Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXVII

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Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXVII.


Comment le roi d’Angleterre s’assit au dîner tout pensif dont ses gens étoient fortement émerveillés.


Adonc se partit la gentil dame, et laissa le roi durement ébahi ; et s’en revint en la salle pour hâter le dîner, et puis s’en retourna au roi, et emmena de ses chevaliers et lui dit : « Sire, venez en la salle, les chevaliers vous attendent pour laver ; car ils ont trop jeûné ; aussi avez-vous. » Le roi se partit de la chambre, et s’en alla en la salle à ce mot et lava, et puis s’assit entre ses chevaliers au dîner, et la dame aussi. Mais le roi y dîna petit, car autre chose lui touchoit que boire et manger ; et ne fit oncques à ce dîner fors que penser ; et à la fois, quand il osoit la dame et son maintien regarder, il jetoit ses yeux cette part. De quoi toutes gens avoient grand’merveille, car il n’en étoit point accoutumé, ni oncques en tel point, ne l’avoient vu : ains cuidoient les aucuns que ce fût pour les Escots qui lui étoient échappés. Mais autre chose lui touchoit ; et lui étoit si fermement et en telle forme entrée au cœur, que oncques n’en put issir de grand temps, pour escondite que la dame en put et sçut faire. Mais en fut toujours depuis plus lie, plus gai et plus, joli ; et en fit plusieurs belles fêtes, grands assemblées de seigneurs, de dames et de damoiselles, tout pour l’amour de la dite comtesse de Salebrin, si comme vous orrez ci-après.