Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXX

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Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXX.


Comment le comte Derby assaillit Bergerac par eau et rompit un grand pan du palis ; et comment le comte de Lille et ses gens s’enfuirent à mie nuit.


Droit à heure de soleil levant furent les Anglois, qui ordonnés étoient pour assaillir par eau, en leur navie tous appareillés, et en étoit capitaine le comte de Kenfort. Là avoit avec lui plusieurs chevaliers et écuyers qui s’y étoient traits de grand’volonté pour leur corps aventurer. En cette navie avoit grand’foison d’archers ; si approchèrent vitement et vinrent jusques à un grand roullis[1] qui est devant le palis, lequel fut tantôt rompu et jeté par terre. Les hommes de Bergerac et la communauté de la ville regardèrent que nullement ils ne pouvoient durer contre tel assaut : si se commencèrent à ébahir, et vinrent au comte de Lille et aux chevaliers qui là étoient, et leur dirent : « Seigneurs, regardez que vous voulez faire ; nous sommes tous en aventure d’être perdus : si vaudroit mieux que nous la rendissions au comte Derby avant que nous eussions plus grand dommage. » Adonc, répondit le comte de Lille et dit : « Allons, allons cette part où vous dites que le péril est ; car nous ne la rendrons pas ainsi. » Lors s’en vinrent les chevaliers et écuyers de Gascogne qui là étoient, contre ces palis, et se mirent tous à défense de grand courage. Les archers anglois, qui étoient en leurs barges, traioient si ouniement et si roidement que à peine ne s’osoit nul apparoir, s’il ne se vouloit mettre en aventure d’être mort, ou trop maternent blessé, Dedans la ville avec les Gascons avoit bien deux cents arbalétriers gennevois, qui trop grand profit leur firent ; car ils étoient bien pavessés contre le trait des Anglois, et ensonnièrent tout ce jour grandement les archers d’Angleterre. Si en y eut plusieurs blessés d’une part et d’autre. Finablement les Anglois qui étoient en leur navie s’exploitèrent tellement qu’ils rompirent un grand pan du palis. Quand ceux de Bergerac virent le meschef, ils se trairent avant et requirent à avoir répit, tant qu’ils fussent conseillés pour eux rendre. Il leur fut accordé le surplus du jour et la nuit en suivant jusques à soleil levant, sauf tant que ils ne se devoient de rien fortifier. Ainsi se retrait chacun à son logis. Cette nuit furent en grand conseil les barons de Gascogne qui là étoient, à savoir comment ils se maintiendroient. Eux bien conseillés, ils firent enseller leurs chevaux et charger de leur avoir, et montèrent, et se partirent environ mie nuit, et chevauchèrent vers la Réole, qui n’est mie loin de là. On leur ouvrit les portes ; si entrèrent dedans et se logèrent et herbergèrent parmi la ville. Or vous dirons de ceux de Bergerac comment ils finèrent.

  1. Espèce de fortification faite avec des troncs d’arbres et de grosses branches.