Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXXIV

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Livre I. — Partie I. [1338]

CHAPITRE LXXIV.


Comment le roi d’Angleterre envoya le marquis de Juliers par-devers l’empereur pour avoir son accord ; et comment il fit le roi d’Angleterre son vicaire par tout l’Empire.


Longue chose seroit à raconter tous leurs conseils et toutes leurs paroles. Accordé fut entre eux à la parfin que le marquis de Juliers iroit parler à l’empereur : et iroient des chevaliers et des clercs le roi avec lui, et du conseil du duc de Guerles aussi, et feroient la besogne à la meilleure foi qu’ils pourroient. Mais le duc de Brabant n’y voulut point envoyer ; mais il prêta le châtel de Louvaing au roi, pour demeurer s’il lui plaisoit jusques à l’été ; car le roi leur avoit bien dit que nullement ne s’en retourneroit en Angleterre ; car honte et vergogne lui seroit, s’il retournoit sans avoir fait partie de son emprise, de quoi si grand’fame étoit, si la défaute n’en demeuroit en eux. Et leur dit le jeune roi qu’il manderoit sa femme, et tiendroient leur hôtel dedans le dit châtel de Louvain, puisque le duc son cousin lui avoit offert. Ainsi se départit ce parlement ; et créantèrent les uns en la présence des autres tous ces seigneurs, que jamais ils ne querroient nulle excusation ni détriement ; que, de la fête Saint Jean-Baptiste qui seroit l’an mil trois cent trente neuf en avant, ils seroient ennemis du roi de France, et seroit chacun appareillé ainsi que promis avoit. Chacun en ralla en son lieu : le marquis de Juliers se mut à toute sa compagnie pour aller devers l’empereur ; si le trouva à Florinberg[1].

Pourquoi ferois-je long compte de leurs paroles, ni de leurs requêtes ? Je ne les saurois raconter tout entièrement, car je n’y fus mie ; mais le dit marquis de Juliers parla si gracieusement à monseigneur Louis de Bavière, empereur de Rome pour le temps, qu’ils firent toutes leurs besognes et ce pourquoi ils étoient là allés ; et y rendit madame Marguerite de Hainaut sa femme, moult grand’peine. Et fut adonc fait marquis de Juliers, qui paravant étoit comte de Juliers, et le duc de Guerles qui étoit comte fait duc de Guerles[2] ; et impétrèrent ces augmentations de noms, ces gens qui là étoient. Et aussi l’empereur donna commission à quatre chevaliers et à deux clercs de droit, qui étoient de son conseil, et pouvoir de faire le roi d’Angleterre Édouard son vicaire par tout l’Empire[3] ; et lui donna grâce parquoi il put faire monnoie d’or et d’argent, de par lui et au nom de lui ; et commandement que chacun de ses sujets obéît à lui comme à son vicaire et comme à lui-même. Et de ce prirent les dessus dits, instrumens publics conformes et scellés suffisamment de l’empereur. Quand le dit marquis de Juliers eut fait toutes ses besognes, il et sa compagnie se mirent au retour.

  1. Florinberg, Mons S. Floræ, dans l’ancien évêché de Fulde : ce lieu, considérable alors, n’est plus aujourd’hui qu’un village.
  2. Il est inutile d’observer que ce fait n’est pas exact. Tous les monumens déposent que Guillaume VII, qui étoit comte de Juliers, fut fait alors marquis ou margrave, titre qu’il conserva jusqu’en 1356 que l’empereur Charles IV le fit duc.
  3. Froissart parait avoir été mal informé de la manière dont le vicariat de l’Empire fut conféré à Édouard. La plupart des historiens s’accordent à dire que l’empereur présida lui-même à cette cérémonie ; mais ils diffèrent sur le lieu où elle se fit : ce fut à Francfort, suivant Meyer et l’auteur anonyme de la Chronique de Flandre, qui en donne un long détail ; à Cologne, selon Walsingham, qui a été suivi par Jos. Barnes, Rapin Thoiras, et la plupart des historiens anglais. Mais Lewoldus à Northolf, Edmundus Dinteras, et plusieurs autres placent la scène à Coblentz, apud Confluenciam, et la fixent au mois de septembre 1338. Leur récit est confirmé par deux chartes émanées d’Édouard en sa qualité de vicaire de l’Empire, qui ont été découvertes par l’auteur d’une thèse soutenue à Strasbourg en 1778, ayant pour titre de vicariis imperii Romani Germ., speciatim de vicariatu German. inferior. Eduardo III commisso, etc. Dans l’une de ces chartes, datée d’Anvers le 20 novembre 1338, Édouard dit formellement que l’empereur l’a établi son vicaire, dans une assemblée solennelle tenue a cet effet à Coblentz ; l’autre, qui est datée de Malines, le 18 septembre de la même année, prouve qu’à cette époque Édouard était déjà revenu de Coblentz, et qu’ainsi la cérémonie en question avait dû se faire plusieurs jours auparavant. Rymer, quoiqu’on ne trouve dans son recueil aucun acte relatif au vicariat d’Édouard, nous fournit néanmoins des dates propres à confirmer l’authenticité des pièces dont on vient de parler. On y voit que ce prince avait constamment demeuré en Brabant depuis son débarquement, et qu’il était encore à Herentals le 20 août ; qu’il était à Coblentz le 6 septembre, et qu’il était revenu à Malines le 18 du même mois. C’est donc dans cet intervalle, c’est-à-dire vers les derniers jours d’août ou le commencement de septembre, qu’Édouard se rendit à Coblentz auprès de l’empereur et fut pourvu par lui personnellement du vicariat de l’Empire. Ainsi la plupart des historiens se sont trompés sur le lieu de l’entrevue ; et Froissart s’est trompé plus matériellement encore en supposant qu’il n’y en eut point et que l’empereur se contenta d’envoyer à Édouard la patente par laquelle il le créait son vicaire. Mais si Froissart a erré sur ce point, ce n’est pas une raison pour rejeter le reste de son récit, d’autant plus qu’il peut très bien se concilier, à cette circonstance près, avec celui d’Edmundus Dinterus et des autres historiens, et qu’il donne des détails assez vraisemblables. Il paraît en effet très naturel qu’Édouard, avant de se rendre auprès de l’empereur, se soit fait précéder par le marquis de Juliers et par quelques seigneurs anglais pour terminer les négociations commencées, convenir du lieu de l’entrevue, régler le cérémonial, etc. On peut supposer aussi, sans blesser la vraisemblance, qu’Édouard, pressé de retourner en Brabant, soit qu’il y fût rappelé par ses affaires, soit qu’il ne voulût pas faire un long séjour dans un lieu où il n’était que le second, partit sans avoir le diplôme, et que l’empereur le lui envoya par des chevaliers et des gens de loi, chargés de le publier solennellement dans une assemblée des seigneurs d’en deçà du Rhin, ainsi que Froissart le dira au chap. 76.