Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 191-192).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXVIII.


Comment ceux d’Auberoche envoyèrent un de leurs varlets au comte Derby, pour dire leur nécessité, lequel fut pris de ceux de l’ost et jeté par un engin en la ville.


Quand messire Franque de Halle, messire Alain de Finefroide et messire Jean de Lindehalle virent l’oppression que les François leur faisoient ; et si ne leur apparoît confort ni aide de nul côté, si se commencèrent à ébahir ; et se conseillèrent entre eux comment ils se pourroient maintenir. « Il ne peut être, dirent-ils, que si le comte Derby savoit le danger où ces François nous tiennent, qu’il ne nous secourût, à quel meschef que ce fût : si seroit bon que nous lui fissions à savoir, mais que nous pussions trouver message. » Adonc demandèrent eux à leurs varlets s’il y avoit celui qui voulut gagner, et porter les lettres qu’ils avoient escriptes, à Bordeaux, et bailler au comte Derby. Lors s’avança un varlet et dit qu’il la porteroit volontiers, et ne le feroit mie tant pour convoitise de gagner, que pour eux délivrer du péril. Les chevaliers furent lies du varlet qui s’offroit de faire le message. Quand vint au soir par nuit, le varlet prit la lettre que les chevaliers lui baillèrent, qui étoit scellée de leurs trois sceaux, et lui encousirent en ses draps et puis le firent avaler ès fossés. Quand il fut au fond, il monta contre mont, et se mit à voie parmi l’ost, car autrement ne pouvoit-il passer ; et fut encontré du premier guet, et alla outre, car il savoit bien parler gascon, et nomma un seigneur de l’ost, et dit qu’il étoit à lui. On le laissa passer atant ; et cuida bien être échappé : mais non fut ; car il fut repris dehors les tentes, d’autres varlets qui l’amenèrent devant le chevalier du guet. Là ne put-il trouver aucune excusation qui rien lui valût. Si fut tâté et quis, et la lettre trouvée sur lui : si fut mené en prison et gardé jusques au matin, que les seigneurs de l’ost furent tous levés. Si furent tantôt informés de la prise du dit varlet. Adonc se retrairent-ils tous ensemble en la tente du comte de Lille : là fut la lettre lue que les chevaliers d’Auberoche envoyoient au comte Derby. Si eurent tous grand’joie, quand ils sçurent de vérité que les Anglois qui en la garnison se tenoient, étoient si étreints qu’ils ne se pouvoient plus tenir. Si que, pour eux plus gréver, ils prirent le varlet, et lui pendirent les lettres au cou, et le mirent tout en un mont en la fonde d’un engin[1], et puis le renvoyèrent dedans Auberoche.

Le varlet chéi tout mort devant les chevaliers qui là étoient, et qui furent moult ébahis et déconfortés quand ils le virent. « Ha ! dirent-ils, notre messager n’a mie fait son message : or ne savons nous qu’aviser ni quel conseil avoir qui nous vaille. » À ce coup étoient montés à cheval le comte de Pierregord et messire Roger de Pierregord son oncle, messire Charles de Poitiers, le vicomte de Carmaing, et le sire de Duras, et passèrent pardevant les murs de la forteresse au plus près qu’ils purent. Si écrièrent à ceux de dedans, et leur dirent en gabois[2] : « Seigneurs, seigneurs anglois, demandez à votre messager où il trouva le comte Derby si appareillé, quand en nuit se partit de votre forteresse, et jà est retourné de son voyage. » Adonc, répondit messire Franque de Halle, qui ne s’en put abstenir, et dit : « Par foi, seigneurs, si céans nous sommes enclos, nous en istrons bien quand Dieu voudra et le comte Derby ; et plût à Dieu qu’il sçût en quel état nous sommes. S’il le savoit, il n’y auroit si avisé des vôtres qui ne ressoignât à tenir les champs ; et si vous lui voulez signifier, l’un de nous se mettra en votre prison pour rançonner, ainsi que on rançonne un gentilhomme. » Dont répondirent les François : « Nennil, nennil, ce ne se portera mie ainsi ; le comte Derby le saura tout à temps, quand par nos engins nous aurons abattu rez à rez de terre ce châtel, et que vous, pour vos vies sauver, vous vous serez rendus simplement. » — « Certainement, répondit messire Franque, ce ne sera jà que nous nous rendons ainsi, pour être tous morts céans. » Dont passèrent les chevaliers françois outre, et revinrent à leurs logis ; et les trois chevaliers anglois demeurèrent à Auberoche tous ébahis, à voir dire ; car ces pierres d’engins leur donnoient si grands horions, que ce sembloit foudre qui descendît du ciel, quand elles frappoient contre les murs du château.

  1. On trouve la description de cette espèce de fronde dans l’Histoire de la Milice française, du P. Daniel.
  2. Moquerie.