Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXXI

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Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXXI.


Comment le roi d’Angleterre et les Normands et autres se combattirent durement ; et comment Cristofle le grand vaisseau fut reconquis des Anglois.


Quand le soi d’Angleterre et son maréchal eurent ordonné les batailles et leurs navies bien et sagement, ils firent tendre et traire les voiles contre mont, et vinrent au vent, de quartier, sur destre, pour avoir l’avantage du soleil, qui en venant leur étoit au visage. Si s’avisèrent et regardèrent que ce leur pouvoit trop nuire, et détrièrent un petit, et tournoyèrent tant qu’ils eurent vent à volonté. Les Normands qui les véoient tournoyer s’émerveiloient trop pourquoi ils le faisoient, et disoient : « Ils ressoignent et reculent, car ils ne sont pas gens pour combattre à nous. » Bien véoient entre eux les Normands, par les bannières, que le roi d’Angleterre y étoit personnellement : si en étoient moult joyeux, car trop le désiroient à combattre. Si mirent leurs vaisseaux en bon état, car ils étoient sages de mer et bon combattans ; et ordonnèrent Cristofle, le grand vaisseau que conquis avoient sur les Anglois en cette même année, tout devant, et grand’foison d’arbalétriers gennevois dedans pour le garder et traire et escarmoucher aux Anglois, et puis s’arroutèrent grand’foison de trompes et de trompettes et de plusieurs autres instrumens, et s’en vinrent requerre leurs ennemis. Là se commença bataille dure et forte de tous côtés, et archers et arbalétriers à traire et à lancer l’un contre l’autre diversement et roidement, et gens d’armes à approcher et à combattre main à main asprement et hardiment ; et parquoi ils pussent mieux avenir l’un à l’autre, ils avoient grands crocs et havets de fer tenans à chaînes ; si les jetoient dedans les nefs de l’un à l’autre et les accrochoient ensemble, afin qu’ils pussent mieux aherdre et plus fièrement combattre. Là eut une très dure et forte bataille et maintes appertises d’armes faites, mainte lutte, mainte prise, mainte rescousse. Là fut Cristofle le grand vaisseau auques de commencement reconquis des Anglois, et tous ceux morts et pris qui le gardoient et défendoient. Et adonc y eut grand’huée et grand’noise, et approchèrent durement les Anglois, et repourvurent incontinent Cristofle ce bel et grand vaisseau de purs archers qu’ils firent passer tout devant et combattre aux Gennevois.