Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 193-194).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXX.


Comment le comte Derby et messire Gautier de Mauny déconfirent le comte de Lille et tout son ost.


Ainsi vinrent les Anglois, frappant en cet ost, pourvus et avisés de ce qu’ils devoient faire, en écriant : « Derby, Derby au comte ! et Mauny, Mauny au seigneur ! » Puis commencèrent à couper et à découper tentes, trefs et pavillons, et reverser l’un sur l’autre, et abattre, occire et mes-haigner gens, et mettre en grand meschef. Si ne savoient les François auquel entendre, tant étoient eux fort hâtés ; et quand ils se traioient sur les champs pour eux recueillir et assembler, ils trouvoient archers tous appareillés qui leur traioient, versoient et occioient sans mercy et pitié. Là avint soudainement sur ces chevaliers de Gascogne un grand meschef, car ils n’eurent mie loisir d’eux armer ni traire sur les champs. Mais fut le comte de Lille pris dedans son pavillon, et moult durement navré, et le comte de Pierregort aussi dedans le sien, et messire Roger son oncle, et occis le sire de Duras et messire Aymeri de Poitiers, et pris le comte de Valentinois son frère[1]. Brièvement, on ne vit oncques tant de bonnes gens, chevaliers et écuyers qui là étoient, être perdus à si peu de fait ; car chacun fuyoit qui mieux mieux. Bien est vérité que le comte de Comminges, les vicomtes de Carmaing, de Villemur, de Bruniquel, le sire de la Barde et le sire de Taride, qui étoient logés d’autre part du châtel, se recueillirent et mirent leurs bannières hors, et allèrent vassalement sur les champs ; mais les Anglois, qui jà avoient déconfit la plus grand’partie de l’ost, s’en vinrent en criant leurs cris celle part, et se boutèrent ès plus drus, de plein bond, ainsi que gens tous réconfortés, et qui véoient bien que, si fortune ne leur étoit contraire, la journée étoit pour eux. Là eut fait mainte belle appertise d’armes, mainte prise et mainte rescousse. Quand messire Franque de Halle et messire Jean de Lindehalle, qui étoient au châtel d’Auberoche, entendirent la noise et la huée, et reconnurent les bannières et les pennons de leurs gens, ils s’armèrent et firent armer tous ceux qui avec eux étoient, et puis montèrent à cheval et issirent de la forteresse, et s’en vinrent sur les champs, et se boutèrent au plus fort de la bataille. Ce ravigora et rafraîchit grandement les Anglois. Que ferois-je long conte ? Ceux de la partie du comte de Lille furent là tous déconfits, et presque tous morts ou pris ; ni jà n’en fût nul échappé, si la nuit ne fût sitôt venue. Là furent pris, que comtes que vicomtes, jusques à neuf ; et des barons, et chevaliers et écuyers, tel foison, qu’il n’y avoit hommes d’armes des Anglois qui n’en eût deux ou trois au moins[2]. Cette bataille fut dessous Auberoche, la nuit Saint-Laurent en août, l’an mil trois cent quarante quatre[3].

  1. Il arriva précisément le contraire de ce que dit l’historien. Louis de Poitiers, comte de Valentinois, fut tué, et Aimery ou Aimar son frère fut fait prisonnier. Robert d’Avesbury est tombé dans la même erreur que Froissart, en mettant comme lui le comte de Valentinois au nombre des prisonniers.
  2. Suivant Robert d’Avesbury, les Anglais firent prisonniers trois comtes, sept vicomtes, trois barons, quatorze bannerets et un grand nombre de chevaliers.
  3. J’ai remarqué précédemment que Froissart a ignoré l’année de cette guerre, et qu’on doit en rapporter les événemens à l’année 1345. Il n’est pas plus exact pour les dates du mois et du jour de la bataille d’Auberoche. Les autres historiens la placent unanimement au mois d’octobre. G. Villani dit qu’elle se donna le 21 de ce mois ; mais l’auteur d’une chronique manuscrite déjà citée qu’on trouve à la tête des coutumes de Bordeaux, Bergerac, etc. (Manuscrit de Colbert, no 1481, à la Bibl. du Roi.), la fixe au 23, fête de saint Séverin, évêque de Bordeaux. Le témoignage de cet auteur, comme plus voisin des lieux dont il s’agit, paraît mériter la préférence. Ptolémée de Lucques, auteur d’une des vies du pape Clément VI, la recule au mois d’octobre de l’année 1346 ; mais cet historien suivait vraisemblablement le calcul pisan, qui devance d’une année l’ère commune.