Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXXIII

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Livre I. — Partie I. [1338]

CHAPITRE LXXIII.


Comment les seigneurs de l’Empire dirent au roi qu’ils n’avoient point de cause de défier le roi de France sans le congé de l’empereur ; et qu’il veuille tant faire qu’il ait son accord.


Quand ces seigneurs de l’Empire furent assemblés, comme dessus est dit, en la ville de Halle, ils eurent grand parlement et long conseil ; car la besogne leur estraindoit durement. Ennuis poursuivoient leurs convenances, et ennuis en deffailloient pour leur honneur. Quand ils furent très longuement conseillés, ils répondirent d’un commun accord au roi anglois, et dirent ainsi : « Cher sire, nous nous sommes longuement conseillés, car votre besogne nous est assez pesante ; car nous ne voyons mie que, tout considéré, nous ayons point de cause de défier le roi de France à votre occasion, si vous ne pourchassez que vous ayez l’accord de l’empereur[1] et qu’il nous commande que nous défions le roi de France de par lui, car il aura bien droite occasion et vraie, par raison, si comme nous vous dirons ; et dont en avant ne demeurera nulle faute en nous que nous ne soyons appareillés de faire ce que promis vous avons, sans nulle excusation. La cause que l’empereur peut avoir de défier le roi de France est telle : il est certain que enconvenancé a été de long temps, scellé et juré, que le roi de France, quelconque soit, ne peut, ni ne doit tenir ni acquérir rien sur l’Empire ; et ce roi Philippe, qui à présent règne, a fait le contraire, contre son serment ; car il a acquis le châtel de Crevecœur en Cambrésis et le châtel de[2] Arleux en Pailluel, et plusieurs autres héritages en la comté de Cambrésis[3], qui est terre de l’Empire et haut fief, et relève de l’empereur ; et l’a attribué au royaume de France : parquoi le dit empereur a bien cause de le défier par nous qui sommes ses sujets. Si que nous vous prions et conseillons que vous y veuilliez mettre peine et pourchasser son accord pour notre paix et honneur ; et nous y mettrons peine avec vous à notre loyal pouvoir. »

Le roi anglois fut tout confus quand il ouït ce rapport, et bien lui sembla que ce fut un détriement ; et bien pensa que ce venoit de l’avis du duc de Brabant, son cousin, plus que des autres. Toutes voies il considéra assez qu’il n’en auroit autre chose et que le courroucer ne lui pouvoit rien valoir : si en fit le meilleur semblant comme il put, par emprunt, et leur dit : « Certes, seigneurs, quand je vins ci je n’étois mie avisé de ce point ; et si plutôt m’en fusse avisé, j’en eusse volontiers usé par votre conseil[4], et encore vueil faire. Si m’en aidez à conseiller, selon ce que je suis deçà la mer en étrange pays appassé ; et si y ai longuement séjourné et à grands frais, si m’en veuillicz donner bon conseil pour votre honneur et pour la moye[5] ; car sachez que, si je ai en ce cas aucun blâme, vous n’y pouvez avoir honneur. »

  1. Louis V, duc de Bavière.
  2. Plusieurs manuscrits et les imprimés disent mal Alues. Le véritable nom est Arleux, ancienne ville du Cambrésis, située sur le Senset, dans le canton appelé Pailluel, Puele, ou Peule, du mot latin pabula, à cause de ses pâturages, selon quelques étymologistes ; du mot populetum suivant d’autres, à cause des peupliers qu’on y trouvait en abondance.
  3. Philippe de Valois ne se borna pas à ces premières acquisitions ; il acquit encore en 1340, de Béatrix de Saint-Paul, la châtellenie de Cambrai, et se rendit maître de la ville : mais après la mort du roi Jean, les rois de France n’en furent plus que les protecteurs et se réservèrent, seulement la châtellenie, dont ils investissaient leur fils aîné.
  4. Il y avait déjà long-temps qu’Édouard avait commencé à traiter avec l’empereur.
  5. La mienne.