Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre II

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Livre I. — Partie I. [1325]

CHAPITRE II.


Ci commence à parler du roi Édouard d’Angleterre et de l’opinion des Anglois.


Premièrement, pour mieux entrer en la matière de honorable et plaisante histoire du noble roi Édouard d’Angleterre qui fut couronné à Londres l’an de grâce mcccxxvi, le jour de Noël, au vivant du roi son père et de la roine sa mère, certaine chose est : que l’opinion des Anglois communément est telle, et on l’a souvent vu avenir en Angleterre puis le temps du gentil roi Artus[1], que, entre deux vaillans rois d’Angleterre, a toudis eu un moins suffisant de sens et de prouesse ; et assez apparent est par le roi Édouard dont je parlois maintenant. Car voir est que son tayon, qu’on appela le bon roi Édouard[2] fut moult vaillant, sage et hardi prud’homme, et entreprenant, et bien fortuné en fait de guerre ; et eut moult à faire contre les Escots[3], et les conquit trois fois ou quatre ; et ne purent oncques les Escots avoir victoire ni durée contre lui. Et quand il fut trépassé, son fils[4] de son premier mariage, qui fut père au gentil roi Édouard[5], fut couronné après lui, qui point ne le ressembla de sens ni de prouesse ; ainçois gouverna et maintint son royaume moult sauvagement par le conseil d’autrui ; dont puis il lui meschéy moult laidement, si comme vous pourrez ouïr ci-après, s’il vous plaît. Car assez tôt après ce qu’il fut couronné, le roi Robert Bruce[6], qui étoit roi d’Escosse, qui avoit tant et si souvent donné à faire au bon roi Édouard dessus dit qu’en tenoit pour moult preux, reconquit toute Escosse, et la bonne cité de Bervich avec[7], et ardit et gâta grand’partie du royaume d’Angleterre quatre journées ou cinq dedans le pays par deux fois, et déconfit celui roi et tous les barons d’Angleterre en un lieu en Escosse qu’on dit Esturmelin[8] par bataille rangée et arrêtée ; et dura la chasse de cette déconfiture par deux jours et par deux nuits ; et s’en affuit le roi d’Angleterre, à moult peu de ses gens, jusques à Londres ; mais pour ce que ce n’est mie de notre matière, je m’en tairai atant.

  1. Le fameux Arthur de ta table ronde, si célébré par les romanciers. Geoffroy de Montmouth a complètement défiguré la vie de ce petit souverain dans sa fabuleuse histoire. Les triades galloises le montrent ce qu’il était véritablement. Arthur, fils d’Uthur suivant les uns, de Meirig ap Tewdrig suivant les autres, vivait à la fin du cinquième et au commencement du sixième siècle. Il devint, en 510, souverain d’une des trente petites républiques substituées aux trente cités romaines dans la Grande-Bretagne. Ses possessions se trouvaient sur la côte méridionale de l’Angleterre, dans l’ancienne province des Silures, et à l’époque de l’invasion des Saxons, il paraît que, comme son père, il fut nommé, en 517, Pen-Teyrn (premier chef), dignité qui lui donnait une espèce de suprématie sur tous les autres chefs alliés. D’après Myrddhin, Taliesin, Llywarch-Hén et les autres bardes gallois, il fut constamment en guerre avec quelques chefs bretons d’un côté, et les envahisseurs saxons d’un autre. Après avoir été forcé de permettre au Saxon Cerdic, qui était débarqué d’abord en 495, de former enfin, en 530, un établissement fixe dans les comtés de Southampton et de Sommerset, qui composèrent depuis le royaume de Wessex (Saxe occidentale), Arthur périt obscurément, en 542, dans une guerre domestique contre son neveu Médrawd qui avait séduit sa femme Gwenhyfar. Blessé à mort dans une bataille qu’il livra contre Médrawd, à Caerleon, sur la côte de Cornouailles, il fut transporté par les soins de Morgan sa parente dans l’île de Glastonbury, dont elle était propriétaire. Sa mort resta longtemps secrète, par suite de l’état de division dans lequel se trouvait la Grande-Bretagne entière. Il fut aisé de faire croire au peuple opprimé par les Saxons, qu’Arthur n’avait été éloigné du monde que par un art magique, et que tôt ou tard il reviendrait pour faire triompher les Cymry (Gallois). Cette opinion, qui flattait l’orgueil d’une nation malheureuse, se soutint pendant plusieurs siècles, malgré la haine qu’Arthur paraît avoir inspirée par sa cruauté pendant sa vie. En 1189, époque où les romans avaient agrandi sa renommée, on fit dans l’abbaye de Glastonbury, des recherches pour découvrir son corps, et on trouva en effet ses restes dans un cercueil de chêne creusé, avec cette inscription, dont les caractères paraissaient être du temps d’Arthur : « Hic jacet sepultus inclytus rex Arthurus, in insulâ Avalloniâ. »
  2. Édouard Ier, de la maison d’Anjou-Plantagenet, surnommé aux longues jambes, fils d’Henri III et petit-fils de Jean-sans-Terre.
  3. Les Écossais.
  4. Édouard II, surnommé de Caernarvon.
  5. Édouard III.
  6. Roi d’Écosse sous le titre de Robert Ier. Il était fils de Robert Bruce, comte d’Anandale, et de Cleveland, et compétiteur de J. Baliol.
  7. La ville de Berwick conquise par Édouard Ier, dont les forces s’étaient réunies à celles du comte d’Anandale, père de Robert Ier, fut reprise plus tard par Robert Bruce, roi d’Écosse, son fils. Il y a dans le texte de Froissart inversion dans l’ordre des dates ; la prise de Berwick fut postérieure à celle de Stirling.
  8. Stirling. C’est près de cette ville que se livra, le 25 juin 1314, la bataille sanglante et décisive connue sous le nom de bataille de Bannock-Burn, du nom du ruisseau (Burn en écossais) qui coule en cet endroit. Cette bataille fut, comme je viens de le dire, antérieure à la reprise de Berwick.