Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 116-117).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXXXIV.


Comment aucuns Hainuyers, par l’ennortement de messire Waflart de la Croix, s’en allèrent escarmoucher en l’ost du roi de France, qui furent déconfits ; et comment le dit messire Waflart fut mort.


Assez tôt après ce que le roi de France s’en fut venu loger à ost au pont à Bovines, se mit une compagnie de Hainuyers sus, par l’ennort messire Waflart de la Croix, qui leur dit qu’il savoit tout le pays et connoissoit, et qu’il les meneroit en tel lieu sur l’ost de France où ils gagneroient. Si se partirent à son ennort, et pour faire aucun beau fait d’armes, une journée, environ six vingt compagnons chevaliers et écuyers, tout pour l’amour l’un de l’autre, et chevauchèrent devant le pont à Tressin ; et firent de messire Guillaume de Bailleul leur chef, et à sa bannière se devoient tous rallier. Cette même matinée chevauchoient les Liégeois, dont messire Robert de Bailleul, frère germain du dit messire Guillaume, étoit chef, de par les Liégeois ; car adonc il étoit, et faire le devoit, avec l’évêque de Liège. Si avoient les Liégeois passé le pont à Tressin et étoient épars en ces beaux plains entre Tressin et Baisieu[1], et étoient en fourrage pour leurs chevaux, et pour voir aussi s’ils trouveroient aucune aventure où ils pussent profiter. Les Hainuyers chevauchèrent cette matinée qu’ils ne trouvèrent aucun de rencontre, car il faisoit si grand’bruine qu’on ne pouvoit voir un demi bonnier[2] de terre loin, et passèrent le pont baudement et sans encontre, et messire Waflart de la Croix devant qui les menoit. Quand ils furent tout outre, ils ordonnèrent que Guillaume de Bailleul et sa bannière demeureroient au pont, et messire Waflart de la Croix, et messire Rasses de Monceaux, et messire Jean de Sorce et messire Jean de Wargni courroient devant. Si se départirent les coureurs, et chevauchèrent si avant qu’ils s’embatirent en l’ost du roi de Behaingne et de l’évêque de Liége, qui assez près du pont étoient. Et avoit la nuit fait le guet en l’ost du roi de Behaingne le sire de Rodemach ; et jà étoit sur son département, quand les coureurs hainuyers vinrent. Si leur saillirent au-devant hardiment quand ils les virent venir ; et aussi les Liégeois s’estourmirent et reboutèrent ces coureurs moult âprement ; et y eut là adonc moult bon poingnis, car Hainuyers vassalement s’éprouvèrent. Toutefois, pour revenir à leur bannière, ils se mirent devers le pont ; lors vissiez Liégeois et Lucemboursins après eux venir au pont. Là y eut grand’bataille ; et fut conseillé à messire Guillaume de Bailleul qu’il repassât le pont et sa bannière, car ils avoient encore de leurs compagnons outre. Si repassèrent Hainuyers au mieux qu’ils purent ; et y eut au passer mainte belle appertise d’armes faite, mainte prise, mainte rescousse. Et avint que messire Waflart de la Croix fut si coité[3] qu’il ne put repasser le pont. Si douta le péril et qu’il ne fut pris. Si s’avisa qu’il se sauveroit, et issit hors de la presse le mieux qu’il put, et prit un chemin qu’il connoissoit assez, et se vint bouter dedans un marais entre roseaux et crolières ; et se tint là un grand temps. Et les autres toujours se combattoient ; lesquels Liégeois et Lucemboursins avoient jà rué jus et abattu la bannière messire Guillaume de Bailleul. À ce coup vinrent ceux de la route messire Robert de Bailleul qui venoient de courir, et entendirent le hutin : si chevauchèrent cette part ; et fit passer messire Robert de Bailleul sa bannière devant, que un sien écuyer portoit qui s’appeloit Jacques de Fourvies, en écriant : « Moriaumez ! » Les Hainuyers qui jà étoient échauffés aperçurent la bannière de Moriaumez qui étoit toute droite : si cuidèrent que ce fût la leur où ils se devoient radresser ; car moult petite différence y avoit de l’une à l’autre, car les armes de Moriaumez sont barrées, contrebarrées à deux chevrons de gueules et sur le chevron messire Robert portoit une petite croisette d’or. Si ne l’avisèrent mie bien, et pour ce en furent déçus, et s’en vinrent de fait bouter dessous la bannière messire Robert ; et furent les Hainuyers fièrement reboutés et tous déconfits ; et y furent morts trois bons chevaliers de leur côté, messire Jean de Wargni, messire Gauthier de Pontelarche, messire Guillaume de Pipempois et plusieurs autres bons écuyers et hommes d’armes, dont ce fut dommage, et pris messire Jean de Sorce, messire Daniel de Saint-Blaise, messire Rasses de Monceaux, messire Louis de Juppaleu et plusieurs autres ; et retourna au mieux qu’il put messire Guillaume de Bailleul qui se sauva, quoiqu’il en perdit assez de ses gens.

D’autre part messire Waflart de la Croix qui s’étoit bouté et repu entre marais et roseaux, et se cuidoit là tenir jusques à la nuit, fut aperçu d’aucuns compagnons qui chevauchoient parmi ces marais et voloient de leurs oiseaux ; et étoient au seigneur de Saint-Venant. Si firent si grand’noise et si grand bruit que messire Waflart issit hors tout déconfit et se vint rendre à eux, qui le prirent et l’amenèrent en l’ost, et le délivrèrent à leur maître, qui le tint un jour tout entier en son logis ; et l’eut volontiers sauvé s’il l’eût pu, pour cause de pitié, car bien savoit qu’il étoit pris sur la tête. Mais il fut encusé ; car les nouvelles vinrent au roi de France de la besogne comment elle étoit allée, et de messire Waflart qui avoit été pris, où et comment : pourquoi le roi en voulut avoir la connoissance. Si lui fut rendu le dit messire Waflart, qui eut moult mal exploité et mal finé ; car le dit roi, pour complaire à ceux de Lille, pourtant qu’ils lui avoient rendu le comte de Salebrin et le comte de Suffolch, leur rendit messire Waflart de la Croix, qui grand temps les avoit guerroyés ; dont ceux de la ville furent moult joyeux, pourtant qu’il leur avoit été grand ennemi ; et le firent mourir en leur ville, ni oncques n’en voulurent prendre aucune rançon. Ainsi finit honteusement monseigneur Waflart de la Croix.

  1. Ces lieux, ainsi que Bouvines, sont situés entre Lille et Tournay
  2. Mesure de terre encore usitée aujourd’hui dans toute la Flandre.
  3. Serré de près, hâté.