Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXXIX

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Livre I. — Partie I. [1338–1339]

CHAPITRE LXXIX.


Comment le roi d’Angleterre et ses alliés envoyèrent défier le roi de France ; et comment messire Gautier de Mauny cuida prendre Mortaigne, et comment il prit le châtel de Thun en Cambrésis.


Ces seigneurs d’Allemagne, à la semonce du roi anglois, le duc de Brabant et messire Jean de Hainaut vinrent à Malignes, et s’accordèrent communément, après tout plein de paroles, que le roi anglois pouvoit bien mouvoir à la quinzaine après ou environ et seroient adonc tous appareillés. Et pour tant que leur guerre fût plus belle ce que bien appartenoit à faire puis qu’ils vouloient guerroyer le roi de France, ils s’accordèrent à envoyer les défiances au roi Philippe : premièrement le roi Édouard d’Angleterre qui se fit chef de tous et de ceux de son royaume, ce fut raison ; aussi le duc de Guerles, le marquis de Juliers, messire Robert d’Artois[1], messire Jean de Hainaut le marquis de Misse[2] et d’Eurient, le marquis de Blanquebourch[3], le sire de Fauquemont, messire Arnoul de Blakehen, l’archevêque de Cologne, messire Galeran son frère, et tous les seigneurs de l’Empire qui chefs se faisoient avec le roi anglois. Si furent ces défiances faites, écrites et scellées de chacun, excepté du duc Jean de Brabant, qui encore s’excusa et ne se voulut mie adonc conjoindre en ces défiances, et dit qu’il feroit son fait à part lui à temps et à point. De ces défiances porter en France fut prié et chargé l’évêque de Lincolle, qui bien s’en acquitta ; car il les porta à Paris, et fit son message bien et à point, tant qu’il ne fut de nullui repris ni blâmé ; et lui fut délivré un sauf-conduit pour retourner arrière devers le roi son seigneur, qui se tenoit à Malignes.

Or veux-je parler de deux grands entreprises d’armes que messire Gautier de Mauny fit, la propre semaine que le roi de France fut défié. Sitôt qu’il put sentir et percevoir que le roi de France devoit ou pouvoit être défié, il pria et cueillit environ quarante lances de bons compagnons sûrs et hardis, et se partit de Brabant, et chevaucha tant, que de nuit que de jour, qu’ils vinrent en Hainaut, et se boutèrent dedans le bois de Blaton, et encore ne savoit nul quelle chose il vouloît faire : mais il s’en découvrit là à aucuns de ses plus secrets ; et leur dit qu’il avoit promis et voué en Angleterre, présens dames et seigneurs, que il seroit le premier qui entreroit en France et prendroit châtel ou forte ville, et y feroit aucune appertise d’armes. Si étoit son entente de chevaucher jusques à Mortaigne[4] et de sousprendre la ville qui se tient du royaume. Ceux à qui il s’en découvrit lui accordèrent liement. Adonc ressanglèrent-ils leurs chevaux et restreignirent leurs armures, et chevauchèrent tous serrés, et passèrent le bois de Blaton et de Briffeuil. Droit à un ajournement, et un petit devant soleil levant arrivèrent à Mortaigne. Si trouvèrent d’aventure le guichet ouvert. Adonc descendirent-ils, messire Gautier de Mauny tout premier, et aucuns de ses compagnons, et entrèrent en la porte tout coiment ; et établirent aucuns des leurs pour garder la porte, par quoi ils ne fussent souspris ; et puis s’en vinrent tout contre val la rue, messire Gautier de Mauny et son pennon devant, devers la grosse tour et les chaingles[5]. Si la cuidoient trouver aussi mal gardée ; mais ils faillirent en leur entente, car les portes et le guichet étoient fermés bien et étroitement ; aussi la guête de châtel ouït la frainte et l’aperçut de sa garde : si fut tout ébahi, et commença à sonner et à corner en sa buisine : « Trahis ! trahis ! » Si s’éveillèrent toutes gens et les soudoyés du châtel ; mais ne vuidèrent de leur fort. Quand messire Gautier de Mauny sentit les gens de Mortaigne émouvoir, il se retrait tout bellement devers la porte, mais il fit bouter le feu en la rue encontre le château, qui tantôt s’emprit et alluma ; et furent bien à cette matinée soixante maisons arses, et les gens de Mortaigne moult effrayés, car ils cuidoient être tous pris. Mais le sire de Mauny et ses gens se partirent de la ville et chevauchèrent ; arrière devers Condé, et passèrent là l’Escaut et la rivière de Haines ; et puis chevauchèrent le chemin de Valenciennes, et le côtièrent à la droite main, et vinrent à Denain, et rafraîchirent en l’abbaye, et puis passèrent outre Bouchain, et firent tant au châtelain de Bouchain que les portes leur furent ouvertes ; et passèrent là une rivière qui y queurt[6], qui se fiert en l’Escaut, et vient d’amont devers Arleux en Pailluele. Après ce, quand ils furent tout outre Bouchain et la rivière, ils s’envinrent à un fort châtel qui se tenoit de l’évêque de Cambray et de Cambrésis, et l’appele-t-on Thun-l’Évêque, et sied sur la rivière d’Escaut.

En ce château n’avoit adonc aucune garde suffisant, car le pays ne cuidoit point être en guerre. Si furent ceux de Thun soudainement surpris, et le châtel pris et conquis, et le châtelain et sa femme dedans ; et en fit le sire de Mauny une bonne garnison, et y ordonna à demeurer un sien frère chevalier qui s’appeloit messire Gille de Mauny que on dit Grignart, lequel fit depuis à ceux de Cambrésis et à la cité de Cambray plusieurs détourbiers ; et faisoit ses courses trois ou quatre fois la semaine jusques devant la bonne cité de Cambray ; et venoit escarmoucher jusqu’aux barrières, où il faisoit moult grandes et belles appertises d’armes, car le dit château de Thun siéd à une lieue près de la dite cité de Cambray.

Quand monseigneur Gautier de Mauny eut fait ses entreprises, ainsi comme je vous ai conté ci-devant, il s’en retourna atout grand profit, avec une partie de ses compagnons, car il en avoit laissé une partie avec monseigneur Grignart son frère, pour lui aider à garder Thun-l’Évêque, et fit tant qu’il vint en Brabant par devers le roi Édouard d’Angleterre, son seigneur, qu’il trouva à Malignes, qui le reçut et conjouit moult grandement, et lui rccorda une grande partie de ses chevauchées, et comment il avoit pris Thun-l’Évêque, et illuec mis et laissé son frère en garnison contre ceux de Cambray ; dont le roi anglois fut moult durement réjoui quand il l’eut ainsi ouï parler, et le tint à moult grand vasselage et grand’prouesse, comme vrai étoit.

  1. M. Lancelot a prétendu que Robert d’Artois n’était point alors auprès d’Édouard : il en donne pour preuve que ce prince était certainement en Angleterre le 7 janvier 1339, et qu’on l’y voit encore le 8 novembre de la même année. Mais comme le trajet entre la Flandre et l’Angleterre est peu considérable, et que Robert d’Artois eût pu le faire plusieurs fois durant cet intervalle, la raison alléguée par M. Lancelot ne paraît pas suffisante pour rejeter le récit de Froissart ou plutôt de Jean-le-Bel attaché à Jean de Hainaut, et qui était peut-être alors avec lui à la cour d’Édouard.
  2. Marquis de Meissen, appelé communément marquis ou margrave de Misnie. Ce margrave possédait, outre la Misnie, un autre pays assez considérable qui s’étendait jusqu’à la Saale, et qu’on appelait alors Oriens, ou Provincia Orientalis, Osterland en langue du pays, Eurient ou Orient en françois. De là vient le double titre de marquis de Misse et d’Eurient, c’est-à-dire marquis de Misnie et d’Orient, ou d’Osterland, que lui donne Froissart.
  3. Le marquis de Brandebourg (car c’est ainsi qu’il faut lire) était Louis de Bavière que l’empereur son père investit du margraviat de Brandebourg à la mort du dernier possesseur, qui n’avait point laissé de postérité.
  4. Petite ville du Tournésis, à l’embouchure de la Scarpe, dans l’Escaut.
  5. Murs d’enceinte.
  6. Cette rivière s’appelle le Senset.