Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXXX

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Livre I. — Partie I. [1339]

CHAPITRE LXXX.


Comment le roi de France se pourvut bien et grandement de gens d’armes et envoya grands garnisons au pays de Cambrésis ; et comment les Normands prirent Bantonne.


Vous avez bien ci-dessus oui recorder sur quel état les seigneurs de l’Empire se départirent du roi anglois, et du parlement qui fut à Malignes, et comment ils envoyèrent défier le roi de France. Sitôt que le roi Philippe se sentit défié du roi anglois et de tous ses alliés, il vit bien que c’étoit acertes, et qu’il auroit la guerre. Si se pourvut selon ce bien et grossement, et retint gens d’armes et soudoyers à tous côtés, et envoya grands garnisons en Cambrésis ; car il pensoit bien que de ce côté il auroit premièrement assaut. Et envoya messire le Galois de la Baume[1], un bon chevalier de Savoye, devers Cambray, et le fit capitaine, avec messire Thibaut de Moreuil et le seigneur de Roye ; et étoient bien, que Savoisiens que François, deux cents lances ; et envoya encore le dit roi Philippe saisir le comté de Ponthieu que le roi d’Angleterre avoit tenu par avant de par madame sa mère, et manda et pria aucuns seigneurs de l’Empire, tels comme le comte de Hainaut, le duc de Lorraine, le comte de Bar, l’évêque de Metz[2], l’évèque de Liége monseigneur Aoul de la Marche, que ils ne fissent nul mauvais pourchas contre lui ni à son royaume. Le plus de ces seigneurs lui mandèrent que ainsi ne feroient-ils. Et adonc le comte de Hainaut lui rescripvit moult courtoisement et lui signifia qu’il seroit appareillé à lui et à son royaume aider à défendre et garder contre tout homme ; mais si le roi anglois vouloit guerroyer en l’Empire, comme vicaire et lieutenant de l’empereur, il ne lui pouvoit refuser son pays ni son confort, car il tenoit en partie sa terre de l’empereur : si lui doit, ou à son vicaire, toute obéissance. De cette rescription se contenta le roi de France assez bien, et laissa passer légèrement, et n’en fit nul grand compte, car il se tenoit fort assez pour résister contre ses ennemis.

Si très tôt que messire Hue Kieret et ses compagnons qui se tenoient sur mer entendirent que les défiances étoient et la guerre ouverte entre France et Angleterre, ils vinrent un dimanche au matin au hâvre de Hantonne[3], entrementes que les gens étoient à messe ; et entrèrent les dits Normands et Gennevois en la ville, et la prirent, et la pillèrent, et robèrent tout entièrement, et y tuèrent moult de gens, et violèrent plusieurs femmes et pucelles, dont ce fut dommage, et chargèrent leurs nefs et leurs vaisseaux de grand pillage qu’ils trouvèrent en la ville, qui étoit pleine, drue et bien garnie, et puis rentrèrent en leurs nefs[4]. Et quand le flux de la mer fut revenu, ils se désancrèrent et cinglèrent à l’exploit du vent devers Normandie, et s’en vinrent rafraîchir à Dieppe ; et là départirent leur butin et leur pillage. Or nous retournerons au roi anglois qui se tenoit à Malignes et s’appareilloit fort pour venir devant la cité de Cambray.

  1. Étienne de La Baume, dit le Galois, grand maître des arbalétriers de France.
  2. Ademare de Monteil.
  3. Southampton.
  4. Ce n’était là qu’un léger témoignage du zèle qui animait alors les Normands. Ils désiraient avec tant d’ardeur porter la guerre en Angleterre, qu’ils envoyèrent, au commencement de cette année, proposer au roi d’en faire la conquête à leurs frais, s’il voulait mettre à leur tête leur duc son fils atné. Leurs députés furent admis à l’audience du roi au bois de Vincenncs, le 23 mars 1338 (1339), et leurs offres furent acceptées. Il fut convenu qu’ils fourniraient pour cette expédition quatre mille hommes d’armes et vingt mille hommes de pied, dont cinq mille arbalétriers, tous pris dans la province, excepté mille hommes d’armes que le duc pourrait choisir ailleurs et qui seraient néanmoins stipendiés par les Normands. Ils s’obligeaient à entretenir ces troupes à leurs dépens pendant dix semaines, et même quinze jours en sus, si lorsque le duc serait passé en Angleterre son conseil jugeait cette prolongation nécessaire ; mais ces douze semaines passées, si le duc ne licenciait point les troupes, elles devaient être à ses gages. Le roi s’obligeait de son côté à tenir sur mer une flotte assez considérable pour la sûreté du passage et du retour de l’armée, ainsi que du transport des vivres. Si l’expédition était différée à une autre année, le roi devait le leur notifier trois mois avant l’embarquement et déduire sur leur service de l’année les frais qu’auraient occasionés les préparatifs du passage. Les Normands s’obligeaient encore, en cas que le royaume fût attaqué par les ennemis, à marcher à sa défense avec le nombre de troupes susdit, pendant l’espace de huit semaines seulement, à condition toutefois que le roi ou leur duc serait à l’armée, et que durant l’année où la province ferait cette aide elle serait exempte de l’arrière-ban. « Si l’Angleterre est conquise, comme on l’espère, la couronne appartiendra dès lors au duc de Normandie et après lui à ses héritiers rois de France à perpétuité. Les terres et droits des Anglais nobles et roturiers séculiers appartiendront aux églises, barons, nobles et bonnes villes de Normandie ; et la portion des dites églises sera amortie par le roi jusqu’à vingt mille livres sterling de rente. Les biens appartenant au pape, à l’église de Rome et à celle d’Angleterre demeureront dans leur entier et ne seront point compris dans la conquête. Et comme le roi veut toujours agir de bonne foi avec ses amis et alliés, on restituera au roi d’Écosse et à ses sujets tout ce qui aura été usurpé sur eux par les Anglais. Si la paix se fait avant l’expédition en Angleterre, la Normandie conservera les privilèges qui lui ont été octroyés pour récompenser son zèle, à condition qu’elle fournira au roi, dans la première guerre qu’il aura à soutenir, deux mille hommes d’armes soudoyés pour douze semaines, déduction faite, comme ci-dessus, des frais qu’auraient pu causer les préparatifs de l’expédition : mais si la paix ne se fait qu’après la dite expédition, ou après que les troupes normandes auront servi un mois le roi par terre contre ses ennemis, la province ne sera plus tenue à fournir les dits deux mille hommes d’armes. » On peut voir sur cet accord le Recueil des traités entre les rois de France et d’Angleterre par Du Tillet et Robert d’Avesbury qui le rapporte tout entier d’après une copie qui fut trouvée à Caen, lorsque le roi d’Angleterre s’empara de cette ville en 1364.