Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXCIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 168-170).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CXCIX.


Comment messire Robert d’Artois et la comtesse de Montfort prirent la cité de Vennes ; et comment le sire de Cliçon, le sire de Tournemine, le sire de Loheac et messire Hervé de Léon se sauvèrent.


Messire Robert d’Artois, si comme vous avez ouï, avoit assiégé la cité de Vennes, à mille hommes d’armes et trois mille archers[1] et couroit tout le pays d’environ, et l’ardoit et exilloit, et détruisoit tout jusques à Dynant[2] en Bretagne et jusques à Goy-la-Forêt ; et n’étoit nul demeuré sur le plat pays, s’il ne vouloit le sien mettre en perdition, tout jusques au Suseniot[3] et la Roche-Bernart. Le siége durant devant Vennes eut aux barrières de la ville mainte escarmouche, maint assaut et maint grand fait d’armes fait. Les chevaliers qui dedans étoient, messire Olivier de Cliçon et messire Hervey de Léon et leurs compagnons se portoient vaillamment, et moult y acquéroient grand’grâce ; car bien étoient soigneux de défendre et garder la cité de leurs ennemis. Et toudis se tenoit la comtesse de Montfort au siége devant Vennes, avec messire Robert d’Artois. Aussi messire Gautier de Mauny, qui s’étoit tenu en Hainebon un grand temps, enchargea la dite ville et le châtel à messire Guillaume de Quadudal et à messire Girard de Rochefort[4], et puis prit avec lui messire Yves de Treseguidy et cent hommes d’armes et deux cents archers, et vinrent en l’ost devant Vennes ; et leur firent Messire Robert d’Artois et les chevaliers d’Angleterre grand’fête.

Assez tôt après que messire Gautier de Mauny fut là venu, se fit un assaut devant Vennes moult grand et moult fort, et assaillirent la cité, ceux qui assiégée l’avoient, en trois lieux et tout à une fois ; et trop donnèrent à faire à ceux de dedans ; car les archers d’Angleterre traioient si ouniement et si épaissement que à peine se osient ceux qui défendoient montrer aux guérites. Et dura cet assaut un jour tout entier. Si en y eut plusieurs blessés d’un côté et d’autre. Quand ce vint sur le soir, les Anglois se retrairent à leurs logis ; et ceux de Vennes à leurs hôtels, tous lassés et moult travaillés. Si se désarmèrent : mais ceux de l’ost ne firent pas ainsi ; ainçois se tinrent en leurs armures, et ôtèrent tant seulement leurs bassinets et burent un coup chacun et se rafraîchirent. Or avint que là présentement et tantôt, par l’avis de messire Robert d’Artois qui fut un grand et sage guerrier, ils s’ordonnèrent de rechef en trois batailles, et envoyèrent les deux aux portes là où il faisoit le plus fort assaillir, et la tierce firent tenir toute coie couvertement, et ordonnèrent que, sitôt que les autres auroient assailli une longue pièce, et que ceux de Vennes entendroient à eux défendre, ils se trairoient avant sur le plus foible lez, et seroient tous pourvus d’échelles cordées à graves de fer, pour jeter sur les murs et attacher aux guérites, et essaieroient si par cette voie ils la pourroient conquérir. Tout ainsi que messire Robert l’ordonna et avisa, ils le firent ; et se mit le dit messire Robert en la première bataille à assaillir et escarmoucher à la barrière de la porte, et le comte de Salebrin ainsi à l’autre. Et pour ce qu’il faisoit tard, et afin aussi que ceux de dedans en fussent plus ébahis, ils allumèrent grands feux, si que la clarté en resplendissoit dedans la cité de Vennes. Dont il avint que les hommes de la ville et ceux du châtel cuidèrent soudainement que leurs maisons ardissent ; si crièrent : « Trahis ! trahis ! Armez-vous ! armez-vous ! » Jà étoient les plusieurs retraits et couchés pour eux reposer ; car moult avoient eu grand travail le jour devant. Si se levèrent soudainement et s’en vinrent chacun, qui mieux mieux, sans arroy et sans ordonnance, et sans parler à leurs capitaines, celle part où li feu étoit ; et aussi les seigneurs qui en leurs hôtels étoient s’armèrent. Entrementes que ainsi ils étoient entouillés et empêchés, le comte de Kenfort et messire Gautier de Mauny et leurs routes, qui étoient ordonnés pour l’échellement, entendirent à faire leur emprise, et vinrent de ce côté ou nul n’entendoit ni gardoit, et dressèrent leurs échelles et montèrent à mont, leurs targes sur leurs têtes, et entrèrent par les dits murs tout paisiblement en la cité. Ni oncques ne s’en donnèrent garde les François et les Bretons qui dedans étoient, tant qu’ils virent leurs ennemis sur la rue et eux assaillir devant et derrière : dont n’y eut si hardi ni si avisé qui ne fût tout ébahi ; et tournèrent en fuite chacun pour soi sauver. Et cuidèrent encore de premier que le meschef fût plus grand qu’il n’étoit ; car si ils se fussent retournés et défendus de bonne volonté, ils eussent bien mis hors les Anglois qui entrés étoient dedans. Et pour ce que rien n’en fut fait, perdirent-ils méchamment leur ville ; et n’eurent mie les chevaliers capitaines loisir d’eux retraire au châtel ; mais montèrent tantôt à cheval et partirent par une poterne et se mirent sur les champs pour eux sauver ; et furent tous ceux heureux qui purent issir. Toutefois le sire de Cliçon, messire Hervey de Léon, le sire de Loheac et le sire de Tournemine se sauvèrent, et une partie de leurs gens ; et tous ceux qui furent trouvés et atteints des Anglois furent morts ou pris ; et fut la cité de Vennes toute courue et robée ; et entrèrent dedans toutes manières de gens ; et mêmement la comtesse de Montfort, de-lez messire Robert d’Artois, en grand’joie et en grand’liesse.

  1. Robert d’Artois avait quatre mille hommes d’armes, et six mille archers.
  2. Peut-être Bignan. La ville de Dinant, dans le diocèse de Saint-Malo, parait trop éloignée de Vannes pour que Robert d’Artois ait pu faire des courses jusque-là.
  3. Sans doute Sucinio, dans la presqu’île de Ruys.
  4. Gérard de Rochefort était donc retourné au parti de la comtesse de Montfort ; ou bien Froissart s’est trompé en disant à la fin du chapitre 190 qu’il avait embrassé celui de Charles de Blois.