Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXLV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 125-126).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXLV.


Comment le roi anglois se partit ennuis de devant Tournay, et comment chacune des parties se dit avoir l’honneur de cette départie.


Ainsi, comme vous avez ouï, se départirent ces deux osts, par le travail et pourchas de cette bonne dame, que Dieu fasse pardon ! qui y rendit grand’peine ; et demeura la bonne cité de Tournay franche et entière, qui avoit été en très grand péril, car toutes leurs pourvéances failloient et n’en avoient mie pour trois jours ou pour quatre à vivre. Les Brabançons se mirent à raller hâtivement, car grand désir en avoient. Le roi anglois s’en partit moult ennuis, s’il eût pu amender et à sa volonté en fût ; mais il lui convenoit suir partie de la volonté des autres seigneurs et croire leur conseil. Le jeune comte de Hainaut et aussi messire Jean son oncle se fussent aussi bien ennuis accordés à cette partie, si ils eussent aussi bien sçu le convenant de ceux qui étoient dedans Tournay, comme le roi de France faisoit, et si ne fut ce que le duc de Brabant leur avoit dit en secret qu’il détenoit à grand’mésaise ses Brabançons, et, comment que fut, il ne les pouvoit tenir qu’ils ne dussent partir le jour ou lendemain, si accord ne faisoit.

Le roi de France et tout son ost se départit assez liement, car bonnement ils ne pouvoient plus demeurer là endroit, pour la punaisie des bêtes que on tuoit si près de leur logis, et pour le chaud qu’il faisoit ; et si pensoient en leur part avoir l’honneur de cette départie, si comme ils disoient, pour raison de ce qu’ils avoient rescousse et gardée d’être perdue la bonne cité de Tournay, et avoient fait départir cette grand’assemblée qui assiégée l’avoit, et rien n’y avoient fait, combien qu’ils y eussent grands frais mis et dépendus. Les autres seigneurs et ceux de leur partie pensoient aussi bien à avoir l’honneur de cette départie, pour raison de ce qu’ils avoient si longuement demeuré dedans le royaume et assiégé une des bonnes cités que le roi eût, et ars et gâté son pays chacun jour, lui sachant et voyant ; et point ne l’avoit secouru de temps ni d’heure, ainsi qu’il dut ; et au dernier il avoit accordé une trêve, ses ennemis séans devant sa cité, et ardans et gâtans son pays. Ainsi s’en vouloit chacune partie attribuer l’honneur : si en pouvez déterminer entre vous, qui avez ouï les faits et qui les sentez, ce qu’il vous en semble ; car de moi je n’en pense à nullui donner l’honneur plus à l’un que à l’autre, ni en faire partie : car je ne me connois mie en si grands affaires comme en faits et en maniemens d’armes[1].

  1. Si cette phrase et plusieurs autres du même genre, qui se trouvent dans tous les manuscrits, n’avaient pas été omises dans les imprimés, elles auraient vraisemblablement épargné à Froissart le reproche de partialité envers l’Angleterre, qui lui a été fait trop gratuitement, et qu’on a répété tant de fois depuis sans examen.