Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 192-193).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXIX.


Comment le comte Derby sçut la nécessité de ceux d’Auberoche, et comment il fit son mandement pour les aller secourir et lever le siége du comte de Lille et des barons gascons qui devant étoient.


Toutes les paroles et les devises et le convenant du messager, comment il avoit été pris devant Auberoche, et l’état de la lettre, et la nécessité de ceux de dedans furent sçues et rapportées à Bordeaux au comte Derby et à messire Gautier de Mauny, par une leur espie qu’ils avoient envoyée en l’ost, et qui leur dit bien : « Certes, mes seigneurs, à ce que j’ai pu entendre, si vos chevaliers ne sont confortés dedans trois jours, ils seront ou morts ou pris ; et volontiers se rendroient, si on les vouloit prendre à mercy ; mais il me semble que nenni. » De ces nouvelles ne furent mie le comte Derby et messire Gautier de Mauny bien joyeux, et dirent entr’eux : « Ce seroit lâcheté et vilenie si nous laissons perdre trois si bons chevaliers que cils sont, qui si franchement se sont tenus dedans Auberoche. Nous irons cette part et nous émouverons tout premièrement, et manderons au comte de Pennebruich, qui se tient en Bergerac, qu’il soit à nous à celle heure, et aussi à messire Richard de Staffort et à messire Étienne de Tornby, qui se tiennent à Libourne. Adonc le comte Derby se hâta et envoya tantôt ses messages et ses lettres devers le comte de Pennebruich ; et se partit de Bordeaux à ce qu’il avoit de gens, et chevaucha tout couvertement devers Auberoche : bien avoit qui le menoit et qui connoissoit le pays. Si vint le comte Derby à Libourne, et là séjourna un jour, attendant le comte de Pennebruich, et point ne venoit. Quand il vit qu’il ne venoit point, il fut tout courroucé, et se mit à voie, pour le grand désir qu’il avoit de conforter ces chevaliers qui en Auberoche se tenoient ; car bien savoit qu’ils en avoient grand mestier. Si issirent de Libourne le comte Derby, le comte de Kenfort, messire Gautier de Mauny, messire Richard de Stanfort, messire Hue de Hastingues, messire Étienne de Tornby, le sire de Ferriers, et les autres compagnons, et chevauchèrent une nuit toute nuit, et vinrent lendemain à deux petites lieues d’Auberoche. Si se boutèrent en un bois, et descendirent de leurs chevauxi et les lièrent aux arbres et aux feuilles, et les laissèrent pâturer l’herbe, toujours attendans le comte de Pennebruich, et furent là toute la matinée jusques à nonne. Si s’émerveillèrent durement de ce qu’ils n’oyoient nulles nouvelles du comte. Quand vint sur la remontée, et ils virent que point ne venoit le dit comte, si dirent entre eux : « Que ferons nous ? Irons-nous assaillir nos ennemis, ou retournerons-nous ? » Là furent en grand’imagination quelle chose ils feroient, car ils ne se véoient mie gens pour combattre un tel ost qu’il avoit devant Auberoche, car ils n’étoient mie plus de trois cents lances et six cents archers ; et les François pouvoient être entre dix mille et onze mille hommes. Envis aussi le laissoient, car bien savoient que, si ils partoient sans lever le siége, ils perdroient le châtel d’Auberoche, et les chevaliers leurs compagnons qui dedans étoient. Finablement, tout considéré, et pesé le bien contre le mal, ils s’accordèrent à ce que, au nom de Dieu et de Saint-George, ils iroient combattre leurs ennemis. Or avisèrent eux comment ; et l’avis où le plus ils s’arrêtèrent leur vint de messire Gautier de Mauny, qui dit ainsi : « Seigneurs, nous monterons tous à cheval, et costierons tout à la couverte ce bois où nous sommes à présent, tant que nous serons sur l’autre coron au lez de là qui joint moult près de leur ost ; et quand nous serons près, nous férirons chevaux des éperons et crierons nos cris hautement : nous y entrerons droit sur l’heure de souper, et vous les verrez si surpris et si ébahis de nous, que ils se déconfiront eux-mêmes. » Adonc répondirent les chevaliers qui furent appelés à ce conseil : « Nous le ferons ainsi que vous l’ordonnez. » Si reprit chacun son cheval, et ressanglèrent étroitement, et firent restraindre leurs armures, et ordonnèrent tous leurs pages, leurs varlets et leurs malettes à demeurer là ; et puis chevauchèrent tout souef au long du bois, tant qu’ils vinrent sur l’autre cornée, où l’ost françois étoit logé assez près, en un grand val, sur une petite rivière. Lorsqu’ils furent là venus, ils développèrent leurs bannières et leurs pennons, et férirent chevaux des éperons, et s’en vinrent tout de front planter sur le large et férir en l’ost de ces seigneurs de France, qui furent bien surpris, et leurs gens aussi ; car de celle embuche ne se donnoient-ils garde, et se devoient tantôt seoir à souper ; et les plusieurs y étoient jà assis comme gens assurés ; car ils ne cuidassent jamais que le comte Derby dût là venir ainsi à cette heure.