel meschef pour eux, que le premier pont et les barrières furent gagnées par force, et entrèrent les Anglois dedans avec eux. Et là, sur le pavement, eut maints chevaliers et écuyers morts et blessés et fiancés prisonniers de ceux qui se mettoient devant pour défendre le passage, et qui s’en vouloient acquitter loyalement à leur pouvoir. Et là fut occis le sire de Mirepoix[3], dessous la bannière messire Gautier de Mauny, qui toute première entra ès faubourgs. Quand le comte de Lille, le comte de Comminges, le vicomte de Carmaing, le sire de Duras, le vicomte de Villemur, le comte de Pierregort, le sire de Taride, et les barons de Gascogne, qui là étoient, virent le meschef, et comment les Anglois par force étoient entrés ès faubourgs, et tuoient et abattoient gens sans répit ni mercy, ils se trairent devers la ville et passèrent le pont, à quelque meschef que ce fût. Là y eut faite devant le pont une très bonne escarmouche qui longuement dura ; et y furent de la partie des Gascons les seigneurs dessus nommés très bons chevaliers, et du côté des Anglois le comte Derby, le comte de Pennebruich, messire Gautier de Mauny, messire Franque de Halle, messire Hue de Hastingues, le sire de Ferrières, messire Richard de Stanford. Et se combattoient ces chevaliers main à main par grand’vaillance ; et là eut faite mainte belle appertise d’armes, mainte prise et mainte rescousse. Là ne se pouvoit chevalerie et bachelerie céler ; et par espécialle sire de Mauny s’avançoit si avant entre ses ennemis que à grand peine l’en pouvoit-on ravoir. Là furent pris du lez des François, le vicomte de Bosquentin, le sire de Châteauneuf, le vicomte de Chàteaubon, le sire de l’Escun ; et se retrairent tous les autres dedans le fort et fermèrent leur porte, et avalèrent le ratel, et puis montèrent aux guérites d’amont, et commencèrent à jeter et à lancer et faire reculer leurs ennemis. Cet assaut et cette escarmouche dura jusques aux vespres, que les Anglois se retrairent tous lassés et tous travaillés, et se boutèrent ès faubourgs qu’ils avoient gagnés, où ils trouvèrent vins et viandes à grand’foison, pour eux et pour tout leur ost vivre largement à deux mois, s’il étoit mestier. Si passèrent cette nuit en grand’aise et en grand revel, et burent de ces bons vins assez, qui peu leur coûtoient, ce leur sembloit.

  1. Il faut entendre les archers anglais.
  2. Les gens d’armes français.
  3. Jean de Lévis, fils de Jean II du nom, qui lui survécut long-temps, qualifié sire de Mirepoix, parce que son père lui avait cédé cette seigneurie. D. Vaissette paraît avoir mal entendu ce passage dont il fait la critique ; il pense que Froissart a voulu dire que le sire de Mirepoix fut tué en combattant pour les Anglais : mais il est clair, par ce qui précède et ce qui suit, que Froissart n’a eu intention de dire autre chose, sinon que ce seigneur fut tué au milieu des gens qui combattaient sous la bannière de Mauny.