Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 139-141).
Livre I. — Partie I. [1341–1342]

CHAPITRE CLIX.


Comment le roi Édouard fit son mandement pour aller lever le siége des Escots de devant Sturmelin ; et comment ceux dudit châtel se rendirent aux Escots ; et comment il eut trêves entre les Anglois et les Escots.


Vous avez ouï ci-dessus recorder[1] comment, le siége durant devant Tournay, les seigneurs d’Escosse avoient repris plusieurs villes et forteresses sur les Anglois, qu’ils tenoient au royaume d’Escosse, et par espécial Haindebourch, qui plus leur avoit hérié et courroucé que nul des autres, par l’avis et soubtilleté de messire Guillaume de Douglas ; et encore étoient Sturmelin qui siéd à vingt lieues de Haindebourch, la cité de Bervich et Rosebourch, Anglois ; et plus n’en y avoit demeuré que tous ne fussent reconquis ; et y séoient les dits Escots à siége fait, et aucuns seigneurs de France avec eux, que le roi Philippe de France y avoit envoyés pour parfaire leur guerre devant le dit châtel de Sturmelin. Et l’avoient tellement étreint et contraint, que les Anglois qui dedans étoient et qui le gardoient ne le pouvoient longuement tenir. Dont il avint que, quand le roi anglois se fut parti du siége de devant Tournay, et retourné en son pays, il fut pleinement et véritablement informé des Escots, comment ils avoient chevauché et reconquis les villes et les châteaux d’Escosse, qui jadis lui avoient tant coûté à prendre ; et séoient encore les dits Escots devant Sturmelin. Si eut le roi anglois en volonté de chevaucher vers Escosse, si comme il fit ; et se mit au chemin entre la Saint-Michel et la Toussaint, et fit un très grand mandement et très fort, que toutes gens d’armes et archers le suissent et vinssent à lui vers Bervich, car là s’en alloit-il, et y faisoit son assemblée[2]. Donc s’émurent toutes manières de gens d’armes parmi Angleterre, et s’en vinrent cette part là où ils étoient semons et mandés ; et mêmement le roi tout devant s’en vint à Bervich, et là s’arrêta, en attendant ses gens qui venoient à grand effort l’un après l’autre.

Les seigneurs d’Escosse qui furent informés de la venue du roi anglois qui venoit sur eux, et qui le dit châtel de Sturmelin avoient assiégé, se hâtèrent tellement et contraignirent ceux de la dite garnison, par assauts d’engins et de canons, que par force les convint rendre aux Escots ; et leur délivrèrent la forteresse, par telle manière qu’ils s’en partiroient sauf leurs corps et leurs membres, mais rien du leur n’emporteroient.

Ainsi recouvrèrent les Escots le châtel de Sturmelin. Ces nouvelles vinrent au roi anglois, qui encore se tenoit à Bervich ; si ne lui furent mie trop plaisans ; et se partit de la dite cité et se trait par devers Duremmes, et passa outre et vint à Neuf-Châtel sur Tyne, et se logèrent ses gens en la dite ville et ès villages d’environ ; et là séjournèrent plus d’un mois, en attendant leurs pourvéances qu’on avoit mises sur mer et qui leur devoient venir. Mais peu leur en vinrent, car leurs vaisseaux eurent si grand’fortune sur mer, entre la Toussaint et la Saint André, que plusieurs de leurs nefs furent péries et allèrent arriver, par vent contraire, voulussent ou non, en Hollande et en Frise. Dont les Anglois, qui se tenoient à Neuf-Châtel et là entour, eurent moult de disette et de cher temps ; et ne pouvoient aller avant ; car s’ils fussent passés, ils n’eussent sçu où fourrer ni recouvrer de vivres ; car l’hiver étoit entré, et si avoient les Escots tous leurs biens, blés et avoines, mis et boutés ès forteresses ; si avoit le roi anglois avec lui bien six mille hommes à cheval et quarante mille hommes de pied[3] : si leur falloit grands pourvéances.

Les seigneurs d’Escosse, qui s’étoient retraits devers la forêt de Gedours après la prise de Sturmelin, entendirent bien que le roi d’Angleterre séjournoit à Neuf-Châtel sur Tyne à grands gens, encouragés durement d’ardoir et exiller leur pays, ainsi qu’il avoit fait autrefois. Si eurent conseil entr’eux et avis, par grand’délibération, quelle chose ils pourroient faire, et comment ils se maintiendroient ; car ils étoient peu de gens, et avoient guerroyé par l’espace de sept ans et plus, sans seigneurs, et geu aux champs et ès forêts, à grand’mésaise, et encore n’avoient-ils point le roi leur seigneur ; si en étoient tous ennuiés et amatis. Si s’accordèrent qu’ils envoieroient devers le roi anglois un évêque et un abbé pour requérir aucunes trêves. Lesquels messages se partirent des Escots ; et chevauchèrent tant qu’il vinrent en la ville du Neuf-Châtel sur Tyne, et trouvèrent là le roi anglois et grand’foison de baronnie de-lez lui. Ces deux prélats d’Escosse, qui là avoient été envoyés sur sauf conduit, se trairent devers le roi anglois et son conseil, et montrèrent leur besogne si bellement et si sagement que une trêve fut accordée à durer quatre mois tant seulement ; par cette condition, que les Escots devoient envoyer en France, devers le roi David d’Escosse, messagers suffisans, et lui signifieroient que, s’il ne venoit dedans le premier jour de mai en suivant, si puissamment comme pour résister aux Anglois et défendre son pays, ils se rendroient au roi anglois, ni jamais ne le tiendroient à seigneur.

Ainsi furent les trêves accordées et affermées ; et retournèrent les messages devers leurs gens en Escosse, et recordèrent comment ils avoient exploité, qui plut moult bien aux Escots ; et ordonnèrent tantôt gens pour envoyer en France, messire Robert de Versi et messire Simon Fresel et deux autres chevaliers, qui s’en devoient aller en France pardevers le roi leur seigneur, et lui conter ces nouvelles. Et le dit roi anglois, qui à Neuf-Châtel séjournoit à grand’mésaise, et aussi toutes ses gens, par défaut de pourvéances et de vivres, et pour ce s’étoit-il plus près pris d’accorder à la trêve, si se partit de là, et s’envint arrière en Angleterre[4], et donna congé à toutes ses gens : si s’en ralla chacun en son lieu. Or avint ainsi que quand ces trêves furent accordées et les messagers d’Escosse, qui furent envoyés en France, devers le roi David, eurent passé à Douvres la mer, le roi David, qui par le terme de sept ans et plus avoit demeuré en France, et savoit que son pays étoit si foible et si gâté comme vous avez ouï, et savoit ses gens à grand meschef, pour les Anglois, eut conseil qu’il prendront congé du roi Philippe de France, et s’en reviendroit en son royaume, pour ses gens visiter et réconforter. Si le fit, et se mit à voie entre lui et madame la roine sa femme, ainçois que les messages d’Escosse, qui à lui étoient envoyés, parvinssent à lui. Et s’étoil mis en mer en un autre port, au gouvernement d’un marinier qu’on appeloit messire Richard le Flamand[5] ; et arriva au port de Maurois en Escosse[6], ainçois que les seigneurs d’Escosse le sçussent. Et quand ils le sçurent, ils en eurent grand’joie : si s’émurent tous et vinrent à grand’fête là où il étoit, et l’amenèrent par grand’solennité en une cité qu’on appelle Saint-Jean[7] en Escosse, où l’on prend le bon saumon et grand’foison.

  1. Chapitre 130.
  2. Le mandement du roi pour faire assembler les troupes le 24 janvier 1342, non à Berwick, comme le dit Froissart, mais à Newcastle sur la Tyne, est daté de ce dernier lieu le 4 novembre 1341.
  3. Le rendez-vous général de l’armée anglaise étant fixé au 24 janvier 1342, comme on l’a vu dans la note précédente, on peut commencer à compter ici cette année.
  4. Édouard était de retour à Londres le 14 février 1342, après avoir demeuré sur les frontières de l’Écosse depuis le commencement de novembre de l’année précédente. Mais Froissart paraît se tromper quand il place le retour de ce prince en Angleterre avant le récit des événemens qui font la matière des dix chapitres suivans ; ce qui l’oblige de supposer qu’Édouard assembla une nouvelle armée dans le cours de l’année 1342, et marcha une seconde fois vers l’Écosse pour s’opposer aux invasions de David Bruce. Il est beaucoup plus probable que tout ce qu’on va lire concernant les démêlés entre les Anglais er les Écossais se passa antérieurement au 14 février, date du retour d’Édouard à Londres. Cette conjecture deviendra presque une certitude si l’on considère, 1o que parmi les actes recueillis par Rymer il ne s’en trouve aucun durant cette année où il soit fait mention d’une nouvelle expédition contre l’Écosse ; 2o que par la date des pièces qu’il rapporte et qui sont toutes expédiées ou de Londres ou de lieux encore plus éloignés de l’Écosse, il est presque physiquement impossible de trouver un intervalle assez long pour qu’Édouard ail pu s’avancer avec une armée jusqu’à la rivière de Tyne, chasser les Écossais du château de Werk qu’ils avaient assiégé, les poursuivre jusques dans leur pays et les forcer de demander une trêve.
  5. Malcolm Fleming de Cummirnald.
  6. David II, accompagné de Jeanne d’Angleterre son épouse, débarqua à Inverbervie dans le comté de Kincardine, le 4 mai 1341.
  7. Saint-Johnston, aujourd’hui Perth.