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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXXXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 115-116).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXXXIII.


Comment le roi de France se logea au Pont à Bovines à trois lieues de Tournay ; et comment ceux de Bouchaing rescouirent la proie que ceux de Mortaigne emmenoient.


Quand tous ces seigneurs dessus nommés et plus encore furent venus à Arras devers le roi, il eut conseil de chevaucher et de traire par devers ses ennemis. Si s’émut, et chacun le suivit, ainsi que ordonné étoit ; et firent tant par leurs petites journées qu’ils vinrent jusques à une petite rivière[1] qui est à trois lieues près de Tournay, laquelle est moult parfonde, et environnée de si grands marais, que on ne la pouvoit passer que parmi un petit pont si étroit que un seul homme à cheval seroit assez ensonnié de passer outre ; deux hommes ne s’y pourroient combiner. Et logea tout l’ost sur les champs, sans passer la rivière, car ils ne purent. Lendemain l’ost demeura tout coi. Les seigneurs qui étoient de-lez le roi, eurent conseil comment ils pourroient faire pont pour passer cette rivière et les crolières plus aise et plus sûrement. Si furent envoyés aucuns chevaliers et ouvriers pour regarder le passage. Mais quand ils eurent tout considéré et avisé, ils regardèrent qu’ils perdoient leur temps. Si rapportèrent au roi qu’il n’y avoit point de passage, fors par le pont à Tressin tant seulement. Si demeura la chose en cet état, et se logèrent les seigneurs, chacun sire par lui et entre ses gens. Les nouvelles s’épandirent partout que le roi de France étoit logé au pont à Tressin et emprès le pont de Bouvines, en intention de combattre ses ennemis : si que toutes manières de gens d’honneur qui se désiroient à avancer et acquérir grâce par fait d’armes, se traioient cette part, tant d’un lez comme de l’autre.

Or avint que trois chevaliers allemands, qui se tenoient en la garnison de Bouchaing, furent informés que les deux rois s’approchoient durement, et que on supposoit qu’ils se combattroient ; de quoi les deux prièrent tant à leur compagnon, qu’il s’accorda qu’il demeureroit, et les autres iroient quérir les aventures devant Tournay, et il garderoit la forteresse bien et soigneusement jusques à leur retour. Si se partirent les deux chevaliers, dont on appeloit l’un messire Conrad d’Arsko et l’autre messire Conrad de Lensemach ; et chevauchèrent tant qu’ils vinrent vers Escaus-Pons dessus Valenciennes ; car ils vouloient passer l’Escaut à Condé. Si ouïrent entre Fresnes et Escaus-Pons grand effroi de gens, et en virent plusieurs fuyans. Adonc brochèrent eux des éperons cette part, et leur route ; et pouvoient être environ vingt cinq lances. Si encontrèrent les premiers qui fuyoient, et leur demandèrent ce qu’il leur failloit ni étoit avenu. « En nom de Dieu, seigneurs, ce répondirent les fuyans, les soudoyers de Mortaigne sont issus et ont accueilli grand’proie ci entour, et l’emmènent devers leur forteresse, et avec ce plusieurs prisonniers de ce pays. » Donc répondirent les deux chevaliers allemands : « Et nous sauriez-vous mener cette part où ils vont ? » — « En nom de Dieu, seigneurs, oil. »

Adonc se sont mis les Allemands en chasse après les François de Mortaigne, et ont suivi les bons hommes qui les avoièrent parmi les bois ; et avancèrent les dessusdits assez près de Notre[2] Dame au Bois et du Crousage ; et étoient bien les François six vingt soudoyers, et emmenoient devant eux deux cents grosses bêtes, et aucuns prisonniers paysans du pays. Adonc étoit leur capitaine, de par le seigneur de Beaujeu, un chevalier de Bourgogne qui s’appeloit messire Jean de Frelai. Sitôt que les Allemands les virent, ils les écrièrent fièrement et se boutèrent de grand randon entre eux ; et là eut bon hutin et dur ; car le chevalier bourguignon se mit à défense hardiment, et les aucuns de sa route ; non pas tous, car il en y eut plusieurs bidaux qui fuirent ; mais ils furent de si près enchâssés des Allemands et des vilains du pays, qui les suivoient, à plançons et à bourlets, que peu en échappèrent qu’ils ne fussent morts et aterrés. Et y fut messire Jean de Frelai pris, et toute la proie rescousse et rendue aux hommes du pays, qui grand gré en sçurent aux Allemands. Depuis cette avenue s’en vinrent les chevaliers devant Tournay, où ils furent les bien venus.

  1. Sans doute la rivière de Marque.
  2. Chapelle et hameau à l’est de Saint-Amand. On trouve à très peu de distance un autre hameau appelé la Croisette, qui pourrait bien être le Crousage du texte.