Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXLVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 127-128).
Livre I. — Partie I. [1341]

CHAPITRE CXLVII.


Comment le duc de Bretagne mourut sans hoir male, et comment le comte de Montfort fut reçu à Nantes à duc et à seigneur.


À savoir est que, quand les trêves furent accordées et scellées devant la cité de Tournay, tous les seigneurs et toutes manières de gens se délogèrent d’une part et d’autre. Si s’en ralla chacun en sa contrée. Le duc de Bretagne qui avoit été en l’ost, droit là devant Tournay, avec le roi de France, plus grossement et plus éloffément que nul des autres princes, s’en retourna vers son pays en intention d’y revenir : mais il ne put, car une maladie le prit sur le chemin, dont il le convint aliter et mourir[1], dont ce fut dommage ; car grands guerres et grands destructions de villes et de châteaux en avinrent entre les gens nobles et non nobles de son pays. Et pour chacun mieux informer pourquoi tous ces maux avinrent, j’en conterai aucune partie, ainsi que je sais, et que j’en ai enquis au pays mêmement, où j’ai été et conversé pour en mieux savoir la vérité, et à ceux aussi qui ont là été où je n’ai mie été, et qui ont vu et sçu ce que je n’ai mie pu voir et concevoir.

Ce duc de Bretagne, quand il trépassa de ce siècle, n’avoit nuls enfans, ni n’eut oncques de la duchesse sa femme, ni n’avoit en espérance d’en avoir. Si avoit un frère par son père qui avoit été, que on appeloit le comte de Montfort[2], qui vivoit adonc, et avoit cil à femme la sœur du comte Louis de Flandre. Ce duc de Bretagne avoit eu un autre frère germain de père et de mère, qui trépassé étoit[3]. Si en étoit demeurée une jeune fille, laquelle le dit duc son oncle avoit mariée à messire Charles de Blois, mains-né fils du comte Guy de Blois et de la sœur du roi Philippe de France, qui adonc régnoit ; et lui avoit promis en mariage la duché de Bretagne après son décès, pourtant qu’il se doutoit que le comte de Montfort son frère ne voulsist clamer droit par proismeté après son décès, combien qu’il ne fût mie son frère germain. Et sembloit au dit duc que la fille de son germain frère devoit être par raison plus prochaine d’avoir la duché de Bretagne après son décès, que le comte de Montfort son frère de père. Et pourtant qu’il avoit toujours douté que le comte de Montfort n’enforçât après son décès le droit de sa jeune nièce par sa puissance, la maria-t-il au dit messire Charles de Blois, à cette intention que le roi Philippe, qui étoit son oncle, lui aidât mieux et plus volontiers à garder son droit encontre le dit comte de Montfort, s’il le vouloit entreprendre.

Si avint tout ce que le dit duc avoit toudis douté ; car si tôt que le comte de Montfort put savoir que le dit duc son frère fut trépassé sur le chemin de Bretagne, il se traist tantôt à Nantes, qui est le chef et la souveraine cité de Bretagne, et fit tant aux bourgeois et à ceux du pays environ, qu’il fut reçu comme seigneur et comme le plus prochain du duc son frère qui trépassé étoit ; et lui firent tous féauté et hommage, comme à duc de Bretagne et à seigneur.

Quand il eut pris la féauté des bourgeois de Nantes et du pays d’entour Nantes, il et la comtesse sa femme, qui bien avoit cœur d’homme et de lion, eurent conseil ensemble qu’ils tiendraient une grand’cour et fête solennelle à Nantes, et manderoient tous les barons et nobles de Bretagne et les conseils des bonnes villes et de toutes les cités, qu’ils voulsissent être et venir à cette cour, pour faire féauté à lui, comme à leur droit seigneur. Quand ce conseil fut accordé, ils envoyèrent grands messages par tous les seigneurs, les cités et les bonnes villes du pays.

  1. Jean III dit le Bon, mourut le 30 avril 1341, à Caen, d’où son corps fut transporté aux Carmes de Ploermel.
  2. Jean, comte de Montfort, était fils d’Artur II, duc de Bretagne, et d’Ioland de Dreux sa seconde femme.
  3. Guy de Bretagne, comte de Penthièvre, mort en 1335, était fils, ainsi que Jean III, d’Artur II et de Marie, fille de Guy, vicomte de Limoges. Il avait épousé Jeanne d’Avaugour de laquelle il laissa une fille unique nommée Jeanne qui épousa Charles de Blois, fils puiné de Guy, comte de Blois, et de Marguerite, sœur de Philippe de Valois.