Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 106-107).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXXII.


Comment les Anglois déconfirent les Normands qu’oncques n’en échappa pied que tous ne fussent mis à mort.


Cette bataille dont je vous parle fut félonneuse et très horrible ; car bataille et assaut sur mer sont plus durs et plus forts que sur terre : car là ne peut-on reculer ni fuir ; mais se faut vendre et combattre et attendre l’aventure, et chacun en droit soi montrer sa hardiesse et sa prouesse. Bien est voir que messire Hue Kieret étoit bon chevalier et hardi, et aussi messire Pierre Bahuchet et Barbevoire, qui au temps passé avoient fait maint meschef sur mer, et mis à fin maint Anglois. Si dura la bataille et la pestillence de l’heure de prime[1] jusques à haute nonne. Si pouvez bien croire que ce terme durant il y eut maintes appertises d’armes faites ; et convint là les Anglois souffrir et endurer grand’peine, car leurs ennemis étoient quatre contre un et toutes gens de fait et de mer[2] ; de quoi les Anglois, pour ce qu’il le convenoit, se pénoient moult de bien faire. Là fut le roi d’Angleterre de sa main très bon chevalier, car il étoit adonc en la fleur de sa jeunesse ; et aussi furent le comte Derby, le comte de Penbroche, le comte de Herfort, le comte de Hostidonne, le comte de Northantonne et de Glocestre, messire Regnault de Cobeham, messire Richard Stanford, le sire de Persy, messire Gautier de Mauny, messire Henry de Flandre, messire Jean de Beauchamp, le sire de Felleton, le sire de Brasseton, messire Jean Chandos, le sire de la Ware, le sire de Multon, et messire Robert d’Artois, qui s’appeloit comte de Richemont[3], et étoit de-lez le roi en grand arroy et en bonne étoffe, et plusieurs autres barons et chevaliers pleins d’honneur et de prouesse, desquels je ne puis mie de tous parler, ni leurs bienfaits ramentevoir. Mais ils s’éprouvèrent si bien et si vassalement, parmi un secours de Bruges et du pays voisin qui leur vint, qu’ils obtinrent la place et l’eau, et furent les Normands et tous ceux qui là étoient encontre eux, morts et déconfits, péris et noyés, ni oncques pied n’en échappa que tous ne fussent mis à mort[4]. Cette avenue fut moult tôt sçue parmi Flandre et puis en Hainaut ; et en vinrent les certaines nouvelles dedans les deux osts devant Thun-l’Évêque. Si en furent Hainuyers, Flamands et Brabançois moult réjouis et les François tout courroucés. Or vous conterons du roi anglois comment il persévéra après la bataille faite.

  1. Depuis six heures du matin jusqu’après midi.
  2. Les Grandes chroniques de France blâment Barbevaire de ce dont Froissart le loue ici, d’avoir choisi des gens de mer au lieu de chevaliers qui demandaient de forts salaires et n’étaient pas bons à ce genre de service. Les Grandes chroniques prétendent que Barbevaire fut défait parce qu’il avait pris des poissonniers et des mariniers pour servir sur mer et non pas des gentilshommes. Quant à Bahuchet, qui commandait avec Barbevaire, les grandes chroniques disent qu’il se savait mieux mêler d’un compte à faire que de guerroyer en mer : il était trésorier de la couronne.
  3. Il ne paraît pas que Robert d’Artois ait jamais possédé ce comté.
  4. Les historiens attribuent unanimement la défaite des Français à la division des chefs et au peu de talent de Bahuchet. Barbevaire voulait que la flotte quittât la côte et allât à la rencontre des Anglais ; mais les amiraux français s’obstinèrent à rester près de la terre, resserrés dans une anse. Par cette mauvaise disposition, ils rendirent inutile la supériorité de leurs forces ; elle leur devint même nuisible, parce que les vaisseaux, n’ayant pas assez d’espace pour manœuvrer, s’embarrassaient les uns les autres et ne pouvaient se prêter de secours. Barbevaire, qui avait gagné le large avec sa division, eut seul le bonheur d’échapper ; les deux amiraux français furent battus et perdirent la vie. Hugues Quieret fut assassiné de sang-froid, après avoir été fait prisonnier, et Bahuchet fut pendu au mât de son vaisseau. On évalue la perte totale à 30, 000 hommes, dont plus des trois quarts étaient Français. Le roi d’Angleterre fut légèrement blessé à la cuisse.