Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLVIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 138-139).
Livre I. — Partie I. [1341]

CHAPITRE CLVIII.


Comment la comtesse de Montfort conforte ses soudoyers, et comment elle mit bonnes garnisons par toutes ses forteresses.


Or veux-je retourner à la comtesse de Montfort, qui bien avoit courage d’homme et cœur de lion, et étoit en la cité de Rennes quand elle entendit que son sire étoit pris, en la manière que vous avez ouï. Si elle en fut dolente et courroucée, ce peut chacun et doit savoir et penser ; car elle pensa mieux que on dût mettre son seigneur à mort que en prison. Et combien qu’elle eût grand deuil au cœur, si ne fit-elle mie comme femme déconfortée, mais comme homme fier et hardi, en réconfortant vaillamment ses amis et ses soudoyers ; et leur montroit un petit fils qu’elle avoit, qu’on appeloit Jean, ainsi que le père, et leur disoit : « Ha ! seigneurs, ne vous déconfortez mie, ni ébahissez pour monseigneur que nous avons perdu ; ce n’étoit qu’un seul homme : véez ci mon petit enfant qui sera, si Dieu plaît, son restorier, et qui vous fera des biens assez. Et j’ai de l’avoir en plenté : si vous en donnerai assez, et vous pourchasserai tel capitaine et tel mainbour par qui vous serez tous bien reconfortés. »

Quand la dessus dite comtesse eut ainsi reconforté ses amis et ses soudoyers qui étoient à Rennes, elle alla par toutes ses bonnes villes et forteresses, et menoit son jeune fils avec elle, et les sermonnoit et reconfortoit, en telle manière que elle avoit fait de ceux de Rennes ; et renforçoit les garnisons de gens et de quant que il leur falloit ; et paya largement partout, et donna assez abondamment partout où elle pensoit qu’il étoit bien employé. Puis s’en vint en Hainnebon sur la mer, qui étoit forte ville et grosse et fort châtel ; et là se tint, et son fils avec li, tout cet hiver. Souvent envoyoit visiter ses garnisons et réconforter ses gens, et payoit moult largement leurs gages. Si me tairai atant de cette matière, et retournerai au roi Édouard d’Angleterre ; et conterai quels choses lui avinrent après le département du siége de Tournay.