Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXXXI

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 113-114).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXXXI.


Comment messire Guillaume de Douglas prit le fort château de Haindebourch par grand engin et par grand’soubtiveté.


Or avint, en ce temps que le siége se tenoit devant Tournay, et que ces seigneurs d’Escosse, si comme dessus est dit, chevauchoient parmi le pays d’Escosse, reconquérant les forteresses à leur loyal pouvoir, que messire Guillaume de Douglas s’avisa d’un grand fait et périlleux et d’une grand’soubtiveté, et la découvrit à aucuns de ses compagnons, au comte Patris, à messire Simon Fresel, qui avoit été maître et gardien du roi David d’Escosse, et à Alexandre de Ramesay, qui tous s’y accordèrent et se mirent en cette périlleuse aventure avec le bon chevalier dessus dit ; et prirent bien deux cents compagnons de ces Escots sauvages, pour faire une embûche, ainsi que vous orrez. Ces quatre seigneurs et gouverneurs de tous les Escots, qui savoient la pensée l’un de l’autre, entrèrent en mer à toute leur compagnie, et firent pourvéance d’avoine, de blanche farine, de charbon et de feures ; puis arrivèrent paisiblement à un port qui étoit à trois lieues près de ce fort châtel de Haindebourch, qui les contraignoit plus et grévoit que tous les autres. Quand ils furent arrivés, ils issirent hors par nuit, et prirent dix ou douze des compagnons ès quels ils se confioient le plus, et se vêtirent de povres cotes déchirées et de povres chapeaux, en guise de povres marchands, et chargèrent douze petits chevalets[1] de douze sacs, les uns remplis d’avoine, les autres de farine, et les autres de charbon et de feures, et envoyèrent leurs autres compagnons embûcher en une vague abbaye et gâtée, là où nul ne demeuroit, et étoit assez près du pied de la montagne sur quoi le châtel séoit. Quand jour fut, ces marchands, qui étoient couvertement armés, s’émurent et mirent à chemin vers le châtel atout les chevalets chargés, ainsi que vous avez ouï. Quand ils vinrent au milieu de la montagne, qui étoit si roide comme vous oyez, le dit messire Guillaume et messire Simon Fresel allèrent devant, et firent tant qu’ils vinrent jusqu’au portier, et lui dirent qu’ils avoient amené en grand’paour[2] bled, avoine et charbon, et s’ils en avoient mestier ils leur vendroient volontiers et à bon marché. Le portier répondit que voirement en auroient-ils bon mestier en la forteresse, mais il étoit si matin qu’il n’oseroit éveiller le seigneur de la forteresse ni le maître d’hôtel, mais qu’ils les fissent venir avant et il leur ouvriroit la première porte. Et cils l’ouïrent volontiers, et firent passer avant tout bellement les autres avec leur charge, et entrèrent tous en la porte des barrières qui leur fut ouverte. Messire Guillaume de Douglas avoit bien vu que le portier avoit toutes les clefs de la grand’porte du châtel ; et avoit couvertement demandé au portier laquelle défermoit la grand’porte et laquelle le guichet. Quand la porte des barrières fut ouverte, si comme vous avez ouï, ils mirent dedans les chevalets, et en déchargèrent deux, qui portoient le charbon, droitement sur le seuil de la porte, afin que on ne la pût reclorre ; puis prirent le portier et le tuèrent si paisiblement qu’oncques ne dit mot, et prirent les chefs et deffermèrent les portes du château : puis corna le dit messire Guillaume de Douglas un cor, et jetèrent lui et ses douze compagnons leurs cotes déchirées jus, et renversèrent les autres sacs de charbon au travers de la porte, parquoi on ne la put clorre. Quand les autres compagnons, qui étoient embûchés assez près de là, ouïrent le cor, ils saillirent hors de l’embûchement et coururent contre mont la voie du châtel, tant qu’ils purent.

La guette du châtel, qui dormoit adonc, s’éveilla au son du cor, et vit gens monter hâtivement contre mont le châtel tous armés : si commença à corner et à crier tant qu’il put : « Trahi ! trahi ! seigneurs, trahi ! armez-vous tôt et appareillez, car vez-ci gens d’armes qui approchent cette forteresse. » Adonc s’éveilla le châtelain et tous ceux de laiens, qui s’armèrent sitôt qu’ils purent, et vinrent tous accourans à la porte pour la refermer, mais on leur devéa ; car messire Guillaume et ses douze compagnons leur défendirent.

Adonc monteplia grand hutin entre eux ; car ceux du châtel eussent volontiers la porte refermée pour leurs vies sauver : car ils apercevoient bien qu’ils étoient trahis, et ceux qui avoient bien accompli leur emprise et leur désir se penoient tant qu’ils pouvoient du tenir ; et tant firent par leur prouesse qu’ils tinrent l’entrée, tant que ceux de l’embûche furent parvenus à eux. Lors se commencèrent à ébahir ceux du châtel, car ils virent bien qu’ils étoient surpris : si s’efforcèrent de défendre le châtel et de leurs ennemis remettre hors s’ils eussent pu, et firent tant d’armes que merveilles étoit à regarder, et par espécial messire Gautier de Limosin qui bien y besognoit, car il étoit mestier. Mais au dernier leur défense ne les put sauver, combien qu’ils tuèrent et navrèrent aucuns de ceux de dehors, que le dit messire Guillaume de Douglas et ses compagnons ne gagnassent le fort château par force, et occirent le plus de ceux qui le gardoient, excepté le châtelain et six écuyers qu’ils prirent à mercy. Si demeurèrent laiens tout le jour ; puis y établirent châtelain un gentilhomme du pays bon écuyer qui s’appeloit Simon de Wileby et avec lui grand’foison de bons compagnons, tous hommes de fief du roi d’Escosse. Ainsi fut repris le fort châtel de Haindebourch en Escosse ; et en vinrent les certaines nouvelles au roi anglois, tandis qu’il séoit devant Tournay : auquel siége nous retournerons, car il est heure.

  1. Les chevaliers se piquaient d’avoir de grands et forts chevaux et laissaient les petits chevaux aux marchands. Les jumens étaient surtout dédaignées : on regardait une jument comme une monture avilissante pour des chevaliers.
  2. En grande peur.